Le Forum Social Européen de Londres
par Alain Lipietz

dimanche 17 octobre 2004

Semaine très londonienne !

Lundi et mardi, les Verts britanniques avaient organisé une petite levée de rideau au Forum Social Européen. Je suis intervenu dans le débat sur "Comment dompter les multinationales ?". Les divergences avec les Verts britanniques étaient éclatantes : eux répondent : « En recentrant l’économie sur les éco-régions. » Moi, évidemment d’accord pour renforcer des systèmes économiques localisés et relativement complets, j’insistais sur le fait qu’on ne pourra pas se passer de commerce inter-régional, inter-national, inter-continental, et qu’il faut donc des espaces politiques pour y imposer des lois et régulations conformes à l’intérêt des travailleurs, de la nature, des citoyens-nes.

Mercredi, retour à Bruxelles pour la rencontre avec Leyla Zana (voir mon Blog d’hier) et la petite session parlementaire. Dès jeudi soir nous sommes de retour à Londres pour le FSE proprement dit.

Londres, c’est très loin, c’est très cher. De toute façon, il n’y a pas en Grande Bretagne cette articulation entre révolutionnaires et réformistes qui fait le succès de "l’altermondialisme" à Porto-Alegre, en France ou en Italie. En Grande Bretagne, il n’y a presque rien entre Tony Blair et les anarchistes ou les trotskistes du SWP. Certes, il y a la gauche travailliste qui, avec Ken Livingston, contrôle l’Autorité du Grand Londres, et qui a pu mettre quelques locaux à la disposition du Forum social. Mais ce soutient provoque plus de chamailleries que d’harmonie au sein du FSE londonien.

On pouvait donc craindre le pire. Eh bien, ce FSE n’est pas si mal que ça. Bien sûr, à cause des prix et de la distance, il y a beaucoup moins de monde que d’habitude. Les jeunes altermondialistes qui débarquaient sacs au dos à Paris, à Florence ou à Evian y sont peu nombreux. La contrepartie positive, c’est que l’on a surtout affaire à des délégations, ce qui rééquilibre un peu le poids relatif des pays de l’est européen. Les Russes sont présents. Les Turcs sont omniprésents, presque obligatoires à la tribune des grandes plénières.

Il faut dire que le thème de la résistance à l’islamophobie occupe une grande place dans les débats. La défiance à l’égard des musulmans consécutive à la guerre d’Irak, la loi française contre le voile, les réticences à l’entrée de la Turquie dans l’Europe, sont mises dans le même sac et sont la cible de plusieurs plénières et ateliers. La loi française est particulièrement chahutée. La gauche "pro-loi anti-voile" française est totalement isolée en Europe, et particulièrement en Grande Bretagne, "mère" de la démocratie et de la liberté religieuse. Sur le chemin entre Waterloo Station et les lieux de la conférence, il est difficile de ne pas tomber sur une policière en foulard ou un policier en turban sikh.

Ces débats sont de haute qualité. Il y a bien sûr les vedettes connues en France, comme Tarik Ramadan, qui débat avec Pax Christi et une catholique militante anti-violence de l’Irlande du Nord sur la possibilité d’une théologie de la libération islamo-chrétienne. Tarik Ramadan est impressionnant de conviction et de précision. Il se joue de toutes les attaques, y compris sur l’homophobie. On l’accuse d’avoir un double langage, mais je dois admettre que celui qu’il tient en public et devant ses disciples (qu’il attire vers le FSE) est tout à fait acceptable et souvent convaincant. Or le vrai langage d’un prédicateur n’est rien d’autre que celui qu’il tient en public.

En l’écoutant, je perçois pourtant le fond de notre divergence. Il dit, à de nombreuses reprises et sous différentes formes :"il faut dégager les valeurs communes à partir de traditions culturelles et religieuses différentes". Ce qui laisse entendre que les valeurs fondamentales de l’humanité sont déjà quelque part présentes dans la gangue des religions révélées. Je ne partage pas ce point de vue. Je crois que les valeurs se construisent au cours de l’histoire de l’humanité à travers les luttes qui successivement ébranlent les anciennes certitudes et produisent de nouvelles valeurs plus riches et plus élevées. Parfois ces nouvelles valeurs ont pris la forme de religions nouvelles (comme les Dix Commandements de Moïse ou le Sermon sur la Montagne), parfois elles se sont exprimées contre les religions. L’affirmation de l’égalité des sexes, le respect pour le droit des femmes à disposer de leur corps et pour les préférences sexuelles de chacun, ne sont pas dans le champ commun des religions anciennes, mais sont des conquêtes contre ces religions.

Plus impressionnantes encore sont les militantes musulmanes britanniques, comme Selma Yaccob, ou la présentatrice vedette de la BBC pour les émissions musulmanes, Sarah Joseph (oui, elle s’appelle comme ça, elle s’est convertie à la fin de son adolescence). A une plénière elle n’hésite pas à citer le maître d’oeuvre intellectuel de la cathédrale de Chartes, Jean de Salisbury : "Quand il disait "nous sommes des nains perchés sur des épaules de géants", on ne peut nier qu’à son époque plusieurs des géants qui le portaient était des musulmans !"

Mais la grande affaire de ce FSE est la mobilisation contre la guerre. Cela a déçu plusieurs organisateurs des FSE précédents qui ont vu là un recul de la problématique sociale. Mais comment pouvait-il en être autrement ? Imaginons un FSE à Paris en 1917 ! Certes, les Anglais ne sont pas embarqués dans une grande guerre, mais leur participation à la guerre d’Irak fait quotidiennement, et depuis deux ans, l’essentiel de l’actualité. Ainsi, la demande américaine de déplacer deux bataillons britanniques de la zone relativement tranquille de Bassora vers les champs de bataille de Kerbala et du Triangle Sunnite, qui ne fait que quelques lignes dans les journaux français, occupe toute la première page des journaux britanniques pendant toute la durée du FSE.

D’ailleurs, souterrainement, le débat progresse sur les questions sociales. Ainsi, à la plénière sur le développement soutenable, les associations écologistes ont cédé leur place en tribune à Joël Decaillon, membre de la direction de la Confédération Européenne des Syndicats (et issu des rangs de la CGT française). Excellent coup. De même, les débats ont avancé entre syndicalistes et activistes de l’économie solidaire, rejoints pour la première fois par des mutualistes.

Certes la discussion piétine quand vient le moment de l’élaboration et de la décision politique, et c’est certainement la grande faiblesse de l’altermondialisme : l’incapacité de passer au politique, avec ce que cela implique, l’acceptation des règles de la démocratie représentative, et donc les nécessaires alliances et compromis.

Par exemple, lors d’un débat auquel je participais sur la libéralisation dans les services européens, une controverse s’est dessinée entre un représentant du syndicat SUD, qui s’opposait à ce que le Parlement européen (conformément à la future constitution, si elle est adoptée) vote une directive précisant les missions des services d’intérêt général et définissent leur condition de financement particulier, et Pierre Barge de la Ligue Européenne des Droits de l’Homme, qui était partisan d’une telle directive.

J’ai dû intervenir pour préciser qu’au Parlement toute la gauche européenne (Communistes, Socialistes, Verts) avait soutenu la demande de directive présentée par le rapport Herzog !



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