Le PE a bon cœur . Tiers secteur.
par Alain Lipietz

samedi 3 juin 2006

Les votes du jeudi 1er juin en mini-session du PE sont tout à fait caractéristiques de l’orientation actuelle du PE. L’inflexion à gauche de l’UDF au sein du groupe libéral-démocrate (ALDE) depuis la bataille du référendum, et la victoire de Prodi (membre de ce même groupe) à la tête de la gauche italienne, ont légèrement décalé vers la gauche l’ALDE. Parallèlement, les orientations anti-libérales des groupes d’extrême-droite se sont étendues à leurs conceptions économiques, qui se rapprochent de plus en plus des traditions populistes-nationalistes. Il en résulte assez curieusement une évolution, sinon plus à gauche, du moins « moins certainement neo-libérale » ou un peu plus sociale-libérale du PE. Mais il ne faut pas se faire d’illusions : il existe des noyaux durs sur lesquels on ne rigole pas, et où même le PSE vote avec la droite. Bref, le PE a bon cœur, mais faut pas trop exagérer.

De ce bon cœur, le vote d’aujourd’hui sur la Lituanie est évidemment le plus significatif. Le rapport Langen sur l’élargissement de la zone euro est sorti de la commission économique et monétaire lesté de mes amendements, qui implicitement recommandaient l’acceptation de la Lituanie, mais sans le dire explicitement. Il paraît que c’était le compromis entre le PS et le PPE. Evidemment, nos Lituaniennes ont déposé un amendement critiquant explicitement la Commission européenne pour son rejet de la Lituanie. Libéraux-démocrates et Verts ont aussitôt fait savoir, dans le débat de mercredi soir, qu’ils le voteraient. La GUE a annoncé qu’elle voterait l’amendement, mais s’abstiendrait sur l’ensemble du texte (puisqu’elle est contre l’euro !). Et voilà qu’au début des votes, contre toutes nos règles qui interdisent de ré-intervenir sur le débat quand les votes sont commencés, le rapporteur Langen demande la parole et annonce qu’à 23h, la veille, le parti socialiste européen a décidé de voter l’amendement sur la Lituanie, rompant ainsi le compromis PSE-PPE ! Langen s’imagine sans doute ainsi provoquer un regroupement de la droite contre la gauche.

Fatale erreur : l’amendement pro-Lituanie passe haut la main. Je note avec amertume que certains… Verts allemands votent contre ! Mais quand il faut passer au vote sur l’ensemble du texte, il est adopté quasi-unanimement, avec cinq voix contre : les communistes, les hyper-réalos Verts allemands et la plus grande partie du PPE ont donc voté pour la Lituanie contre la Commission. Malheureusement, cela n’aura sans doute pas beaucoup de poids en Conseil, sur le sort de la Lituanie.

Même vote « bien gentil » sur la situation en Palestineet la nécessité de négocier avec le Hamas pour que celui-ci reconnaisse Israël, et toute une série de votes de rapports sur la situation des femmes Roms dans l’UE, l’égalité des chances aux femmes en matière d’emploi, la réorientation des négociations de Doha vers la lutte contre la pauvreté, etc.

C’est quand on passe aux "choses sérieuses", c’est-à-dire les relations commerciales avec les Etats Unis, que ça se corse. En effet, toute la droite et presque tous les socialistes sont pour un accord de libre-échange avec les Etats-Unis. Il faut dire qu’actuellement l’Europe est beaucoup plus compétitive que les Etats-Unis, avec des excédents commerciaux énormes qui tirent la croissance européenne. Pour ralentir le creusement de leurs déficits abyssaux, les Etats-Unis ne peuvent opposer que des barrières commerciales de plus en plus voyantes. Les deux rapports qui nous sont présentés ce jour-là, l’un sur l’accord de partenariat transatlantique UE - Etats-Unis (qui ne fait que prolonger un accord déjà en cours), et le rapport sur les relations économiques UE - Etats-Unis (qui affirme de nouvelles ambitions), embrayent tous les deux sur l’intérêt européen à libéraliser totalement les échanges avec les Etats-Unis.

Seuls les Verts et les communistes sont contre, pas seulement parce que nous voulons protéger l’intérêt… des salariés américains contre les européens hyper-compétitifs, mais parce que nous savons bien qu’en soi un commerce incontrôlé est dangereux, notamment d’un point de vue écologique. Tous les amendements que nous déposons pour limiter ce dogmatisme libre échangiste sont balayés, y compris ceux qui rappellent la nécessité de respecter les accords de Kyoto et la biodiversité. Nous votons donc contre ces deux rapports (qui n’ont évidemment pas plus de valeur juridiques que les précédents).

Lot de consolation : un excellent rapport sur l’amélioration de l’efficacité énergétique (meilleure arme contre l’effet de serre) est, quant à lui, adopté.

Après le vote, je reprends le train pour Paris. Deux étudiantes de Sciences Po m’attendent à la gare du Nord. Elles travaillent avec Edmond Maire à France active et veulent m’interroger sur l’épargne salariale solidaire. J’essaie de leur expliquer le plus clairement possible à la fois les problèmes de l’épargne longue salariale (sa concurrence avec les cotisations retraite du régime général, mais aussi la possibilité d’un contrôle syndical sur l’usage de cette épargne), et la possibilité d’utiliser les fonds solidaires ainsi construits à l’investissement dans les activités du tiers secteur, ce qui pose le problème de la sélection et de la labellisation de celui-ci. Utile révision pour la journée du lendemain.

Vendredi, en effet, je file à Grenoble pour la table ronde de clôture d’une conférence sur l’économie sociale et solidaire à l’Institut d’études politiques. Cette conférence est organisée par le réseau inter-universitaire de l’ESS, sur le thème « ESS et Europe : quel avenir ? ».

Normalement, il s’agit des universitaires français les plus pointus à la fois sur l’ESS et sur l’Europe. Je dois dire (mais ce genre de constatation me remet périodiquement les pieds sur terre) qu’ils me semblent plus pointus sur l’ESS que sur l’Europe. Visiblement, ils n’ont pas tous compris la différence de niveau entre les trois textes en débat touchant à l’ESS :

- La directive Bolkestein sur les services, qui a franchi l’étape de la première lecture par les deux chambres, Parlement et Conseil, et qui malheureusement intègre, en l’état, l’ensemble des SIEG, à l’exception de certains « services sociaux », tels notamment « l’aide aux personnes et aux familles en difficulté ». A ce propos, Stany a écrit une note sur la récente prise de position du Conseil en première lecture, pas très différente de celle du Parlement, mais il y a encore une marge de jeu.

- Ensuite, le Livre blanc sur les services publics, actuellement en discussion au Parlement et qui n’est qu’un Livre blanc, mais qui justement prépare peut-être une directive spécifique (c’est ça l’enjeu de la bataille : récupérer l’article III-122 du TCE, perdu avec les Non français et hollandais).

- Enfin, la récente « communication » de la Commission sur les services sociaux qui, elle, est vraiment loin de toute valeur juridique.

J’essaie de leur expliquer que tout notre problème est de ménager, à l’intérieur du cadre juridique du marché unique, un espace reconnu pour les services publics englobant les services au public délivrés par l’économie sociale et solidaire, en particulier les services sociaux aux personnes... De ce point de vue, l’Europe peut être en avance sur la législation nationale (je leur rappelle, mais ils le savent, que c’est le Parlement européen qui a permis, dans la directive sur les marchés publics, de mettre la clause sociale au premier rang des appels d’offres, avant la clause de moins-disant financier). L’Europe peut surtout servir à faire connaître les meilleures pratiques, à apprendre de nos voisins.

C’est ce que je répète à une petite table ronde organisée après le colloque avec les acteurs sociaux de Grenoble, sur le thème « ESS et innovation sociale ».



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