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[1994g] " Le paysage, entre pays et visage : une approche écologique ", Monuments Historiques n°192, Avril.
En espagnol : Geographikos n°5, 1994 (Buenos-Aires).

(art. 414).


par Alain Lipietz | 1994

Le paysage, entre pays et visage : une approche écologique
Monuments Historiques n°192
LANGUE ET TRADUCTIONS DE L’ARTICLE :
Langue de cet article : français
  • français  :

    [1994g-es] " Le paysage, pays et visage : un punto de vista ecologista " Geographikos n°5, 1994 (Buenos-Aires).
    En français " Le paysage, entre pays et visage : une approche écologique ", Monuments Historiques n°192, Avril.

[1994g] " Le paysage, entre pays et visage : une approche écologique ", Monuments Historiques n°192, Avril.
En espagnol : Geographikos n°5, 1994 (Buenos-Aires).

Dans paysage il y a pays, il y a presque paysan, il y a presque visage. Un territoire, expression d’un travail social, face à nous, sous notre regard ("paysage : étendue d’un pays que l’on voit d’un seul aspect" dit Littré) : ces trois termes définissent le paysage comme cas particulier d’environnement humain, et donc appellent le point de vue écologiste.

Comprendre l’amour et le respect du paysage, c’est en effet comprendre ce qu’est l’écologie politique, comme politique de l’écologie humaine. L’écologie politique, ce n’est pas "la Nature", ce n’est même pas "l’environnement". L’écologie est le trirapport d’une espèce, de son activité, des conditions externes de cette activité modifiées par cette activité elle-même, et c’est le troisième terme seulement que l’on appelle "environnement". Réduire l’écologie (humaine) à l’environnement serait oublier l’espèce (humaine) dont on fait l’écologie, et oublier son activité par laquelle elle se fait espèce en prenant appui, en pesant (parfois trop lourdement) sur son environnement. Avant de s’appeler "écologie" (terme inventé par Haeckel à la fin du XIXè siècle), l’écologie s’est appelée, chez les Cuvier et les Buffon, la "physiologie externe" des espèces. Parler d’écologie politique, c’est non seulement parler d’écologie humaine dans le plein, le triple sens du mot, mais porter un regard de citoyen, sur le rapport humanité - activité -environnement. Un regard sur ce territoire habité, aménagé, par des humains : un paysage.

Pensons aux castors. Imaginerait-on une écologie des castors qui ne préoccuperait que de l’effet de leurs barrages en amont (dans les bois dévastés) ou en aval (dans les rivières asséchées) ? Non, l’écologie des castors n’est pas que la trace des castors sur les forêts et les rivières, elle concerne la construction même de leur barrage, ses moyens, ses buts, la vie sexuelle et alimentaire des castors dans leurs barrages etc.

Ainsi de l’écologie politique, avec deux différences fondamentales. La première, dirait-on en paraphrasant Marx (lui parlait des abeilles), c’est que "ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte du castor le plus expert, c’est qu’il a construit le barrage dans sa tête avant de le construire réellement". Entre son besoin (physiologique) et son activité, l’humain interpose la médiation du projet. Mais ce n’est pas tout. Cette expression de lui-même et pour lui-même qu’est le produit son activité, il a la capacité de se retourner vers elle, de la contempler à distance, comme une chose étrangère et en face de lui, comme un environnement déjà donné, peut-être pas depuis toujours, mais en tout cas maintenant : un paysage. Il a la capacité de juger esthétiquement cette oeuvre, ou cette non-oeuvre, qu’est son environnement, et de se poser la question éthique du droit à la modifier. Il peut juger son propre agir, comme le chante le choeur de l’Antigone de Sophocle :

Il est bien des merveilles en ce monde

Il n’en est pas de plus grande que l’Homme (...)

Il est l’être qui tourmente la déesse-terre

La Terre éternelle et infatigable, avec ses charrues qui chaque année la sillonnent sans répit.

Paroles, pensées vives comme le vent, aspirations d’où naissent les cités,

Tout cela il se l’est enseigné à lui-même

[Mais] il peut prendre ensuite la route du Mal comme du Bien.

C’est à l’intersection exacte de ce projet qui se matérialise en territoire pour répondre à un besoin (terre sillonnée de charrues, cités nées des aspirations), et de ce choix éthique, ensuite, entre le Bien et le Mal, entre le Beau et le Laid, que l’environnement se fait paysage.

Paysage : d’abord "étendue de pays". "Pays : habitant d’un pagus, d’un bourg, d’un canton, et par extension le pagus lui-même" dit Le Petit Robert, en une vertigineuse étymologie autoréférencielle où le territoire se définit par extension du nom de celui qui l’habite, lequel se définit de l’habiter : la "physiologie externe", déjà. Plus loin encore, pagus vient de pango : à la fois planter (un rameau), fixer (une borne), établir (un pacte). Donc, un pays, c’est une géographie bornée par une histoire, à la fois productive et juridique, une éco-nomie comme la région est un territoire défini par une histoire politique, un règne (regio). Mais ces doublons géographico-historiques, pays et région, se rattachent à deux familles étymologiques différentes : qui dit pays dit paysan et payer, qui dit région dit royal et régir. Pays, c’est le territoire humain vu du côté du peuple producteur, région, c’est le territoire humain vu du côté des rois, des régisseurs. Le pays, c’est la communauté des humains, fondée non sur les rapports de pouvoir (région), ni sur les liens de sang (patrie), mais sur une marque : l’effort de survivre en commun qui a modelé un environnement. "Qui a pays n’a que faire de patrie, disait Fontaine (de Port-Royal, cité encore par Littré) ; duquel nom pays tous les anciens poètes et orateurs français l’ont usurpé".

Rien de moins "naturel", rien de plus culturel, rien de plus humain donc qu’un "pays". Alors le paysage, regard humain sur un pays ! Et c’est pourtant du côté du "visage" que ce pays qu’est un paysage bascule vers la "Nature".

Le paysage, c’est le pays mis devant soi comme séparé. Séparé, réifié, par son caractère naturel d’abord : ces lignes, ces courbes de niveau, ces rocs, cette vie qui surgit au printemps, avec ou sans engrais ni fumure, cette vie qui s’en va à l’automne, avec ou sans pesticide ou brûlis, ce chant des oiseaux, ces passages d’animaux ("Passage éventuel d’animaux sauvages" comme le dit si joliment et si profondément le code de ces routes qui s’enfoncent dans les paysages), tout cela qui ne dépend en aucune manière d’aucun effort humain, cette "Nature qu’aucun effort humain ne peut commander qu’en lui obéissant" (Natura non imperatur nisi parendo disait Spinoza), rappellent avec une bouleversante, une exaspérante, une pacifiante évidence, que (selon Marx encore) "il est faux de dire [comme les socialistes allemands] que le travail est la source de toute richesse. Il n’en est que le père, et la nature en est la mère".

Séparé, réifié ensuite parce qu’il est le fruit de générations d’humains, de générations qui se sont empilées sur la nature, se sont tassées comme couches archéologiques au point d’en devenir couches géologiques, s’ensevelissant, s’enracinant, se naturalisant de leur propre succession. Culture, seconde nature, au point d’en devenir nature, seconde culture, culture d’avant, aussi étrangère à la chaîne de nos raisons qu’une chaîne de montagnes : fiches industrielles, cultes antiques, façades démodées. Fallait-il conserver ces vieilleries romanes qui encombraient nos villes, quand on pouvait louer Dieu par ces miracles de lumière : les églises gothiques ? Autant préférer un hallier à un jardin, et personne n’y pensa au XIIe siècle en Parisis... Faut-il arrêter le métro de Rome quand il tombe sur une crypte antique jusqu’ici fermée aux regards ? Il semble que oui...

Séparé, réifié une troisième fois parce que l’activité sociale qui modèle l’environnement surplombe à jamais ces activités partielles, ponctuelles, qui concourent à ce procès collectif toujours inachevé. Contrairement à la ruche de l’abeille, au barrage du castor, à la façade de l’architecte, le paysage n’est jamais le produit d’une activité particulière, mais un effet de la composition d’actes non coordonnés a priori.

Le paysage, en face de l’activité et sous le regard humain, c’est donc d’abord l’altérité. Dès lors, le paysage est paysage même quand il n’est pas "pays", même quand il n’est pas ce paysage urbain ou rural, trace de générations antérieures, même quand il n’est pas vie végétale ou animale, même quand il est minéral. Il lui faut, il lui suffit de se donner au regard humain (faute de quoi il n’est que morphologie, comme la Lune avant qu’Amstrong y eût mis le pied). Le paysage peut être totalement minéral, dès lors que le regard humain l’humanise, le baptise, "l’anthropocentrise". Il n’est pas de paysage plus splendide et plus emblématique des Etats-Unis que ces tables de pierre surgies du désert que l’on nomme Monument Valley. Il est paysage humain par les cow-boy des films de John Ford qui y campérent, par les convois de pionniers qui l’ont traversé, et qui hantent, aux yeux des touristes, ses espaces désertiques. Les plus célèbres figures de l’écologie populaire actuelle, Cousteau et Tazieff, nous montrent un univers sans homme, les fond marins et les bouches volcaniques, mais nous les aimons parce qu’ils ont mis ces splendeurs sous notre regard. Les volcans, ces phénomènes physico-chimiques, telluriques, inhumains, sont par excellence paysage parce qu’ils nous montrent la nature la plus dépourvue de vie et d’humanité s’opposer, dans sa minéralité vivante, en concurrente directe de la puissance démiurgique de l’humanité : le volcan, seul vrai concurrent de l’homme à la surface de la terre.

Parce qu’il est altérité sous notre regard, notre visée, le paysage est visage, et donc chargé de la puissance éthique du visage, superbement analysée par Emmanuel Lévinas. "Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer". C’est en face du visage, comme du paysage, que l’humanité, dans sa capacité à marquer le monde, par besoin ou par jeu, rencontre le problème éthique, individuel, social ou écologique, le problème du bien et du mal : caresser, ou saccager. "Le visage est ce qu’on ne peut tuer, ou du moins ce dont le sens consiste à dire : tu ne tueras point. Le meurtre, il est vrai, est un fait banal : on peut tuer autrui ; l’exigence éthique n’est pas une nécessité ontologique".

Mais ne nous trompons pas. Il est bien des façons de meurtrir, humilier, défigurer un visage, un paysage. Pas seulement le coup de cravache qui fend l’un, l’autoroute qui déchire l’autre. Qui dit regard dit possible pornographie (représentation prostituée). Réduire le paysage à un objet offert, ligoté, figé pour la délectation des yeux. Des yeux que l’on détourne, gêné, quand ils aperçoivent un pauvre campement navajo dans la Monument Valley.

Entre massacre et pornographie, quelle sera la politique écologique du paysage ? Elle rejettera sans doute la stérile opposition dix-huitièmiste à la Luc Ferry : ou la domestication rationaliste "à la française", ou la mise en scène romantique de la sauvagerie. Comme la caresse après le regard, et parfois jusqu’au baiser de la passion, le paysage redevient pays où l’on vit, dans la fécondation réciproque du passé et du présent, de la nature et de la culture. Pas plus que le visage aimé, le paysage ne restera immobile avec le temps. A nous d’apprendre à vivre avec lui, à le faire vivre, en négociant ses transformations, en respectant sa diversité quand une transformation irréversible d’une de ses parties devient nécessaire. En le regardant avec les yeux de celui qui voit pour la dernière fois.




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