Gilbert, Alexandre, Cnir
par Alain Lipietz

dimanche 15 janvier 2006

Vendredi dernier, fête anniversaire de Politis. Depuis que je me suis réconcilié avec eux, je ne veux pas rater ça ! La fête a lieu dans le cirque tzigane d’Alexandre Romanès.

Avant le spectacle, les « invités d’honneur » bavardent, tandis qu’une foule imprévue, avec enfants, s’installe sur les gradins. Là, j’ai une longue discussion avec Gilbert Wasserman, toujours aussi sympa, plein d’idées, d’analyses intéressantes et justes, dynamique. Lundi, il sera mort.

Gilbert, je l’ai connu quand s’est manifestée la dissidence de Charles Fiterman à l’intérieur du Parti communiste. Plein d’idées, curieux de tout, il avait créé la revue M (comme Marx et mouvement), devenue aujourd’hui Mouvements. Très vite, j’ai conçu une très forte affection pour lui. Non seulement à cause de son passé politique et de ses capacités d’intellectuel, mais pour sa profonde honnêteté, sa chaleur humaine. Avec lui, j’ai rêvé de bâtir enfin le pont entre la tradition de révolte et d’espoir que représentait le communisme de la première moitié du XXe siècle, et ce mouvement du XXIe siècle qu’avec mes amis j’essayai de bâtir, les Verts, parti de l’écologie politique. Bien sûr, c’était Charles Fiterman qui incarnait cette opportunité, mais Gilbert en était l’âme. Il a vraiment fait tout ce qu’il a pu : il a réussi à attirer cette mouvance communiste vers le soutien à la candidature Voynet de 1995, il a animé les Etats Généraux de l’Ecologie Politique, il a, avec d’autres, réorienté sa revue et en a fait la plus intéressante, peut-être, de toutes les revues de gauche. Vendredi, il était extrêmement fier du dernier numéro sur le syndicalisme. Et je garde précieusement chez moi tous ces numéros abordant, les uns après les autres, les thèmes les plus difficiles (y compris la question du post-sionisme) qu’il savait organiser avec intelligence et ouverture.

Dans le débat sur le TCE, il prit finalement position pour le Non, mais avec tant de réserves et d’honnêteté qu’il parvint à écrire avec un partisan du Oui, Arnaud Lechevalier, un livre en commun sur La Constitution européenne ! Et chaque fois que j’ai pu choisir, je l’ai fait inviter dans les débats contradictoires, comme à Villejuif le 16 mai.

Mais, encore une fois, ce qui me plaisait le plus en lui, c’était lui.

Au cirque, je fais la connaissance d’Alexandre Romanès, le patron. Avant le spectacle, nous échangeons quelques mots. Une sympathie naissante ? A la fin du spectacle, merveilleux, de numéros exceptionnels et pleins d’humour, accompagnés de musique et de chant tzigane, je cours acheter ses livres de poésie (car ce gitan est aussi poète). Il me les donne : Un peuple de promeneurs (Ed. Le temps qu’il fait), Paroles perdues(Gallimard).Dans le métro en revenant chez moi, je lis d’une traite Paroles perdues. De l’ensemble jaillit une force extraordinaire, un peu comme des quatrains d’Omar Kayyan . Ça parle beaucoup de Dieu, et moi qui suis athée ou agnostique, finalement, j’aime bien. J’en ai un peu marre de cet d’athéisme de combat, qui s’affirme aujourd’hui progressivement comme une nouvelle religion en guerre contre les autres religions, au nom de la laïcité. Qu’un homme qui en a beaucoup vu, qui a dû apprendre à dompter sa propre violence, fasse référence à Quelqu’un qui lui apporte des valeurs, cela m’émeut. Cela ne m’empêche pas, le soir même, de continuer mon travail sur Mallarmé, premier grand poète français à avoir assumé la mort de Dieu.

Les deux jours suivants, Conseil national interrégional des Verts. Je trouve que ça ne s’est pas très bien passé.

D’abord, les Verts refusent la proposition d’un de nos deux porte-paroles, Sergio Coronado, appuyé par le courant dans lequel je m’inscris, à l’aile gauche des Verts, RDV, de remettre aux Journées d’été le début des primaires pour désigner le candidat des Verts. J’ai beau intervenir pour rappeler que, à l’exception de 2001, les écologistes ont traditionnellement désigné leur candidat-e le 11 novembre de l’année précédent l’élection, je dois constater qu’aujourd’hui, les coursiers étant déjà dans les starting-block, une majorité des cadres veut commencer tout de suite une interminable campagne. Pour moi, c’est une grosse erreur. Je le vérifierai dès le dimanche soir et le lundi : « Ridicule ! », tel est l’avis des non-Verts auxquels j’en parle. Alors que les Verts sont aujourd’hui le parti le plus populaire, apparaissant plus soucieux de la planète et de recoudre la déchirure sociale que de politicaillerie, ils viennent de perdre un bel acquis dans l’opinion.

Pour moi, qui préférais attendre que « ça se décante », je vais devoir décider, pratiquement dans les dix jours qui viennent, si je me présente ou pas . En fait, aucun candidat actuel des Verts ne me convainc. Et j’aurais aimé que soit d’abord définitivement levée l’hypothèse Bové : je pense qu’il serait à même de rassembler l’écologie politique. Mais lui-même n’a pas renoncé au fantasme d’unir sur son nom tous les Non à la gauche de la gauche, ce qui revient à exclure ceux qui ont voté Oui, d’une part, et à rassembler, en un conglomérat qui l’empêchera de faire campagne, productivistes et écologistes, nationalistes et fédéralistes européens… Mais j’aurais aimé qu’on lui laisse le temps de s’en rendre compte.

Quant à l’hypothèse de primaires à l’italienne, je réponds aux journalistes qu’en Italie, les primaires visent à désigner le leader d’une majorité parlementaire, sur la base d’un accord général répartissant équitablement entre les différents partenaires les circonscriptions éligibles et les têtes de listes aux municipales dans les grandes villes. Si le parti socialiste tombait d’accord avec nous sur un programme de transformation sociale au secours de la société française, et nous offrait vraiment un cinquième des sièges éligibles de députés de gauche (soit de 60 à 80 élus probables) et la tête de liste pour plusieurs villes importantes en 2008, je ne serais pas contre un accord impliquant un candidat unique à la présidentielle, car il est plus important pour l’écologie de pouvoir contrôler les politiques publiques et les mettre en oeuvre pendant 5 ans que de se servir d’une élection comme "haut parleur" pendant quelques mois. Mais on en est très loin. La faute de Lionel Jospin, imposant contre les autres partis de la majorité plurielle l’inversion du calendrier, qui fait de l’élection présidentielle la seule élection nationale permettant aux partis politiques de présenter leur "offre" devant le électeurs, a, pour un certain temps, barré la route à une telle solution.

Presqu’aussi grave : alors que les groupes de travail du parti ont bien travaillé à notre programme pour 2007-2012, quelques amendements déposés in extremis provoquent des joutes oratoires et des votes qui me consternent. Ainsi, contre Bernard Guibert, responsable de la commission économie, vieux complice, brillant ex-marxiste, remarquable économiste, lui aussi dans le courant de gauche du parti (quoiqu’il ait voté Non au TCE), le Cnir vote le principe selon lequel toute délégation de la production des services publics ne devra être autorisée que quand il n’y a pas d’autre solution, et de façon non lucrative !

Cela m’apparaît complètement absurde. D’abord, il y a toujours "d’autres façons" de réaliser un service public que de le déléguer à une entreprise privée. Le plus basique des services publics, sans lequel on ne parle même plus de public, ni de politique, ni d’Etat, ni même de société, c’est quand même la construction des routes et des rues. Les Sumériens faisaient faire ça par des esclaves ou des serfs d’Etat, les Romains par des légionnaires. Mais aujourd’hui en France, il n’y a pratiquement plus de cantonniers. Toutes les collectivités locales ou nationales font réaliser leurs voies et réseaux divers par des entreprises privées, qui, bien sûr, n’ont aucune raison de ne pas exiger un taux de profit normal.

Et pourtant, le Cnir vote à une bonne majorité cet engagement aberrant, qui annonce sans doute la nationalisation de Bouygues, des Grands Travaux de Marseille, etc !

Le même orateur redemande à la tribune que « tous les services publics privatisés par les précédents gouvernements soient re-nationalisés ». Bernard Guibert, consterné, remonte à la tribune en soulignant en gros que cela revient à dire que la liste des services publics qui doivent rester (revenir) dans le giron de l’Etat est égale aux priorités définies par le productivisme en 1945, et portées au paroxysme par le Programme commun de la gauche dans les années 70, tels que réalisé par François Mitterrand en 1981 ! Dans une situation où le prochain gouvernement aura à assumer la formidable dérive de l’endettement de l’Etat français, tout en essayant d’avancer quelques politiques publiques écologistes, cet amendement revient à voter qu’on ne pourra le faire qu’après avoir racheté ce que le productivisme a défini jadis comme « service public », que les écologistes auraient donc reconnu comme la seule liste valable pour le passé, le présent et l’avenir : Renault, tout le secteur bancaire, etc.

Cette fois, le Cnir a un haut-le-cœur et rejette le deuxième amendement.

Cet incident montre l’incroyable retour, dans la société, des vieilles idées que j’avais combattues depuis le Programme commun de la gauche en 1973 : outre le pourtour productiviste des services publics, l’idée que finalement l’Etat est le seul producteur de l’intérêt national. Que les écologistes qui, depuis leur naissance, ont combattu l’EDF et toutes ces grandes entreprises publiques nées de la Reconstruction et du gaullisme, qui combattent l’EPR de l’entreprise mixte EDF (décidé par l’Etat) comme ils ont combattu les dizaines de centrales nucléaires de l’entreprise "contrôlée à 100 % par l’Etat", aient failli se rallier l’instant d’un vote aux idées du Parti communiste aujourd’hui rejetées par la plus grande partie de la population, me laisse rêveur…

On mesure ici le formidable recul de l’analyse auquel à abouti la disparition totale du marxisme. Dans les années 60-70, de grands intellectuels marxistes (Balibar, Bettelheim, Lefebvre, Rossanda...) nous expliquaient qu’on n’échappait pas au libéralisme en nationalisant juridiquement les entreprises, que tout dépendait de la capacité de contrôle democratique. Mais selon une confidence attristée de Gilbert Wasserman, samedi, il ne s’est vendu l’an dernier que 75 exemplaires de "L’ideologie allemande" (petit livre de base de la philosophie de Marx qui autrefois se vendait en milliers d’exemplaires par an)

Heureusement, le rejet du second amendement montre qu’il s’agit moins d’une option politique (la conversion des Verts au productivisme étatiste) que d’une absence de préparation du débat : les Verts savent se ressaisir et, je l’espère, réécriront le premier amendement lors de l’examen définitif de leur programme...



Reproduction autorisée avec la mention © lipietz.net http://lipietz.net/?page=blog&id_breve=108 (Retour au format normal)