L’autocritique clandestine des Non de gauche
par Alain Lipietz

vendredi 10 mars 2006

De mon lieu de vacances, j’ai d’abord rédigé mes blogs des 19, 21,23 et 25 février sur ma mission en Colombie (ne vous attendez pas à ce que mes compte-rendus soient à chaque fois aussi détaillés !), j’ai avancé dans mon Mallarmé, j’ai travaillé sur le procès hérité de mon père, et j’ai suivi le forum de ce blog.

En fait je suis plaignant dans deux procès en cours. D’une part, contre un individu qui s’est amusé à m’envoyer une balle dans une enveloppe, avec la mention « La prochaine n’arrivera pas par la poste ». Les policiers l’ont trouvé : c’est un vieux juif qui prétendait ainsi punir ceux qui se battent pour une paix juste au Proche orient. On a trouvé chez lui tout un arsenal, mais comme, paraît-il, il est fou, on l’a laissé en liberté… Logique (je suis contre la détention préventive, hein !! Le problème c’est que je n’ai pas officiellement le droit de voir sa photo.). Le procès approche.

Ensuite, je suis plaignant, à titre d’héritier, d’un procès engagé par mon père, en tribunal administratif : contre l’Etat français et la SNCF, pour complicité dans sa déportation comme juif par les nazis. Or l’Etat nous oppose une loi de 1831 selon laquelle toute dette de l’Etat est prescrite au bout de 4 ans, et la SNCF nous oppose qu’elle n’est qu’une entreprise commerciale, ne relevant pas du tribunal administratif (elle a en effet facturé les transports en déportation au tarif 3e classe, alors même que les voyages se firent dans des wagons à bestiaux surpeuplés, sans latrines). Avec mon beau-frère, avocat, qui plaidera devant le TA de Toulouse (mon père avait été arrêté à Pau en 1944), nous recherchons sur le net comment contrer ces deux objections.

Pour l’Etat, bien sûr, il y a l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité, encore faut-il faire préciser qu’elle est aussi valable au civil. Pour la SNCF, je reconstitue sur le net l’histoire de la plainte équivalente, menée aux Etats-Unis (au nom de la « compétence universelle ») par un groupe de rescapés. Mais cette compétence universelle y est limitée par l’Acte d’Immunité Souveraine de 1976, qui exclut les pouvoirs publics des pays étrangers. Là, la SNCF fait donc valoir qu’elle est un service public appartenant à l’Etat et que par conséquent, elle bénéficie de l’immunité des Etats souverains ! Les traducteurs de l’Union européenne ont bien fait, à la page 23 du Livre blanc sur les services publics, de pointer cette ambiguïté à la française et d’introduire le concept de SIEG... Ce qui m’amène aux débats en cours sur les forums de mon blog.

Sur un des forums, la discussion bat son plein à propos de l’affaire des caricatures : ayant donné ma position, je laisse les lecteurs-trices se débrouiller entre eux-elles. En revanche, je suis avec stupéfaction le débat sur le ralliement de la gauche du Non à l’article 122 du TCE (le fameux article constitutionnalisant le devoir des Etats de fournir et financer les services publics, et l’obligation de fixer leur statut par une loi spécifique, donc les mettant à l’abri de la Bolkestein).

Dans mon article de Politis, en janvier dernier, j’avais cité cette constitutionnalisation de la défense des services publics comme un des article justifiant le Oui. Bernard Langlois, dans le numéro suivant, m’avait répondu : « Tu parles, Charles ! » Mais je notais avec intérêt sur un autre forum de mon blog le ralliement progressif d’Attac, sans doute au contact du Forum social européen, à la reprise de cet article, ou du moins de son contenu. On se souvient de l’argument passablement grotesque au nom duquel Pierre Khalfa, dirigeant de SUD et d’ATTAC, avait soutenu que l’article 122 constituait un “recul” par rapport à l’actuel article 16, dont il a obtenu, grâce à la victoire du Non, le maintien !!

Sur un troisième forum de mon blog apparaît une information nouvelle : les communistes européens ont utilisé le texte de cet article 122 comme justificatif de leur défense des services publics et contre leur inclusion dans la directive Services ! Voir le débat très intéressant suscité sur le site de Libération par cette information.

Ce ralliement aussi tardif que clandestin, recoupant les votes inespérés de Francis Wurtz dans la bataille sur la Bolkestein (qui contredisent son discours public “la Bolkestein n’est pas amendable”) me fait sourire amèrement. D’abord, le centre droit, qui avait accepté cet article comme une concession à la gauche européenne, trop content de le voir refusé par une partie de la gauche française, n’est plus prêt à le revoter. Un compromis refusé est un compromis perdu. Ce sera dur de faire remettre l’article 122 tel quel le jour où se rouvrira le débat sur la Constitution !

Plus grave encore : le fait même que cette autocritique reste clandestine. Tout se passe comme si les dirigeants de la gauche du Non, sachant très bien qu’ils ont entraîné dans une impasse leur propre base en l’appelant à voter Non, et découvrant jour après jour les conséquences désastreuses de ce choix (la confirmation d’une constitution ultra-libérale, celle de Maastricht et de Nice), ne savent plus comment s’en tirer. Du coup, l’affaire du Non devient un véritable cadavre dans le placard de la gauche, cadavre qui, tant qu’on n’osera pas en reparler, bloque toute nouvelle avancée collective.

C’est une tragédie européenne, et pour moi une tragédie personnelle, l’échec de ma vie politique et l’échec de ma vie de chercheur, que d’avoir vu ces dirigeants de la gauche appeler leur base à choisir, des deux textes en compétition le 29 mai 2005, celui qui était le plus libéral. Je dis “le plus” car, bien sûr dans un referendum le choix est limité :-( et donc relatif. On peut imaginer pour l’Europe une constitution encore plus libérale que Maastricht-Nice (quoique on se rapproche là de l’idéal-type de l’Angleterre de Disraeli), on peut se battre pour une constitution nettement plus fédéraliste et sociale que le TCE (et justement le TCE ouvrait la voie à un mode de révision beaucoup plus souple que le traité de Nice). Mais après 20 ans de combats contre la dérive libérale de l’UE, des bouquins, des dizaines d’articles, voir une partie substantielle des dirigeants et intellectuels de la gauche française choisir l’ultra-libéralisme, ça fait mal au coeur.

Sans vouloir opposer la base innocente aux vilaines directions, il faut toujours garder en mémoire que la motivation des uns et des autres n’a pas été la même. J’ai pu le constater pendant plus de six mois de campagne : la base du Non était d’abord et avant tout braquée contre l’Europe qu’elle connaissait, l’Europe ultra-libérale de Maastricht et de Nice. En finir avec cette Europe-là, telle était, pour le peuple du Non, la motivation fondamentale ! Au contraire, les dirigeants savaient pertinemment qu’en votant Non, on ne faisait que pérenniser cette Europe de Maastricht et de Nice, contre les avancées du TCE, sociales (le 122, etc), démocratiques (les dépenses budgetaires et donc la politique agricole passant intégralement sous le contrôle du Parlement, etc), écologistes (les principes de précaution et pollueur-payeur constitutionnalisés, etc), féministes (la criminalisation de l’exploitation sexuelle des femmes, etc).

Certains de ces dirigeants ont défendu courageusement leur choix de Maastricht-Nice par nationalisme (Chevènement). D’autres cachaient leurs motivations : le même nationalisme et leur hostilité de toujours à la construction européenne (le PCF), ne pas améliorer le capitalisme (les trotskistes), ou tout simplement... leurs options fondamentalement libérales, qui leur avaient fait négocier, signer, défendre et voter Maastricht et Nice (les Fabiusiens et autres socialistes nonistes). Ceux-là, pour parvenir à leurs fins, ont dû « faire semblant » d’être européens, et donc « tordre » le sens du texte pour convaincre leurs électeurs habituels, tentés par une meilleure Europe, de voter Non. Voyant ça, voyant que ce mensonge « marchait », beaucoup de dirigeants politiques choisirent le Non par pur opportunisme, volonté de caresser l’électeur dans le sens du poil, se constituer à bon marché un petit pactole électoral, sans avoir à faire l’effort épuisant d’expliquer que si l’on voulait dépasser Maastricht et Nice, il fallait oser le Oui et pas le Non.

Presque tous ces dirigeants ont réagi d’abord en fonction de leur stratégie d’auto-promotion en France, se moquant éperdument de ce qu’ils mettaient dans la panade la gauche européenne et leurs propres correspondants au niveau européen (la CES, le “G 8 Environnement”, le lobby européen des femmes) qui s’étaient battus d’arrache-pied auprès de la Convention pour obtenir les avancées, comme l’article 122, qui sont dorénavant perdues. Perdues pour les 450 millions de femmes et d’hommes européens. En témoigne leur argument actuel : “Le peuple souverain a tranché”, ignorant la majorité qui s’est déjà prononcée en Europe pour le traité.

Bien sûr, le peuple souverain s’est exprimé dans certains pays par le biais d’élus, et le “tu parles Charles !” de Langlois exprime d’abord un mépris (vieille composante, hélas, du mouvement ouvrier français) pour la démocratie représentative, les élus et les textes votés. “On peut voter les plus beaux textes, mais les élus ne respecteront pas...” C’est justement l’intérêt du débat sur des textes concrets comme la Bolkestein : une bataille syndicale lancée il y a deux ans par la CES contre une offensive du libéralisme se cherche des relais politiques, parce que la loi bourgeoise a son efficacité propre sur les rapports sociaux, or les syndicats savent qu’aujourd’hui la loi qui compte est la loi européenne, et ils obligent les politiques à prendre en compte l’intérêt d’un article constitutionnel qui aurait pu orienter, limiter l’arbitraire de la loi. Même le PCF est obligé de suivre : amender la Bolkestein au nom du TCE !!!

Mais ni ATTAC ni le PCF et autres dirigeants du Non de gauche, quoique obligés de coller au mouvement syndical, ne peuvent le dire publiquement. Comme leurs motivations sont aussi peu avouables les unes que les autres, la rectification publique de la faute du 29 mai est pratiquement impossible, et donc ces responsables politiques, associatifs ou syndicaux s’accrochent à des broutilles. « Oui, l’article 122 était bien (il est temps de le dire !) mais nous ne pouvions pas accepter la concurrence libre et non faussée. » Or, ceux qui disent cela savent parfaitement qu’en votant Non, ils choisissaient la concurrence « libre et ouverte », formulation maintenue du traité de Maastricht-Nice, alors que l’expression « non faussée » signifiait au contraire la lutte contre le dumping social, fiscal et écologique. Lors d’un dîner, à l’été 2004, Yves Salesse lui-même m’avait confirmé que c’est bien ainsi qu’il fallait comprendre ce petit bout de phrase. Que n’a-t-il eu le courage de le dire publiquement par la suite !

Autre tactique d’esquive des dirigeants du Non : “Quelle importance ! Nous voulons tous la même Europe ! Sociale, écologiste, féministe, etc”. La question qui va leur être de plus en plus fort murmurée par celles et ceux qui les ont suivis : “... Et... vraiment ... il valait mieux en rester à Maastricht et Nice pour avoir cette Europe-là ?” J’imagine pour eux dix tactiques de réponses, mais je ne vois pas que ça aille très loin. Et le problème va se poser en particulier aux candidats présidentiels, comme, chez les Verts, les nonistes candidats, Jean et Cécile. Car celles et ceux qui postulent à la magistrature suprême ne peuvent évidemment pas plaider qu’en votant Non ils ignoraient que juridiquement, politiquement et pratiquement ils coulaient dans le bronze les traités de Maastricht et Nice. Ils doivent maintenant exhiber leur plan B : “J’ai pris parti pour le Non parce que j’avais un plan derrière la tête : le voici, votez pour moi et on l’applique”.

Dès le lundi 31 mai 2005, j’avais commencé à rédiger un article pour Le Monde (qui attendra quelques semaines et la confirmation de mes pires craintes pour le publier). J’y affirmais ma disponibilité à travailler pour les vainqueurs (ceux du Non) qui proposeraient une sortie de cette tragédie, au moins une vague idée stratégique et les premiers pas d’une tactique : “Le Oui de Gauche, disais-je, ne doit pas céder à la tentation de la bouderie”. Près d’un an a passé. On attend toujours.

Le problème, c’est que nous avons tout aussi tragiquement besoin de tous ces militants du Non et des forces qui les organisent… pour enfin renverser les traités de Maastricht-Nice et pour avancer vers une Constitution politique de l’Union européenne, seul moyen de freiner la dynamique des marchés et de la course au profit, la quelle “porte la guerre comme la nuée porte l’orage”. Je crains désormais de ne pas connaître cela de mon vivant. Bon, d’autres que moi auront à rendre compte de leur choix devant leurs enfants.



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