Exil bruxellois par temps de crise
par Alain Lipietz

vendredi 31 mars 2006

À nouveau une semaine calme, à Bruxelles, alors que la France s’enflamme dans une bataille décisive.

Lundi et mardi matin, j’accueille au Parlement le DESS « Administration de la politique » dirigé par Bastien François, où s’est inscrite la fée Perline. Il s’agit d’une formation pour les assistant-e-s, attachés, collaborateurs parlementaires (à tous niveaux géographiques), mais il est si bon qu’un député national, trouvant l’enseignement intéressant, s’y est inscrit également ! Occasion de revenir sur les débats du TCE.

Je reçois Celinda Sosa, Ministre de la production et des petites entreprises de la Bolivie. C’est la première ministre d’Evo Morales que je rencontre. Une femme décidée et très compétente, qui nous fait un discours à la fois politique et concret. Je retiens de ce discours, où filtrent quelques demandes :

- Que sur l’éducation et la santé, la politique du MAS bolivien semble plus proche de celle de la gauche colombienne que de celle de la gauche vénézuélienne : elle veut mettre en place un système public d’éducation et de santé. D’où la très forte réduction de salaire que s’est imposée Evo Morales et qu’il a imposée aux autres politiques afin de financer des postes d’instituteurs. Par contraste, Chavez utilise l’argent du pétrole pour envoyer des médecins et des instituteurs cubains en mission dans les bidonvilles de Caracas.

- Qu’en revanche, s’agissant de l’économie, elle est tout à fait pour le développement des banques populaires et du micro-crédit, et pour la diffusion de la technologie dans les toutes petites entreprises du secteur formel et informel.

Elle est très ferme sur sa politique de coopération : « Nous disons Non à la coopération si elle ne nous respecte pas. Nous voulons un développement soutenable. nous ne voulons pas faire travailler les femmes pour rien ».

Sur ces trois points, je réponds que nous (les Verts, la Commission et sa délégation sur place, la délégation du PE pour la Communauté andine, le Parlement, et même le Conseil) sommes tout à fait sur la même longueur d’onde, et j’aborde la question délicate du pétrole et de l’eau, rappelant qu’après tout, la Suez, qui s’est fait sinistrement connaître en Bolivie comme Aguas de Illimani, gère aussi l’eau à La Havane, en « pays socialiste », à la satisfaction générale. Je soulève aussi la question de la Communauté andine, dont la Bolivie doit prendre la présidence après le Venezuela, au second semestre, et de l’ouverture prochaine des négociations pour un accord d’association avec l’UE.

Elle me répond subtilement : « On veut des accords de commerce, y compris avec les USA, mais pas des accords de libre commerce. Quant à la Communauté andine, on va en prendre la présidence en état de coma. » Là encore, je ne suis pas très surpris par cette peu diplomatique allusion à la manière dont le Venezuela gère, ou plutôt boycotte, sa propre présidence…

Je reçois également WSP (War-torn Societies Project : Projet pour les sociétés ravagées par la guerre, une ONG d’aide à la gestion des situations post-conflits. Ils sont très actifs au Guatemala et sur les autres continents, en liaison avec l’ONU, en n’employant que des Guatémaltèques. Désireux de se mettre au travail dans le monde andin, ils attendent de moi un panorama de la situation dans les différents pays, et des possibilités de travailler avec l’UE.

Tout le mardi, je reçois des appels téléphoniques de mes ami-e-s de toute la France qui me décrivent les formidables manifestations contre le CPE. Je ronge mon frein, mais je suis bien obligé de faire mon boulot à Bruxelles ! Mercredi soir, n’y tenant plus, je rentre à Paris, séchant le débat Cohn Bendit - Tarek Ramadan. Des débats avec Tarek Ramadan, j’en ai fait deux ces dernières années, le premier à l’Unesco, organisé par Le Monde diplomatique. Ces débats m’ont convaincu que Tarek était quelqu’un de tout à fait fréquentable. L’accusation de double discours me paraît bien douteuse. D’une part, le discours qu’il tient en français ou en anglais devant son public de fans en foulard me paraît tout à fait correct. Or, le vrai discours d’un prédicateur, c’est celui qu’il tient en public. Certes, il tient aussi des discours en arabe, mais l’avalanche de livres et d’articles prétendant traquer le double langage n’a jamais réussi à exhiber une seule phrase corroborant réellement les thèses antisémites, antiféministes ou homophobes qu’on lui prête.

J’ai des désaccords avec Tarek Ramadan, les mêmes que ceux que j’ai pu avoir jadis avec les théologiens de la libération. Il tend à considérer que toute les valeurs viennent de la religion, à la rigueur de la synthèse des trois religions du Livre, alors que je considère que les valeurs se construisent historiquement et deviennent universelles à travers les mouvements sociaux qui ont successivement affirmé l’autonomie des individus, l’exigence de justice sociale, le droit des femmes sur leur corps, le respect des préférences sexuelles et n’ont guère pu compter sur l’aide des Eglises (enfin, pas de toutes, pas toujours, pas sur tout).

A Paris, on attend la décision du Conseil constitutionnel. Elle fini par tomber : rien à dire, constitutionnellement, contre le CPE. On s’en doutait : le Conseil constitutionnel n’avait rien dit contre le CNE (contrat nouvelle embauche). Or, toutes les critiques qu’on fait au CPE peuvent s’adresser au CNE : l’un et l’autre placent les salariés dans des conditions légales discriminatoires selon leur âge ou la taille de l’entreprise qui les embauche, l’un et l’autre ignorent les conventions de l’Organisation internationale du travail sur l’obligation de motiver les licenciements et de ne pas pousser les périodes d’essai au delà du « raisonnable ». Mais, comme on nous en avait prévenus, le Conseil constitutionnel (contrairement au Conseil d’Etat) ne vérifie pas la cohérence des lois françaises avec la légalité internationale, en dehors des traités européens qui pèsent sur l’organisation des pouvoirs publics.

Je ne voudrais surtout pas paraître me répéter ;-) mais, contrairement à la Constitution française, le Traité constitutionnel européen faisait, lui, explicitement référence à ces conventions internationales, par exemple à la Charte européenne des droits sociaux, et donc à cette obligation de motiver les licenciements. J’avais expliqué à l’époque que certes, le socle de droits constitutionnellement garantis par le TCE était inférieur au stock de droits législatifs déjà acquis en France, mais que les choses pourraient très vite changer…

Mais, au-delà du droit, la décision du Conseil constitutionnel, largement dominé par des proches de Chirac, signifie surtout que Chirac et de Villepin veulent continuer de l’avant. C’est un pari extrêmement risqué mais qui peut gagner : c’est bien ainsi que Reagan a cassé le mouvement syndical américain sur une seule lutte (celle des contrôleurs du ciel) et Thatcher également (contre la grève des mineurs). Les syndicats, tout à fait conscients du rapport de forces qui leur était défavorable, avaient refusé le combat frontal en 2003 à propos des retraites. Cette fois-ci, ils semblent avoir tous fait le choix de faire bloc, avec le mouvement de la jeunesse, pour sauver le droit du travail. Même les usuals suspects de traîtrise attendus par le pouvoir (la CFDT…) restent jusqu’à présent loyaux. Pourvu qu’ils tiennent !

Vendredi, interview sur France culture avec Geneviève Fraisse, pour son émission L’Europe des idées. Thème : L’élargissement et l’approfondissement. Il s’agit d’une discussion à bâtons rompus à partir du récent vote du Parlement européen et de mon blog le commentant. Hors micro, Geneviève, qui était députée féministe rattachée à la GUE dans la précédente mandature, me raconte sa transition de retour à la « vie civile ». Elle me dit qu’elle rêve encore de gares, de trains, d’aéroports, et reste obsédée par la montre…

Une journaliste du site web de Radio France profite de mon passage à la Maison de la Radio pour m’interviewer longuement sur l’écologie politique. Le site prépare un dossier « spécial Ecologie » pour dans 15 jours, la semaine concluant la marche contre l’EPR des 14 et 15 avril.

Et le soir je m’installe devant la télé pour écouter Chirac. Ça commence bien : sur mon poste, sa voix est dédoublée sur France 2. Je passe sur TF1 : pareil. Métaphore de sa schizophrénie ? Sur la forme, il nous explique que, la loi étant votée, et constitutionnellement, on ne peut pas la retirer (il a pourtant le droit constitutionnel de demander une seconde lecture. S’il avait normalement fait voter la loi, au lieu de passer par le 49-3, tout cela serait-il arrivé ?). Et d’ailleurs il considère que le CPE est une bonne mesure. Donc il va la promulguer. Puis il nous assure qu’il en fera aussitôt voter une autre qui la videra de substance et qu’en attendant il fera en sorte qu’elle ne soit pas appliquée !! Ah tiens, le Président de la République a les moyens d’empêcher un patron d’appliquer une loi en vigueur ??

Puis, sur le fond , il nous explique que la future loi ramènera le contrat de deux à un an (je croyais que le CPE était un CDI avec une période de deux ans à l’essai sans indemnité de précarité ?) puis qu’il supprimerait (même pendant cette année-là, donc ?) la faculté de licencier sans motif . Alors ? Annulation complète du CPE ? Capitulation ou manœuvre dilatoire ?

À force de cultiver l’hypocrisie tous-terrains, Jacques Chirac est maintenant dans la situation inextricable de l’homme qui en a trop fait et que plus personne ne croit. Tous les acteurs sociaux, aussitôt interviewés, rejettent ses promesses presque avec mépris…



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