Routine et émeutes
par Alain Lipietz

jeudi 10 novembre 2005

Après la nuit d’insomnie du dimanche (décalage horaire oblige), passée à bûcher soigneusement les reportages du Parisien, de Libé, du Monde, sur les émeutes survenues pendants mon voyage en Colombie, le boulot redémarre dès lundi matin. Cette fois, je n’ai vraiment pas le temps de vous raconter en détail.

Lundi 10h. Réunion des eurodéputés Verts français avec leur collectif d’assistants, Sinople, qui, basé au siège du Parlement européen à Paris, abat un boulot extraordinaire.

12h : Petite manifestation des Verts devant le ministère de l’Industrie, avec tous nos députés et sénatrices. Le ministre Loos nous reçoit. Nous lui demandons s’il est exact que la France a soutenu la demande du nouveau gouvernement allemand de remettre à plus tard l’examen de la directive REACH (qui vise à évaluer les quelque cent mille substances chimiques dont certaines sont très probablement responsables de la flambée des cancers). Il nous certifie que non, que tout va bien, que Reach sera examinée, après le vote du Parlement européen la semaine prochaine, par le Conseil sous la présidence britannique. Nos sources affirment le contraire...

14h : Débat sur « Economie et écologie » au salon Marjolaine. J’essaie d’expliquer comment, à partir des valeurs de l’écologie, on peut définir les politiques permettant de donner du sens à l’économie. J’exprime mes doutes sur la conception quantitative de la décroissance, en donnant de nombreux exemples.

18h : Il faut reprendre le train pour Bruxelles. Pendant toute cette journée, j’ai été suivi par un journaliste de Radio Bleue qui vaut faire comprendre à ses auditeurs le quotidien d’un élu européen.

Mardi de 9h à 17h : Séminaire public « Commercer comme si le développement comptait vraiment », organisé par les Verts pour la préparation des la conférence ministérielle de l’OMC à Hong Kong, en décembre. Avec l’aide de plusieurs spécialistes (juristes et économistes) altermondialistes étrangers, nous mettons au point ce que nous appelons protectionnisme (ou ouverture…) « qualifié ». Réunion extrêmement riche… que je n’aurai malheureusement pas le temps de vous raconter. Les documents et les liens seront mis progressivement sur ce site (malheureusement, ils sont presque tous en anglais).

Wolfgang Sachs

18h 30 – 21h : Seconde audition de la journée organisée par les Verts sur « Où en est la négociation sur la Bolkestein ? ». Je ne vous en fais pas ici le compte-rendu, puisque je l’ai rédigé dans la nuit même pour ma page régulièrement actualisée sur l’avancée de la fameuse directive. Celle-ci, malheureusement, ne suscite pratiquement plus de mobilisation. Les quelques lettres et mails pour la rejeter ou l’amender fortement ne parviennent plus qu’au compte-goutte au Parlement européen.

21 h : les Verts qui ont participé à une autre réunion nous annoncent que socialistes et PPE, sous la pression des Allemands, ont adopté un compromis vidant de substance la directive REACH...

Mercredi matin : Débat (en anglais) à la BBC sur les émeutes en France, suivi d’une interview toujours en anglais sur le même thème à RFI-anglais. Je ne suis probablement pas l’eurodéputé français parlant le mieux anglais, mais peut-être suis-je celui qui le parle avec la moindre timidité… Le débat à la BBC est très intéressant. En face de moi, un socialiste anglais, Claude Moraes (qui me précise qu’il n’est pas du « New Labour », c’est-à-dire pas blairiste !) vante le modèle britannique qui reconnaît la diversité de sa population. Je ne fais aucun effort pour défendre le pseudo universalisme abstrait (on peut même maintenant parler de « national-universalisme ») qui caractérise, de la droite à la gauche, la politique française en matière d’immigration : « Tous les résidents sont égaux, à condition d’être tous mâles, blancs, catholiques mais non croyants ». Les purs attentats islamistes, il y a en France comme en Grande-Bretagne...

Mercredi 14 h : Je reçois une délégation du MAS bolivien et de son groupe de soutien à Bruxelles, inquiète des manœuvres de la droite qui cherche à éviter les élections présidentielles prévues pour le 5 décembre et finalement reportées au 18 décembre, où tous les sondages placent Evo Morales en tête.

15 h : Lui succède immédiatement la visite du nouvel ambassadeur de Bolivie auprès de l’Union européenne. Un charmant jeune homme, métis parlant un excellent français. Nous discutons ensemble pendant trois quarts d’heure de l’analyse de la société bolivienne, comme entre deux chercheurs ! Comme je n’ai pas énormément de temps, je glisse discrètement : « Si nous parlions des élections ? » Il soupire : « Oui, il faut quand même parler boulot. » Le problème est le suivant : Evo Morales est effectivement en tête d’après les sondages. Mais le nombre d’indécis est encore important alors que 90% des Boliviens s’affirment décidés à aller voter. On peut s’attendre à de grosses surprises dans un sens ou dans un autre le jour du vote. Il faut donc garantir absolument la crédibilité des élections. Il demande des observateurs de l’Union européenne. Je lui promets de faire mon possible.

17 h : Un couple franco-argentin, au nom d’un comité des familles de disparus européens, vient demander le soutien du Parlement européen pour relancer les poursuites contre les crimes de la dictature, et d’abord pour célébrer le trentième anniversaire du coup d’Etat. J’évoque le cas de plusieurs ami-e-s argentins, dont la mort suspecte du cinéaste Cedron, « suicidé »… dans la Préfecture de police à Paris ! Ils connaissent très bien...

Et, bien entendu, dans tous les interstices et la nuit, je dois rédiger et composer les deux blogs de mon voyage en Colombie.

Et, bien entendu, en correspondance permanente avec la France, avec les Verts et Villejuif-Autrement (mon « groupe local »), je suis avec angoisse le « feuilleton des émeutes-Sarkozy » qui se déroule comme à la parade. C’est incroyable comment une manoeuvre peut aussi bien réussir ! On crache pendant des mois sur la « racaille » des banlieues, promise à un nettoyage au karcher. Un incident dégénère : 2 enfants meurent. On rajoute quelques mensonges contre eux, on envoie une grenade lacrymogène sur une mosquée sans s’excuser, les émeutes se répandent à travers toute la France, attisée par la rivalité inter-cités des jeunes complètement marginalisés, humiliés de génération en génération, et qui cherchent leur heure de gloire. Le cirque se répand jusqu’à Bruxelles ! Il n’y a plus alors qu’à passer du karcher au lance-flamme. Face à la chienlit, on proclame l’état d’urgence (comme en Algérie, mais on l’avait évité en mai 68 !), on impose le couvre-feu, on décide d’expulser tous les jeunes étrangers « pris sur le fait » (c’est-à-dire ramassés au faciès), et le ministre responsable du gâchis se voit déjà élu Président.

Un scénario que je connais par cœur ! C’est celui de la provocation de Sharon sur l’Esplanade des Mosquées. Et ça marche !

Ça marche, parce que comme l’on montré depuis longtemps les sociologues, les exclus et en particulier les jeunes ont une capacité inépuisable de « justifier » leur propre exclusion en se montrant pires que ce dont ont les accuse. Le Monde relate l’exemple de cette bande de jeunes qui brûle les gymnases pour qu’enfin on mette un peu d’investissements dans leur quartier. Or, ces gymnases et autres équipements de la « politique de la ville » ne sont que les résultats des émeutes du début des années 90…

Bien entendu, toutes ces violences sont totalement condamnables. Elles ne mènent à rien et ne nuisent qu’aux habitants des quartiers les plus pauvres. Les comprendre n’est pas les excuser. Par exemple, les très radicaux de la liste Euro-Palestine de Garges s’épuisent depuis une semaine à appeler au retour à la non-violence. Peine perdue : ces émeutes, typiques de la « société en sablier », traduisent une dépolitisation extrême, la révolte ne sait plus que dire « Non » sans tactique ni stratégie, comme les « émotions populaires » du XIXe siècle ou aujourd’hui dans le tiers-monde. D’autant que se mêlent, à de véritables manifestations du désespoir, des manœuvres beaucoup plus obscures. Par exemple chez moi, à Villejuif, sans aucune manifestation apparente de jeunes, deux grenades sont lancées dans la mairie (loin des quartiers abandonnés), et une Maison pour Tous, que Villejuif-Autrement avait poussé à rouvrir dans un quartier très difficile, avec une directrice extraordinaire, est incendiée dans la nuit sans l’ombre d’une manifestation autour. Ces deux évènements ne sont pas des émeutes : ce sont de purs et simples attentats. À ce niveau de précision, il n’est pas sûr qu’on puisse parler de « bêtise », mais peut-être de « signal » adressé, probablement, à la mairie, et dont on ne peut exclure qu’elle viennent des dealers dont l’économie parallèle gangrène le sud de notre ville, comme elle a gangrené la Colombie. C’est possible, ce n’est pas démontré.

Car évidemment, le piège est total. Voulant clamer leur fureur et leur dignité bafouée, les émeutiers ne peuvent prendre pour cible que les équipements publics (bus compris) qui sont à leur portée, matérialisation du peu qui a été fait pour eux, souvent à l’instigation d’élus Verts ou communistes.

Que répondre cette folie ? D’abord la justice, et pas la ratonnade. Sanctions (si possible éducatives) pour les « petites terreurs », et traitement du problème au fond. Pas d’état d’urgence, mais une urgence sociale. L’urgence sociale, ce n’est pas seulement plus d’équipements, c’est avant tout plus de lien social, plus d’emploi dans le lien social, le tiers-secteur associatif, les services publics et même la police de proximité : bref, tout ce que la droite s’est acharnée à éradiquer. Il serait intéressant de regarder si les quartiers où les associations sont actives, avec des régies de quartier embauchant des jeunes pour le service de la communauté, ont plus ou moins souffert que ceux qui sont laissés totalement à l’abandon…



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