Ces soi-disant libéraux...
par Alain Lipietz

vendredi 7 avril 2006

Comme je le craignais, cette semaine a d’abord été marquée par notre lourde défaite, en plénière, sur mon rapport sur politique de la Concurrence. Le texte ayant été complètement édulcoré en Commission économique et monétaire, les Verts ont tenté de réintroduire par amendements, avec votes nominaux, trois décisions concrètes :

- soutien au combat de la Commission européenne contre l’abus de position dominante de Microsoft,

- critique des subventions accordées par Charleroi à Ryanair,

- demande d’une commission d’enquête sur [l’affaire Rhodia-art1696].

Intéressé par cette bataille, l’hebdo du Parlement européen, Parliament Magazine, m’avait offert une double page pour m’expliquer.

Le lundi soir, dans l’hémicycle, comme toujours au moment du débat, il n’y a qu’une poignée de députés. Cela choque souvent les visiteurs, mais il faut comprendre que la barrière de la langue fait que, à partir du dépôt des amendements en commissions, la procédure du Parlement est écrite. Le débat n’a presque aucune influence sur les votes : les amendements sont déposés et ne pourront être modifiés, les listes de votes des groupes sont déjà faites. En 6 ans, je n’ai qu’une fois fait changer d’avis un groupe au moment du débat.

7 ou 8 députés prennent la parole sur le rapport, dont 2 députés du PPE. L’un critique le protectionnisme américain, l’autre, Chris Heaton-Harris se plaint de la méchanceté de la Commission européenne envers la pauvre entreprise Microsoft. Même intervention de la libérale-démocrate Sharon Bowles : « Les noises que la Commission cherche à Microsoft nuisent au climat des affaires en Europe » ! Je savais que non seulement les lobbies étaient très actifs auprès des députés, mais aussi que certains députés se faisaient eux-mêmes les lobbyistes d’entreprises privées. C’est très impressionnant, presque impudique, de voir un député faire son lobbying en plénière face à la Commission.

Personne ne parle de l’affaire Rhodia ni de l’affaire Ryanair. J’apprendrai, mais trop tard, que Ryanair a fait justement la semaine dernière une promotion pour ses vols de la Grande-Bretagne vers Charleroi. Prix : moins 1 euro ! C’est-à-dire que Ryanair donne un euro à ceux qui veulent prendre l’avion, de façon à justifier les subventions qu’elle reçoit de cette ville. Nous sommes bien rentrés dans la logique où c’est le contribuable et non le passager qui paye les billets d’avion low-cost.

Vote le lendemain : ces trois amendements sont balayés. Avant le vote final, j’annonce le retrait de mon nom de mon rapport et j’appelle à voter contre. Les Verts et les communistes ont fait bloc, ainsi que les socialistes français. L’extrême droite (lepéniste et villiériste) a voté pour les amendements Rhodia et Microsoft, mais pas contre Ryanair. La très grande majorité des soi-disant partisans d’une « concurrence non faussée » (ni par les ententes ni par les monopoles) a refusé de voter ces amendements. Les Verts se fendent d’un communiqué vengeur contre « la sainte alliance en faveur de la concurrence faussée ».

Mardi, c’est à nouveau journée de grande manif : aussi puissante que les précédentes. Malheureusement nous avons en face une équipe (Chirac, Villepin, Sarko) qui n’est plus rationnelle, ou plutôt ne s’occupe plus que de leur duel à 3 (genre Le bon, la brute et le truand, mais qui est « le bon » ?), ce qui rend très difficiles aussi bien la stratégie de conflit que la stratégie de négociation !

Ce même jour, Libé n’est pas distribué, pour raison de grève, sans doute. Dommage, il sort notre article à propos de l’amnistie en Algérie. Même problématique que sur la Colombie (ou la Corse !) : pas d’amnistie qui soit une impunité, une obligation d’amnésie.

Mercredi, debriefing de la nouvelle mouture de la Bolkestein présentée par la commission, et préparation de la bataille sur le Livre Blanc sur les services publics (qui se livrera dans les commissions en avril)

En revanche, jeudi, excellent rapport du Parlement européen à propos de la crise des boat-people sur Malte. Je m’y étais rendu avec les Verts maltais il y a quelques mois. Une délégation du Parlement européen vient de visiter les camps maintenant surpeuplés et, complètement bouleversée, a produit cet excellent rapport qui va jusqu’à exiger (à la demande des représentants du PPE !) la fin de la convention de Dublin qui fait obligation à l’immigrant de rester dans le pays où il est entré (ce qui est aberrant pour Malte, timbre poste contrôlant un quart de la Méditerranée).

Dès les votes terminés, je cours à l’aéroport pour rentrer « chez moi » et participer à un débat avec Michel Husson à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan. Elèves, enseignants, chercheurs et salariés, presque tous fonctionnaires, ont pris l’initiative d’une journée de débats sur le CPE qui ne les concerne guère… J’explique comment le CPE s’inscrit dans le choix de la « flexibilisation » qui est celui de la France depuis 20 ans de « post-fordisme », par opposition à la Scandinavie (« l’implication socialement négociée »). Je concède que la période de la Majorité plurielle avait marqué un « contre-courant » à cette flexibilisation, mais sans contrepartie ni même débat sur l’implication négociée. Les élèves me demandent si le modèle scandinave est généralisable. Je leur explique que paradoxalement il est difficilement généralisable à un pays de 60 millions d’habitants en concurrence avec les autres, mais plus facilement à un ensemble autocentré de 460 millions d’habitants qui adopterait de manière coordonnée les mêmes compromis sociaux.

Après le débat, deux jeunes élèves viennent me dire : « Mais pour cela il faudrait une Europe fédérale, or elle vient d’être rejetée. Croyez vous que ce soit possible de la relancer ? ». Je leur réponds : « De mon vivant, je veux dire d’ici la fin de ma carrière politique, non, c’est fichu. Ce sera donc à vous de le faire. C’est terrible à dire, mais sur toutes les luttes depuis le début de l’année, le TCE tranchait dans le sens des manifestants ». Elles me répondent « Vous prêchez des convaincues… »

Je regagne le RER, songeant tristement à cette génération que le Non vient de faire reculer de tant d’années, alors qu’ils-elles étaient prêtes à aller si loin de l’avant.



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