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par Alain Lipietz | mai 2002

Alternatives économiques, hors-série
La croissance peut elle être ’soutenable’ ?
Quand j’étais étudiant, on opposait "croissance " et "développement ". La croissance, c’était quantitatif, celle du PNB. Le développement, c’était qualitatif, incluant l’intégration et la justice sociale, une certaine idée du bien être. Aujourd’hui, la notion de croissance, accouplée à celle de "compétitivité ", l’a emporté, celle de développement s’est retranchée dans ses dernières places-fortes onusiennes : le PNUD, avec ses "indicateurs de développement humain ", qui incluent éducation, durée de vie…

Et puis, bien sûr, il y a le non moins diplomatique concept de "développement soutenable ", ou plutôt "durable " comme on dit en français. C’est bien dommage : pour tous les économistes, "durable " ne signifie rien d’autre que "non-inflationiste " et ne déséquilibrant pas le commerce extérieur ! En fait, depuis le rapport Brundtland et la conférence de Rio, il y a dix ans, le "développement soutenable " signifie officiellement : " un développement qui satisfait les besoins de chaque génération, à commencer par ceux des plus démunis, sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs ".

N’oublions jamais ce "à commencer par ceux des plus démunis ". Critère minimal de la justice sociale selon Rawls, cette définition ancre d’abord le "développement soutenable " dans la tradition onusienne, social-démocrate, rooseveltienne et socialiste de l’après-guerre, celle qui voulait le développement au-delà de la croissance. Elle y ajoute ensuite (et ce fût la grande percée conceptuelle de la fin du XXème siècle) une exigence inter-générationelle qu’avaient oubliée les 30 glorieuses années de croissance semi-égalitaire de l’époque fordiste : la croissance oui, mais sans compromettre l’avenir. La "capacité de charge " de la Planète Terre, les limites de ses ressources naturelles (l’eau en premier lieu) et de la stabilité de son climat, sont désormais au cœur du problème.

Nous avons donc ceux qui ne jurent que croissance et compétitivité, et ceux qui rêvent d’un développement soutenable. Et encore ! Les plus sourcilleux défenseurs de la soutenabilité écologique (tel récemment Edgar Morin) refusent même que le mot "développement " soit accolé à "soutenable ", car développement impliquerait par essence croissance indéfinie, donc insoutenable. On va jusqu’à prôner la "décroissance soutenable ".

Peut-on dès lors sérieusement discuter d’une "croissance soutenable " ? Oui, à condition d’oublier les querelles de mots, de préciser ce qu’on souhaite voir croître … et nous verrons que d’autres facteurs doivent alors "décroître ". [1]

 Vers un nouveau paradigme de la production

Depuis l’aube de l’Histoire, le progrès technique et l’artificialisation du milieu semblaient être les instruments d’une émancipation irréversible de l’Humanité par rapport aux contraintes de la "capacité de charge" de son environnement. Dans la seconde moitié du XXème siècle, ce mouvement d’émancipation atteint ses limites. Le progrès économique lui-même apparaît comme un facteur de crise de la soutenabilité écologique. Le modèle de développement des "trente glorieuses " avait transformé la manière d’appréhender le travail : en recherchant les gains maximum dans l’efficacité de celui-ci, et en imposant le salaire comme revenu de base et sa croissance comme principal déterminant des débouchés de la production industrielle. Contre "le dogme du pouvoir autorégulateur du marché ", on a inscrit les lois du marché dans un dense réseau de régulations sociales garantissant la croissance du pouvoir d’achat de tous. Aujourd’hui, la globalisation économique mondiale a compromis l’efficacité des régulations nationales, et le modèle d’industrialisation qui donnait la priorité absolue à la hausse de la productivité du travail semble responsable du caractère particulièrement polluant pour la Nature de ce modèle de développement. On économisait le travail en accumulant le capital, mais on aggravait le saccage de la Terre.

Retrouver de nouvelles régulations, à un niveau transnational, afin que les fruits du progrès technique puisse profiter "d’abord aux plus démunis ", implique évidemment un recul de l’exigence de compétitivité. Idéalement, les mêmes normes sociales devraient pouvoir s’imposer en tout lieu. On en est fort loin, mais c’est d’ores et déjà une bataille politique concrète au sein de l’espace de l’Union Européenne. Vaste sujet, mais quand bien même parviendrait-on à rétablir au niveau européen les conditions d ’un "fordisme autocentré européen " (avec un salaire minimal, un temps de travail maximal, un "etat Providence " au niveau européen), la croissance n’en serait pas "soutenable " pour autant.

Pour être viable et écologiquement soutenable, le nouveau modèle de développement devra être fondé sur un paradigme technologique économisant le facteur "terre ", c’est à dire l’environnement et notamment l’énergie. Il sera donc tiré par la recherche et les investissements en techniques économes en énergie et plus généralement respectueuse de l’environnement, et devra être guidé par de nouvelles formes de régulation, ajoutant à la protection sociale la protection de l’environnement. Toutes "croissance soutenable " du bien être implique déjà une décroissance de la consommation par tête en énergie et matière première !

 Modes de régulation de la soutenabilité

L’impossibilité de maintenir la dynamique d’un modèle de développement socio-économique, compte tenu de l’environnement antérieurement reçu, est la cause des crises écologiques. Il y a des crises écologiques dont les victimes appartiennent à peu près toutes à la société dont le fonctionnement même est la cause de ces crises : on les appelle crises "locales ". Et les crises dont les effets se font sentir à n’importe quel point du globe alors que leur origine relève de dysfonctionnements localisés dans des sociétés particulières, qui en sont rarement les victimes : nous appellerons ces crises "globales ".

Pour régler ces crises sans crier au catastrophisme désespéré, il faut tout de même s’atteler à un réformisme radical éclairé, qui ne peut se limiter à une "économie de l’environnement " au sens académique du terme. Réduire la durée du temps de travail est plus "soutenable " qu’instaurer une écotaxe pour éviter que ce travail ne détruise la nature, et instaurer une écotaxe pour dissuader de polluer vaut mieux que de rendre obligatoire une assurance pour indemniser les victimes après l’accident. La croissance soutenable, on le voit, implique également des choix déterminants quant aux "fruits de la croissance " : non la croissance de la consommation matérielle (comme veut le fordisme), mais la croissance du temps libre ; non la croissance des coûts de réparation, mais de la prévention.

Pour parvenir à ces résultats, il faut combiner à la régulation sociale une régulation environnementale. La première des formes de régulation, c’est bien sûr la culture, la disposition de chacun à se conformer à un modèle "soutenable ". Réduire le temps de travail signifie changer nos mentalités, nos buts dans la vie : donner la priorité au temps libre par rapport au temps passé à accroître notre pouvoir d’achat, réduire le chômage, et ainsi réduire les écarts de revenus et améliorer les disponibilités de chacun par rapport à ce qui l’entoure. La réduction du temps de travail met au premier plan l’autonomie individuelle et le respect de l’environnement.

Plus généralement, il faut admettre que l’on utilisera tous les gains futurs de productivité (du travail, du capital, de l’énergie), non pas à accroître notre pression sur la capacité de charge de la planète, mais à nous faire plus légers. Les professions vont être bouleversées et inverseront la tendance déjà entamée à "remplacer l’homme par la machine" au prix d’une consommation et d’une dégradation croissantes de l’énergie et des ressources naturelles. L’usage prudent et parcimonieux des ressources naturelles devra devenir le critère d’excellence professionnelle. Le travail " De la communauté, par la communauté, pour la communauté" combinera salariat et bénévolat pour effectuer des tâches longtemps assignées au travail gratuit des femmes ou autrefois assumées naturellement par les économies villageoises : aider les enfants, aider les personnes dépendantes, embellir les rues, organiser les fêtes, grâce à un Tiers-secteur qui se développe déjà dans les milieux associatifs, coopératifs, alternatifs.

Au-delà de ces changements dans les mentalités ("l’habitus ") et les institutions, pour gérer les crises écologiques locales, qu’elles soient latentes ou ouvertes, on oppose souvent trois modes de régulations : le réglementaire, l’économique et un troisième type, les accords d’autolimitation, codes de bonne conduite etc. Ce dernier est évidemment le plus important pour toutes les conduites humaines, il n’est que la transcription explicite des nouveaux "habitus ". Mais cela ne suffira pas.

La plupart des activités privées et publiques continueront en fait à dégrader l’environnement. Il faut donc mettre en place des modes de régulation plus contraignants, et cette responsabilité incombe au politique. Tout mode de régulation publique de l’environnement vise à contraindre ou inciter les agents économiques à ne pas abuser de leur capacité de charge de l’environnement, voire à l’accroître. Pour cela, la puissance publique dispose de plusieurs "outils" possibles. Les instruments réglementaires : les interdictions (pour prohiber les usages trop nuisibles à l’environnement) et les normes (pour contingent les usages légitimes dans le cadre d’une "enveloppe" soutenable). Les instruments économiques, qui opèrent par leur "signal-prix" : les écotaxes (ou plutôt pollutaxes) et les quotas transférables, variantes du "principe du pollueur-payeur ".

Il est important de voir l’effet social de ces reformes : les plus démunis n’ont guère les moyens de polluer et leur satisfaction vient principalement d’un environnement sain. Ils seront les grands bénéficiaires de cette réorientation générale vers le développement soutenable. Les plus riches verront écorner la " quasi-rente" qu’ils prélèvent sur l’environnement, mais à un niveau élevé de revenu où son utilité marginale est la plus faible. Les perdants, à court-terme, seront les "moyens-pauvres", ceux pour qui les restrictions à l’usage libre et gratuit de l’environnement feront reculer le mirage de la "croissance fordiste ", alors même qu’ils ne perçoivent pas nécessairement son caractère insoutenable et dangereux pour leur propre santé. Il faudra donc nécessairement assortir les nouvelles politiques écologistes de réformes sociales. Faute de quoi, ces reformes n’apparaîtront pas légitimes.

 Croissance soutenable mondiale ?

Il en de même dans la gestion des crises globales. Dès les premiers accords internationaux (protection de la couche d’Ozone), on a noté un scénario qui se renouvelle à propos de l’effet de serre. Des spécialistes ayant une vision globale tirent la sonnette d’alarme sur un phénomène d’abord contesté. L’opinion publique de quelques pays développés se laisse convaincre. Un accord international est obtenu entre ces pays. A ce moment, les gouvernement des pays émergents se rendent compte qu’ils vont se voir interdire des facilités dont ont bénéficié les pays qui les ont précédés. Ils demandent alors des exceptions, des compensations, même si leur populations sont en réalités les premières bénéficiaires de l’accord. C’est le blocage.

Pour en sortir, il y a deux exigences absolues : les pays "développés ", et en particulier les anciens pays colonisateurs, doivent effectivement répondre à la menace globale en réduisant leur ponction sur la capacité de charge de la planète. Les pays "moins avancés " ou "émergeants " doivent se voir accorder le droit à une convergence vers le niveau de bien être des premiers. La croissance du bien être des seconds passe par la décroissance des gaspillages des premiers !

A la veille du dixième anniversaire des accords de Rio et des négociations nouvelles qui s’engageront à Johannesburg, la croissance soutenable prend la dimension d’un conflit Nord-Sud. Son règlement est l’enjeu essentiel du XXIème.




NOTES


[1Ce qui suit est développé dans mon livre Qu’est ce que l’écologie politique ? La Grande Transformation du XXIème siècle, La Découverte, Paris, 1999.

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