Attention ! Blog triste
par Alain Lipietz

mercredi 21 juin 2006

Mon blog est bien muet depuis quelques jours. C’est que je n’ai pas trop la forme. D’abord, le cancer de ma compagne, Francine, ayant fait une petite rechute, il faut une nouvelle opération. Par ailleurs, le bombardement de lettres et de mails hostiles au jugement de Toulouse (favorable à mon père et à mon oncle, contre l’Etat et la Sncf pour leur contribution à la déportation), me révèle un état de la société française qui me déprime. Je dois répondre aux dures attaques dans la presse, écrire des articles pour Le Monde, Le Figaro, Vert, L’Humanité (ils sont mis en ligne au fur et à mesure de leur parution), répondre aux forums de ce blog, lettres et mails que je reçois.
Mais je fais quand même mon travail de député !

La semaine dernière, session à Strasbourg. La grande affaire fut le débat sur le 7e programme cadre de recherche, financé par l’Union européenne. Nos collaborateur–trices avaient bien travaillé et réussi à insuffler un peu de vert dans ce programme : recherche sur la santé environnementale, soutien aux logiciels libres, mises en commun des connaissances et soutien aux petites entreprises. Mais le programme reste fortement marqué par des orientations productivistes, y compris nucléaires. Sur la bioéthique, même les Verts ont du mal à se mettre d’accord. Toujours le problème de la recherche sur les cellules souches (cellules humaines non différenciées).

Cette fois, il n’est plus question heureusement de « clonage thérapeutique » : les communistes nous ayant rejoint sur ce point, la majorité hostile à cette technique, qui produit des embryons humains pour y faire des prélèvements et des expériences, est désormais solide. Je considère pour ma part que le clonage thérapeutique n’est qu’un paravent pour le développement du clonage reproductif autour desquels s’agitent d’énormes intérêts financiers.

Mais les débats sont vifs dans la zone grise : l’usage des « embryons surnuméraires », c’est à dire les ovules fécondés en surnombre, issus de la reproduction humaine médicalement assistée. Ces embryons surnuméraires, dont on ne sait que faire, ni quel statut leur donner, sont indéfiniment conservés et il n’y a pas énormément d’objections éthiques à leur usage thérapeutique. Mais la majorité des Verts considère que le plus simple est de travailler sur des cellules souches adultes. Les votes en plénière ne permettent pas de faire significativement évoluer les choses.

Tout de même, un amendement prétendant affecter une partie des fonds de la recherche sur les énergies renouvelables à la recherche sur la pile à hydrogène est rejeté, notamment à l’unanimité des Verts. Ouf ! Les mythes d’il y a quelques années, sur la pile à hydrogène comme « solution verte », ne font plus recette : tout le monde a compris que cette pile n’est en fait qu’un accumulateur qui stocke de l’énergie déjà produite. Cela peut être très utile, mais cela ne préjuge en rien de l’origine « renouvelable » de cette énergie, et ce peut-être surtout la solution idéale pour développer le nucléaire et faire rouler les voitures à l’électricité.

Dans le doute sur l’évaluation générale du 7e programme cadre, je m’abstiens. Le programme est adopté.

Cette semaine, je vote en zombie dans diverses commissions. Mais quand même je me déchaîne en Commission économique devant les louvoiements de la droite et des lib-dem contre la demande d’un instrument législatif en codécision garantissant les services publics (c’est ce que propose le rapport Rapkay, qui cherche à récupérer l’article 122 du TCE). La présidente Bérès me dit que ce fut la meilleure intervention que j’aie jamais faite ici. Même les députés de la droite allemande (enfin, ceux qui ne regardaient pas Allemagne-Equateur) remettaient leurs écouteurs pour comprendre ce que je disais (d’habitude ils les enlèvent…). Mais j’ai pas envie de vous raconter.

Bon, je reviens à ce qui me ronge, à part cette histoire de cancer : les réactions au procès de mon père. Le tombereau d’insultes et de menaces à connotation antisémite ne me touche pas intellectuellement, mais il m’use moralement, en ce qu’il révèle que, sous les belles proclamations associées au soixantième anniversaire de la libération des camps de la mort, la bête immonde, tapie dans le vieux fond, n’a probablement pas beaucoup reculé. Et beaucoup de ces mails sont signés !!

Beaucoup plus inquiétant est le développement d’une double ligne de défense contre le jugement de Toulouse, déjà évoquée sur ce site et dans mes articles. Elle s’appuie d’une part sur le discours « républicaniste » (le rejet de toute spécificité, présumée « communautariste », par rapport au citoyen français abstrait, blanc, masculin, chrétien déchristianisé). Et d’autre part sur le discours des mandarins de l’histoire contemporaine, selon lequel il faut maintenant laisser les historiens travailler car tout ça (la Collaboration) n’est pas encore bien clair. Ajoutez à cela les manœuvres du Pdg de la SNCF, Louis Gallois, qui cherche à souder, autour de la direction, la base cheminote contre de supposés juifs qui oseraient remettre en cause le dogme d’une SNCF unanimement résistante. Cela dit, le dossier de La Vie du Rail du 21 juin, censé orchestrer la manœuvre, reste plutôt bon, grace à Georges Ribeill et à l’histoire de Kurt. Kurt Schaechter, « l’homme qui a tout déclenché » avec sa maintenant fameuse facture, je suis allé le voir ce week-end. Il a des archives encore plus explosives… Qui osera exploiter ce fonds ?

Tout cela sent très mauvais. Le mythe de la France unanimement résistante, peut-être nécessaire à la fin des années 1940, mais utilement remis en cause autour des années 1970 par les cinéastes et les historiens, ne nous mène pas très loin. Qui n’est pas capable d’analyser clairement les erreurs du passé ne prépare nullement l’avenir. On peut même dire que l’incapacité de la France à vider l’abcès de la Collaboration a préparé tous les crimes de la 4e république (l’Algérie…) et l’incapacité de la 5e république à intégrer les composantes de sa population issues de son passé colonial. Voyez sur ce point l’excellent article de Cécile Wajsbrot dans Libération, « Nous sommes un pays perdu » que m’a rappelé le blog (excellent) de Mickael Marie.

Ce qui me fait littéralement mal au cœur, c’est qu’alors que les archives s’ouvrent et me font dresser les cheveux sur la tête, la dénégation fleurit toujours. Cette histoire de procès m’a plongé dans ce que mon père avait toujours cherché à m’éviter : la terrible humiliation de la victime qui n’est pas crue. Je me réveille avec une identité imposée par d’autres, qu’il ne m’avait jamais inculquée : juif enfant de déporté, moi qui jusqu’ici étais ex-catho, fils d’un athée bon vivant. Lorsque Paul Mingasson, secrétaire général de la SNCF, m’a dit tranquillement : « Mais vous êtes sûr que la SNCF n’a pas donné d’eau dans le wagon de votre père ? Vous dites que votre père ne vous a jamais raconté le train », j’ai senti le sol se dérober sous moi.

Que répondre à ça ? Oui, mon père n’aimait pas parler de cet horrible voyage, ne nous en a pas « tout » raconté. Mais de l’eau, une seule fois en plus de trente heures, et donnée à Limoges par la Croix Rouge, il nous l’avait dit… L’excellent reportage d’Envoyé spécial du jeudi 15 juin sur « l’affaire » commence avec une « rescapée », entrant intimidé dans un vieux wagon de la déportation. Elle dit tout de suite « Bien sûr, il n’y avait pas d’eau. Il fallait guetter la goutte qui se formait sous le toit, par condensation." On imagine les bagarres pour la goutte et pourquoi ils ne parlent pas des trains… Primo Levi raconte très bien, éthiquement et sociologiquement, "la goutte" dans Si c’est un homme et Les naufragés et les rescapés. Un vieux cheminot expliquera au cours de l’émission comment il arrosait au passage ces wagons surchauffés de déportés crevant de soif, avec les manches à eau pour le remplissage des locos à vapeur. Oui, il y avait la direction de la SNCF qui assoiffait les malheureux, et les cheminots dont la minuscule résistance fut parfois seulement de les rafraîchir. Une forme de lutte des classes.

En un instant, écoutant Paul Mingasson, j’ai compris pourquoi Primo Levi, le plus grand et le plus profond de tous les témoins de la déportation, avait fini par se suicider. Pourquoi la grande majorité des déportés s’est tue pendant des décennies. Ils savaient qu’au fond, ils ne seraient pas crus. Par la minuscule lucarne que m’ouvre ce procès de mon père et les critiques que nous recevons, j’entrevois le cauchemar qu’ils ont vécu, non seulement pendant leur déportation, mais après leur libération.

Bien entendu, derrière ce bloc de dénégation dont la direction SNCF est aujourd’hui le porte-drapeau (mais heureusement pas la CGT cheminote, qui sait très bien que sa résistance fut tout autant dirigée contre la direction collabo et vichyste que contre l’occupant), ce qui se joue, c’est la conservation d’une image immaculée de la France. Et « la SNCF, c’est Maman ! » Alors que cette année, nous vivons une sorte de dépression généralisée, dont la politique Chirac-Sarko et le ralliement d’une partie de la gauche et de l’extrême droite à la destruction de l’espoir européen sont des éléments déterminants, certes, mais pas les seuls. Une France qui n’aime pas les juifs, pas les étrangers, pas les femmes voilées, pas les prostituées, pas les jeunes, pas son voisin, même pas son équipe de football.

Heureusement, je reçois des lettres de soutien enthousiastes. On m’indique des blogs précieux, on me confie des archives, d’autres m’en demandent : « On cherche les réquisitions pour les autocars privés qui convoyaient les juifs, ceux du « Billet vert », au camps de Pithiviers ; on a déjà les factures. — Je crois que j’en ai ! ». Ma jeune assistante me demande :
- C’est quoi les déportés du Billet vert ?
— Les juifs étrangers, convoqués par un billet vert dans les commissariats français en 1941, un an avant la rafle du Vel d’Hiv. Ils les parquaient à Pithiviers et Beaune-la-Rolande. Il a fallu les évacuer directement sur Auschwitz pour faire de la place quand les Allemands ont décidé d’exterminer tous le juifs.
– Mais les Français ont mis les juifs dans des camps avant que les Allemands leur demandent ?
– Ben oui. Ensuite ils ont déportés aussi les enfants, alors que les Allemands ne le demandaient pas.

Voilà, on n’apprend plus ça. L’a-t-on jamais enseigné ?

Un brave homme, un chrétien, Denis Thimeau, m’envoie son bouquin, Une trilogie. Du Golgtha à la Shoah (éd. La pensée Universelle) avec une lettre « Attention ! ne banalisez pas la Shoah en échangeant cette douleur sans mesure contre de l’argent ! » Je lui prépare une lettre assez sèche, le renvoyant à ma FAQ. Le soir, à Strasbourg, je lis son livre d’une traite. Excellent, dirigé contre l’Eglise catholique qui, pour « récupérer » Auschwitz, a tenté d’y implanter un carmel et y a laissé une croix . Je corrige ma lettre le lendemain : « Ne plantez pas non plus votre croix dans le Golgotha des autres. Chacun s’exprime avec les symboles qu’il bricole. Pour mon père, demander un franc symbolique, ç’aurait voulu dire que sa douleur n’était que symbolique. L’argent c’est banal ? C’ETAIT des gens banals. Ils n’avaient pas demandé à devenir le Mystère philosophique du XXe siècle ».

Significativement, c’est de la presse étrangère et de mes collègues étrangers au Parlement européen que me viennent les plus vifs soutiens. L’ex-président du groupe PSE , Enrique Baron Crespo, m’offre un livre de reproductions de tableaux de sa compagne, Sofia Gandiras, Primo Levi, la memoria. Pour eux, la France reste quelque part un pays exemplaire, et les Latino-américains, comme les Espagnols, ont tout de suite compris l’usage interne qu’ils pouvaient faire de ce procès, pour entamer un réexamen de leur propre histoire, qu’ils ont amnistiée et amnésiée encore plus vite et plus profondément…



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