Directive portuaire, Bonne conduite et Constitution
par Alain Lipietz

jeudi 19 janvier 2006

Lundi, quand j’arrive à Strasbourg, la manifestation des dockers vient de se disperser. Les débris de verre jonchent le sol devant le Parlement. Quelques dizaines de dockers (sur 6000...) se sont attaqués au Parlement après avoir semé la terreur dans les rues de Strasbourg, capitale du monstre européen. Dans le bâtiment, les députés et salariés sont outrés : cette manifestation semblait dirigée contre eux !

Pourtant, en 2003, le Parlement de Strasbourg avait, en troisième lecture, rejeté purement et simplement cette directive (la « Bolkestein portuaire ») qui revenait à privatiser les ports. Malgré cette défaite, la Commission européenne remet cette directive portuaire sur le tapis, à peine modifiée. Et il s’est trouvé des syndicalistes pour diriger l’attaque contre les élus des peuples européens, et non contre la Commission Barroso !

Cet épouvantable accès d’antiparlementarisme, fleurant le 6 février 1934, amenant des dockers à s’opposer à ceux qui se sont révélés leurs plus puissants alliés, est une véritable honte. Qui a pu, dans le mouvement syndical, leur proposer une cible aussi erronée ? Qu’y a-t-il dans le passé des mouvements ouvriers des différents pays d’Europe, pour que les dockers dirigent leur juste révolte, non contre ceux qui veulent leur infliger un mauvais coup (les exécutifs), mais contre les représentants directs des citoyens, qui les ont jusqu’à présent protégés ? Un débat qu’il faudra approfondir, et d’urgence. C’est au fond la même zone opaque qui a amené une partie de la gauche de la gauche à faire alliance avec l’extrême droite pour maintenir le traité de Maastricht et de Nice et s’opposer au TCE, lequel donnait plus de pouvoir à leurs propres élus.

Les jours suivants, nous apprendrons que, parmi les « dockers-casseurs » arrêtés, la grande majorité sont belges, sans doute venus du port d’Anvers et conduits par le « Vlaams Blok », l’extrême-droite flamande.

Cette attaque d’une minorité d’ouvriers contre le Parlement (alors qu’ils vivent à quelques dizaines de kilomètres du siège de la Commission, à Bruxelles !) va-t-elle avoir un effet sur les députés ? Évidemment, une partie de la droite libérale tente en séance de jouer ce jeu. Le vote a lieu le mercredi. Nous sommes de 670 à 680 députés en salle. La majorité qualifiée est fixée à 360 (la moitié des inscrits). Il y a des dizaines d’amendements sur la directive portuaire, mais on commence par le vote sur le rejet pur et simple. Le communiste Jacky Hénin a déjà annoncé dans La Voix du Nord que la majorité de ce parlement réactionnaire va adopter cette directive libérale. Les doigts enfoncent les boutons de vote électroniques : 120 voix pour la directive, 25 abstentions, 532 pour la rejeter !

En 2003, un parlement un peu moins à droite avait rejeté la directive par 30 voix d’écart. Pourquoi ce bond en avant ? Manifestement, la plupart des députés, même de droite, se sont sentis humiliés par le mépris de la Commission envers le vote du Parlement en 2003. Cette révolte démocratique se combine avec une montée en puissance de la résistance des autorités locales et nationales (même de droite, même dans la CSU allemande) contre le libéralisme outrancier de la Commission.

Autres signes d’une « révolte démocratique » des parlementaires : le rejet massif de l’indigne accord Merkel-Blair sur le projet de budget 2007-2013 (mais sous Maastricht-Nice les élus n’ont aucun moyen de s’y opposer), la création d’une commission d’enquête sur les vols « Air Tortures » de la CIA
De même, le parlement rejette la "réforme du régime sucre" proposée par la Commission

Autre beau débat : la réforme de notre propre règlement. Curieusement, c’est Gérard Onesta, vice président Vert du Parlement, qui est en charge du rapport relatif au Règles de conduite des députés dans les bâtiments du Parlement. C’est amusant car les Verts (avec le Partito Radicale) ont toujours été les trublions, les soixante-huitards de cet hémicycle. Mais si nos manifs essaient d’être drôles ou émouvantes, nous sommes toujours respectueux de la conduite des débats. C’est l’arrivée en force de l’extrême droite populiste, britannique ou d’Europe de l’est, qui a changé la donne. Les incidents se multiplient. Un leader indépendantiste anglais s’est permis de beugler pendant toute l’intervention d’un de ses collègues dans l’hémicycle. Des Grecs ont agressé l’ambassadeur de la Macédoine en hurlant que son pays n’existait pas. Les fascistes ont tenté d’empêcher de parler notre invité, le président italien Ciampi. La Ligue de Défense des Familles Polonaises a couvert les murs du Parlement d’une exposition répugnante assimilant l’avortement aux crimes nazis, etc. Il faut tracer une ligne de démarcation entre les manifestations non dérangeantes (T-shirt, affiches etc) et les manifestations insultantes ou perturbantes.

Comme il fallait le craindre, c’est bien l’extrême droite qui mène la danse contre le rapport Onesta. Mardi, à dix heures du soir, je dois débattre pour la BBC avec Bonde, d’un des trois groupes d’extrême droite, « Indépendance et Démocratie », celui de De Villiers.

Pourquoi y a-t-il trois groupes d’extrême droite ? Déjà, ce n’est pas tant que ça… En général, les souverainistes de droite ne se supportent pas d’un pays à l’autre, car il y a de vieilles contestations territoriales entre les nations historiques. Il existe un « théorème des Quatre Couleurs montrant qu’il suffit de quatre couleurs pour colorier n’importe quelle carte politique, de telle sorte que deux pays de même couleur ne soient pas contigus. Donc il faut au plus quatre groupes nationalistes pour qu’aucun n’ait son pire ennemi historique dans le même groupe. Eh bien, au Parlement européen, il suffit de trois couleurs.

Dans le débat pour la BBC, je comprends tout de suite que Bonde veut instrumentaliser le rapport Onesta… contre la Constitution ! Selon lui, ce règlement servirait à empêcher de s’exprimer ceux qui veulent en finir avec l’Europe politique…

Finalement, le rapport de Gérard sera largement adopté Jeudi.

Dès le mercredi, les assistant d’Indépendance et Démocratie distribuent à l’entrée de l’hémicycle un tract contre le rapport du lib-dém Duff et du Vert Voggenhuber sur la relance du processus constitutionnel qui doit aussi être voté jeudi. C’est une attaque très dure contre toute idée de relance d’une Europe politique. Elle rejoint tout à fait l’article de L’humanité de lundi, qui, presque dans les mêmes termes, attaque brutalement le rapport.

Face à cette coalition des extrêmes souverainistes que nous avions déjà rencontrée (et qui prouve bien qu’il n’y a pas, à l’échelle européenne, de Non de gauche véritablement fédéraliste, puisque les communistes sont même contre une reprise de tout débat constitutionnel), la situation n’est pas très favorable. Comme nous le savions, beaucoup de partis de droite ou socialistes européens estiment que le seul compromis possible était le TCE de 2004, qu’il a déjà été largement adopté, et que toute relance du processus constitutionnel qui remettrait en cause ce projet est sans intérêt. Même la proposition de Duff et Voggenhuber d’associer les Parlements nationaux au Parlement européen pour élaborer un nouveau projet est sèchement rejetée par une lettre commune des présidents des parlements allemand, autrichien et finlandais, qui objectent que rien dans la Constitution de ces pays ni dans le traité de Nice ne permet une telle procédure. Bref, nous sommes dans une situation où une grande partie des élus refuse d’assumer face aux gouvernements l’esprit d’initiative qui correspondrait aux aspirations populaires « L’Europe, oui, mais une autre Europe ».

Le rapport Duff-Voggenhuber tel qu’amendé par les grands partis en Commission constitutionnelle se fixe comme objectifs soit une rerédaction complète, mais à finir avant 2009, soit la reprise du TCE. Les Verts, rejoints par les libéraux-démocrates, puis par les socialistes français du Oui et du Non (Moscovici et Bérès) déposent un amendement introduisant un paragraphe 27 bis ne parlant plus que des éléments proprement constitutionnels du TCE, c’est-à-dire sans la fameuse partie III (sur ce débat complexe, voir mon blog du 12 janvier et son forum). Il s’agit de tester l’existence d’une coalitition « Oui au TCE mais sans la 3e partie. ». Les Verts français, belges et hollandais sont décidés à s’abstenir sur le rapport si cet amendement ne passe pas.

Cet amendement est repoussé, par les grands groupes, mais aussi par les communistes et par mes deux voisins, les deux souverainistes verts : une anglaise et le suédois. Pour eux, c’est encore trop d’Europe politique ! Du coup, je vote quand même l’ensemble du rapport, désormais convaincu que les souverainistes, même verts, rejèteront quelque amorce de fédéralisme que ce soit, et de toute façon le rapport laisse le processus largement ouvert.

Le rapport, après nouveaux amendements, est finalement adopté, mais il n’a pas grand poids : dans Nice, contrairement au TCE, le Parlement n’a aucun droit d’initiative constitutionnelle. Le combat ne fait que commencer…

Dans l’avion pour Paris, je lis la réponse de la Commissaire Neely Kroes à mon rapport complémentaire pour une Commission d’enquête sur l’affaire Rhodia. C’est bien caché, mais les aveux qui s’y dissimulent sont une bombe ! Sitôt à la maison, je rédige un communiqué de presse. On va rigoler, lundi…



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