Le plan B-B-B à fond la caisse
par Alain Lipietz

jeudi 6 octobre 2005

Debriefing de la réunion d’hier et avant-hier de la Commission des affaires constitutionnelles (à laquelle je ne participe pas). Les rapporteurs, le Vert Voggenhuber et le libéral Duff ont présenté leur projet de participation du Parlement européen à la relance du processus constitutionnel. Leurs idées pour relancer l’Europe politique d’ici à 2009 se sont heurtées à une vive opposition. D’une part, le parti socialiste européen préfère ne plus parler de la constitution et se concentrer sur l’amélioration de l’image sociale de l’Europe actuelle (celle de Maastricht-Nice ?). D’autre part, le PPE accepte de parler de renégociation, mais pense que rien ne se fera avant 2007, année d’élections en France et aux Pays-Bas, et de présidence allemande. Nouvel obstacle inattendu : les pays qui ont déjà ratifié la Constitution arguent qu’ils sont déjà la majorité des pays, représentant la majorité de la population européenne, et ne voient pas pourquoi l’opposition de la France et des Pays-Bas devrait les amener à revenir sur leur décision. On murmure d’ailleurs que l’Espagne s’apprête à prendre l’initiative d’une réunion des pays ayant déjà ratifié la Constitution ! L’affaire se complique…

Ainsi, comme je l’avais craint, il semble que l’on s’achemine vers une renégociation débutant au mieux en 2009, et non pas se concluant en 2009. Nous sommes donc condamnés à vivre dans l’accord de Maastricht-Nice jusqu’à au moins 2012 ou 2013. C’est-à-dire dans la « Constitution enfin trouvée » du néolibéralisme.

A noter que plus personne ne parle de renégocaition dans le camp des "Non de gauche". Je lis encore Politis : plus un mot sur le sujet ! L’innénarrable Jennar découvre avec un an de retard (21 juillet) que la Commission, condamnée par l’arret Altmark, a du réécrire sa "décision" sur les aides d’Etat, et attribue à un effet du Non le relevé des seuils... voté par le Parlement européen avec le rapport int’Veld.

Plus triste : un groupe de vieilles et vieux camarades de luttes se fendent (le 22 septembre) d’une tribune "Ce que nous ne voulons plus" pour énumérer les malheurs du monde, sans une seule proposition politique !! Ils y glissent : "Nous ne voulons plus qu’on construise des murs entre ceux qui sont portés par le même espoir de changement, quel qu’ait été leur vote du 29 mai"... et ils ne font aucune allusion à une quelconque démarche pour changer l’Europe !

L’espoir s’est aujourd’hui réfugié dans un petit secteur du Oui de gauche : les Verts.

Pendant ce temps les grands bénéficiaires du Non (les libéraux) ne perdent pas de temps. Le très social-libéral Tony Blair, le très libéral-libéral Barroso, l’ultralibéral Bolkestein incarnent ces grands bénéficiaires de l’opération. Le plan B , comme nous l’avions dit, c’étaient eux. Il y a quinze jours, Barroso a tiré le bilan du Non : il y a trop d’Europe politique, trop de « bureaucratie », il ne faut plus légiférer au niveau européen. Et de proposer la suppression de 72 directives en cours, y compris celle limitant le temps de travail des transporteurs routiers internationaux ! Seule devrait survivre, évidemment, la directive Bolkestein, c’est-à-dire l’ouverture généralisée des marchés de service sans harmonisation préalable, chaque producteur s’en tenant à la législation du pays d’origine », horizon désormais indépassable de la loi ! Pour ceux qui n’auraient pas compris que le TCE (qui instituait le concept de « loi européenne ») était exactement la logique inverse de cette directive, il leur suffit de relire les cris de triomphe de Bolkestein lui-même au lendemain du Non hollandais.

Bref, le Non français et surtout hollandais sont utilisés, comme on pouvait s’y attendre, pour enterrer définitivement l’idée d’une Europe politique, sociale et écologique, pour réduire l’Union européenne à ce qu’elle est devenue au fil de ses élargissement sans approfondissement, et à ce qu’elle restera définitivement dans le cadre du traité de Nice : un grand marché intérieur où la politique est impuissante, où la concurrence est donc « ouverte » (sans loi) et donc faussée.

Le retournement d’une partie de la droite qui, au printemps dernier, reconnaissait que l’article 122 rendait largement inconstitutionnelle la directive Bolkestein, et maintenant prétend en ricannant que les Français ont rejeté l’article 122, qu’il n’ya plus de différence entre les services publics et les autres, ou qui votait en première lecture une législation protégeant les travailleurs contre les rayons solaires, avant de la rejeter vers l’échelon national depuis cet été, était bien inscrit dans le Non franco-hollandais. Le grand bénéficiaire risque d’être évidemment Bolkestein lui-même, qui avait, on s’en souvient, salué triomphalement la victoire du Non (après avoir passé tout le premier semestre 2005 à écraser soigneusement le pavé de l’ours sur la face de cette pauvre Constitution).

Et comment prétendre que les libéraux interprètent à l’envers le message des électeurs , lorsque le sondage réalisé pour Arte et publié hier dans Le Monde du 4 octobre indique qu’une majorité d’Européens considère que les questions sociales doivent se régler à l’échelle nationale plutôt qu’européenne ! C’est le cas de 70% des Britanniques, alors que le syndicalisme et le parlement européen s’arc-boutent pour faire sauter l’opt-out qui autorise les patrons anglais à s’affranchir des maxima de temps de travail européen (l’opt-out). Mais c’est aussi le cas de 69% des Français. Le Non français était bien hélas ce qu’avaient entendu les Oui de gauche : majoritairement un vote contre l’Europe politique et sociale. Le mouvement ouvrier a pris 30 ans de retard sur le capitalisme contemporain. Heureusement, le mouvement écologiste est un peu plus réactif…

Ce matin, je dois me partager en trois : débat avec la Commissaire à la concurrence sur les aides d’Etat, en même temps, vote en Commission juridique sur la levée de l’immunité parlementaire de Gollnish, et à 10h et quart, débat à la BBC sur la proposition de dérégulation de Barroso. Le groupe Vert ayant adopté une attitude commune sur la levée de l’immunité (j’y reviens dans un instant), je choisis de commencer par l’audition de Madame Kreuss, la Commissaire à la concurrence et aux aides d’Etat. Naturellement, elle s’empare des Non franco-hollandais pour avancer son discours libéral : il faut diminuer les aides d’Etat et il faut stimuler la concurrence… Je m’inscris pour intervenir, mais la présidente fabiusienne, Pervenche Berès, ne me donne la parole qu’au bout d’une heure et quart de débat : c’est l’incident Trichet qui recommence ! Quoique rapporteur sur la concurrence et les aides d’Etat, je dois m’esquiver avant d’avoir posé ma question à la Commissaire.

Je cours donc vers les studios d’enregistrement au second sous-sol du Parlement. J’y retrouve un nationaliste anglais, un socialiste, et surtout la vice-présidente du groupe libéral, conseillère d’entreprise et « jeune leader mondiale » selon le Forum de Davos, la libérale allemande Sylvana Koch-Mehrin. Elle m’explique avec son plus éclatant sourire que Barroso a raison, qu’il faut supprimer toute cette bureaucratie, que nous sommes des individus libres et autonomes dans un monde ouvert à la compétition globale. Je lui réponds qu’une des directives supprimées par Barroso porte justement sur le temps de travail de routiers, et qu’il serait désagréable, pour un individu libre, de voir un de ses enfants écrasé par un poids lourd ivre de fatigue dans sa course à la compétitivité globale. Le nationaliste anglais m’objecte : « Mais il suffit d’obéir à la loi de son pays ». Ma réponse est facile : « Si c’est un camionneur polonais qui va livrer des pièces détachées en Angleterre en passant par l’Allemagne, à quelle loi devra-t-il obéir ? Ce que nous voulons, dès lors que nous avons un marché unique, c’est que les lois principales finissent par être les mêmes du Portugal à l’Estonie, comme elles sont les mêmes de la Californie à la Virginie ».

Et puis l’affaire Gollnisch ? Finalement, l’examen de la demande de levée de son immunité parlementaire, adressée par l’ex-garde des Sceaux Perben (adversaire de Gollnisch pour les municipales de Lyon) au Parlement européen, a de nouveau été repoussée… la rapporteuse, Madame Wallis ayant brutalement changé de position et jugeant désormais qu’il faut lever cette immunité.

Tel n’est pas l’avis des Verts, malgré ce qui nous démange. Lever une immunité parlementaire (surtout à la demande d’un concurrent électoral) est une affaire sérieuse et grave. Nous avons bien examiné les propos reprochés à Gollnisch. Ils sont pervers, mais dans les clous de la loi Gayssot réprimant la négation des crimes contre l’humanité. Gollnisch précise bien que des « centaines de milliers ou des millions » de juifs ont été assassinés par les nazis, par antisémitisme, que c’est un horrible crime contre l’humanité, mais que c’est aux historiens de discuter combien et comment. C’est vrai quoi ! Au moins un million et demi de juifs sur le front Est ont été exécutés avec des méthodes artisanales, et non dans des chambres à gaz ! La perversité consiste à insinuer que tout ça n’est pas clair, mais cette perversité est intrinsèque à la position politique du Front national. On ne peut pas reprocher à un parti fasciste de tenir des propos pervers, ou alors on l’interdit.

Comme dirait Voltaire : « Je hais ce que vous dites, mais, tant que ce que vous dites n’est pas en soi une apologie du crime ou un appel à la haine raciale, je me battrais pour que vous ayez le droit de le dire ».

Bon, tout ça me déprime. Ce week-end, j’avancerai sur Mallarmé, ça me changera les idées.



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