vendredi 19 avril 2024

















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[1996b] " La politique du logement social du néo-libéralisme ", Journée de réflexion du Plan Construction Loger les personnes défavorisées, Paris, 9 Janvier.
Coll. Publié dans BENGUIGUI F. (ed) La politique du logement à l’épreuve de la précarité, Reflexions et débats, n°1, PCA, 1997.

(art. 371).


par Alain Lipietz | 9 janvier 1996

Journée de réflexion du Plan Construction Loger les personnes défavorisées
La politique du logement social du néo-libéralisme
Lecture critique de la recherche coordonnée par René BALLAIN et Francine BENGUIGUI "Loger les personnes défavorisées" (Plan Construction et Architecture, La Documentation française, 1995)
[1996b] " La politique du logement social du néo-libéralisme ", Journée de réflexion du Plan Construction Loger les personnes défavorisées, Paris, 9 Janvier.
Coll. Publié dans BENGUIGUI F. (ed) La politique du logement à l’épreuve de la précarité, Reflexions et débats, n°1, PCA, 1997.

L’ouvrage coordonné par René Ballain et Francine Benguigui représente d’abord une formidable somme documentaire : non seulement les enquêtes menées par les différentes équipes, mais tout l’appareil fort précieux de notes, d’annexes, etc. C’est ensuite une réflexion extrêmement intelligente, que l’on trouve aussi bien dans la synthèse, la première partie de René Ballain, que dans la deuxième partie : les synthèses partielles, réalisées par chacune des équipes, qui se sont plus ou moins intéressées à tel ou tel point. Je crois que l’on a là un de ces ouvrages qui vont compter dans l’avenir, pour comprendre les évolutions de la société française dans les années 80 et 90. Il y aura le Bourdieu (La misère du monde), le Castel (Les métamorphoses de la question sociale), et puis il y aura un certain nombre d’ouvrages plus empiriques ou plus académiques, dont celui-là, comme témoignages scientifiques sur les évolutions concrètes de la société française.

 LONGTEMPS APRES LA DECHIRURE

Cela dit, et puisque ma tâche est plutôt de susciter le débat, je voudrais partir, tout de suite, sur une divergence d’appréciation que je vais essayer de caricaturer. On a dit, tout à l’heure, à quel point les Coordonnateurs avaient cherché à limer, au moment de la pré-édition du recueil, les passages qui pouvaient le plus "secouer". Je ne sais pas si c’est le fait de cette lime, ou si c’est la spontanéité R. Ballain, mais, en le lisant comme en l’écoutant, j’ai quand même vraiment l’impression qu’il parle en fonction d’une norme sociale et éthique totalement décalée par rapport à ce que l’on reste pouvoir espérer de la société française aujourd’hui : comme si la "déchirure sociale" n’avait pas eu lieu ! René Ballain y revient sans cesse : "On risque de pérenniser là une dualisation de la société, on risque de pérenniser un double droit social, on risque de pérenniser une sous-citoyenneté, etc." Comme si cette dualisation n’avait pas eu lieu, depuis 15 ans, et par tous les bouts à la fois ! On s’interroge pour savoir si le logement très social est un appendice de la politique du logement, ou de la politique sociale. Mais enfin ! c’est vraiment un appendice de l’appendice de quelque chose qui remonte, par toutes les politiques, au début des années 80 au moins !

Quand donc fut donné le coup de gong de la "déchirure sociale" ? Peut être avec le début du retrait de la couverture sociale du chômage, avec l’accord de février 1984. Si l’on veut remonter plus haut, peut être les premières mesures des années 78-79, celles du gouvernement Barre. Il est très difficile d’identifier quand et comment s’est amorcée cette déchirure sociale, mais vraiment, aujourd’hui, on est tout à fait en bout de course. Au moment où l’on se préoccupe de loger ceux qui ont déjà été malaxés, décitoyennisés, dépérénnisés, il n’est vraiment plus temps de se poser la question "Mais enfin, est-ce que l’on ne va pas les cantonner, les reléguer dans une zone de non droit  ? " Mais les pauvres, ils y sont déjà depuis 15 ans, et si on peut au moins les empêcher de tomber dans la tuberculose, le saturnisme, etc., c’est au moins ça !

Je crois que c’est la divergence la plus profonde : sur le contexte. Ce n’est peut-être, de la part de R. Ballain, qu’un procédé rhétorique, une mise en garde ultime, mais je crois, et j’y reviendrai en conclusion, qu’il faut quand même regarder les choses en face. Aussi bien pour les "intervenants du champ", c’est-à-dire les associations ou le Ministère du logement, les DDE, que pour les chercheurs, il faut regarder la société en face, et puis se demander ce qui est juste, compte tenu du peu de choses sur lesquelles on peut encore peser, dans la situation actuelle.

Cette divergence (je pense qu’elle est plutôt rhétorique qu’une divergence d’analyse) se double peut être d’une différence d’appréciation sur ce qu’a été "le tournant de 1977", qui d’ailleurs est un peu corrigée dans l’exposé oral. Peut-on vraiment définir comme "politique néo-libérale" un dispositif opposant une politique de l’offre, qui deviendrait privée et régulée par le marché, et une politique sociale - la "politique de la main droite" après la politique de la gauche - qui tâcherait de réparer à la marge le fait que la politique de l’offre abandonnée au marché ne peut plus fournir de logement social ? Là, je pense qu’il y a une différence réelle d’appréciation sur le statut de la réforme de 1977.

Pour moi, la réforme de 1977 n’était pas le coup de gong d’un virage vers la politique libérale ou néo-libérale dans le domaine du logement, mais au contraire la consécration, le couronnement erroné d’une évolution sociale-démocrate, "fordiste", de la politique du logement depuis les années 50. On pensait que "c’était fait", ou que c’était presque fait : que tout le monde avait accès à un logement social normé, que certains n’avaient pas encore tout à fait les moyens de solvabiliser leurs loyers au bas de gamme du logement social normé, qu’il suffisait de leur donner un coup de pouce pour franchir quelques années, et que finalement tout le monde aurait accès à un logement social normé offert sans subvention, au même type que, dans les années 50, 60 et 70, tout le monde avait finalement eu accès à la voiture, sans qu’il y ait eu besoin de subventionner les constructeurs.

 LE FORDISME A LA FRANCAISE

Voilà. Je crois que c’est une divergence assez importante, parce qu’elle repose sur une confusion entre ce qui a été la spécificité de la France et ce qui a été la généralité du fordisme, c’est-à-dire du modèle de développement du capitalisme de l’après-guerre. Ce qui a été la spécificité de la France, c’est qu’au moment où une politique du logement social accompagnait la transition vers le fordisme, il y avait la reconstruction, et il y avait l’exode rural. En 10 ou 15 ans, à partir d’une France qui était majoritairement rurale (car je rappelle qu’en 1945 il y avait encore plus de 45 % des Françaises et Français qui habitaient à la campagne, qui étaient liés à l’agriculture : ce pays était infiniment moins urbanisé que le Chili ou l’Argentine de la même époque), il a fallut construire à toute vitesse une France urbaine. Pour cela, on a fait comme d’habitude, et c’est la deuxième spécificité française. On a fait comme on a l’habitude depuis Louvois, depuis Colbert. On a monté un appareil d’État qui s’en est occupé, et on a fourni du logement comme on a installé le téléphone. Mais cela ne faisait pas vraiment partie des règles générales du fordisme que le logement social dût être financé par une politique de l’offre, avec cet empilement "H.L.M., Crédit foncier, logement libre" qui a été la caractéristique du fordisme à la française, mais dont on s’est passé ailleurs. En Suède par exemple, on a fait autrement. Or, au moment où entre en application la réforme de 1977, quant au contexte général, on est passé du fordisme à autre chose. La transition s’est amorcée à partir de 1978, quand Raymond Barre est arrivé, non pas comme conseiller keynésien-fordien du logement, mais comme Premier Ministre du premier pas vers la libéralisation. Et on y est rentré à pieds joints, avec la soit-disant "parenthèse" de 1983, coup de grâce du fordisme en France.

Avant, on avait eu le "fordisme". C’est-à-dire un modèle de développement qui reposait sur trois piliers :

- une certaine façon de produire les choses (standardiser, tayloriser, production en grandes séries, production de masse),

- une certaine façon de répartir les marchandises (fondée sur la croissance régulière de la demande populaire intérieure),

- et cela impliquait certains appareils de redistribution systématique des gains de productivité (ce que l’on a appelé le "partage des fruits de la croissance", à l’époque de Pierre Massé).

Est-ce que le logement a été un jour une marchandise fordienne produite en grande série ? On dit maintenant qu’en fait le logement n’a jamais été taylorisé, qu’il n’a jamais vraiment été fordisé, c’est justement cela qui permettrait aujourd’hui qu’il soit de plein pied avec la société post-fordiste. Bon, c’est l’objet d’autres études du Plan-Construction. Mais il est vrai que, dans le cas du logement social et dans le cas des bâtiments scolaires, en gros, on peut dire qu’il y a vraiment eu une composante fordiste, du point de vue du "premier pilier" (le processus de production,) dans le secteur du logement. Le troisième pilier (les mécanismes de redistribution) englobait, surplombait très largement la question du logement. Si, un jour, on a pu croire que tous les travailleurs (et tout le monde, finalement) auraient accès au logement social normé, c’est parce qu’il y avait les conventions collectives, parce qu’il y avait la législation sociale, parce qu’il y avait l’État-Providence, parce qu’il était entendu que, sans trop de problème, après la fin de la scolarité, on trouvait un emploi, qu’on ne perdait pas ensuite cet emploi, et que, si on le perdait, apparaissait automatiquement un stabilisateur du revenu, totalement indépendant de la politique du logement, qui faisait qu’on restait solvable. C’est parce que l’on avait déjà tout cela qu’il pouvait y avoir des banques qui finançaient un bien aussi durable et coûteux que le logement.

Le problème spécifique du fordisme à la française, c’est qu’au début, dans les années 50 :

- il n’y avait pas assez de logements urbains,

- le bas de la distribution des revenus était encore trop bas pour avoir accès au logement social normé, s’il avait du être financé sans subvention.

Mais sinon, on pouvait penser que ce bas rejoindrait un jour le niveau où il pourrait atteindre d’emblée le logement normal, le logement non-subventionné. C’est-à-dire que la société était comme une espèce de grande montgolfière - la montgolfière représentant la distribution des revenus. Il y avait quelques très riches en haut, il restait et il resterait toujours quelques très pauvres en bas (notamment les immigrés qui arrivaient soit de la campagne, soit d’Afrique), mais l’ensemble s’élevait avec une structure de distribution des revenus rigide. Et cela ressemblait encore plus à la montgolfière, en ce sens que les dépenses de ce large ventre (le salariat stabilisé) faisaient monter tout l’ensemble. La consommation de masse, qui justifiait la production de masse, justifiait donc l’investissement, qui permettait les gains de productivité, qu’on redistribuait ensuite à l’ensemble de la société, etc. Bref, c’était les dépenses des pauvres qui faisaient vivre les riches, mais ces pauvres étaient de moins en moins pauvres, tout le monde restait à une distance constante sur une succession de marches, mais tout cet escalier mécanique montait en même temps. L’ingénieur qui en 1950 s’achetait un vélo, en 1952 une Quatre Chevaux, en 1956 une 203, etc., ne faisait que précéder le technicien qui allait faire la même chose trois ans après, lequel précédait l’OS qui allait faire la même chose trois ans après.

Et quand Raymond Barre propose la réforme de 1977, c’est que l’on pense qu’il y en a encore quelques-uns qui arrivent sur la dernière marche, et que, ceux-là, il faudra toujours les aider à monter sur la dernière marche. Mais un jour - de même que la société salariale française avait parcouru la trajectoire "vélo, scooter, Quatre-Chevaux, 203", etc. - de la même façon, même les pauvres parcourraient la trajectoire "cité de transit, Programmes Sociaux de Relogement, H.L.M., Crédit foncier, logement libre". Et à ceux qui arrivaient au niveau des Programmes Sociaux de Relogement, la réforme de 1977 proposait de passer tout de suite au H.L.M., c’est-à-dire au logement social normé. C’est un peu comme quand on dit aujourd’hui : "ce serait idiot d’acheter un ordinateur sans qu’il ait déjà le lecteur de disques optiques". De même, en 1977, on a décrété : "La marche de base, ce sera le H.L.M., ce ne sera plus l’Algéco, ce ne sera plus le PSR". Et finalement, on a admis que le travailleur de base n’aurait peut être pas encore de quoi se le payer, mais que l’Etat lui offrirait un complément de financement : l’APL (Aide Personnalisée au Logement).

 LA SOCIETE EN SABLIER

Catastrophe : au moment où cette réforme entre application, eh bien cela ne marche plus. L’ascenseur social repart vers le bas, la montgolfière se dégonfle et elle devient un sablier. Ce passage de la montgolfière au sablier est extrêmement important. Il est à la fois descriptif et plus "physiologique".

D’abord, la distribution des revenus passe de la montgolfière au sablier : dégonflement du vaste centre des classes moyennes, et apparition d’une société que l’on appelle two-tiers, "en deux tiers", ou hour-glass, "en sablier" en anglais. Les premiers qui ont dégonflé le fordisme, ce sont en effet les Anglais et les Américains, avec les réformes de Thatcher et Reagan. Il est apparu une société effectivement "en deux tiers", mais c’est celui du milieu qui disparaissait ! Le problème n’est pas que subsiste une vaste classe moyenne et un tiers d’exclus, comme l’a cru Jacques Delors sur la foi d’une mauvaise traduction de "two-tiers society". Mais c’est plutôt un processus de déchirure sociale, où le tiers du milieu se dégonfle et en quelque sorte se vide vers le bas. Un petit secteur se vide aussi vers le haut : tous ceux qui, dans années 80, vont être les fantastiques bénéficiaires de "la France qui gagne". Ils ne nous concernent ici que dans la mesure où leur pression foncière sur les centres villes va éliminer complètement un des secteurs du logement très social, le "parc social de fait", les "logements de la Loi de 1948".

C’est d’ailleurs, peut être, une des limites de l’enquête coordonnée par R. Ballain : elle ne touche pas (ou très peu, par le biais du Val-d’Oise) la Mégapole francilienne. Elle touche les Bouches-du-Rhône (elle aurait pu toucher le Rhône), et on peut y voir une politique départementale où le département est plus grand que la mégapole. Dans le cas de l’Ile-de-France, comme les départements sont plus petits que la Mégapole, cela pose des problèmes. Je crois que l’on aurait besoin de refaire une enquête équivalente pour le cas de la Mégapole francilienne, où chaque département ne représente qu’une partie des cases de la division sociale de l’espace mégapolitain. Il faudra quelque chose sur Paris, évidemment (car il y a encore des quartiers populaires dans Paris, je vous le rappelle), et surtout la petite couronne. Le Val d’Oise est intéressant, mais on aurait aimé quelque chose sur la Seine-Saint-Denis, sur le Val-de-Marne, etc.

Revenons vers le bas de la société en sablier. Avec la "précarisation", c’est toute la classe "moyenne inférieure" qui se dégonfle et qui se vide vers le bas, vers le "précaire". Le précaire est à la fois pauvre et précaire. Ce sont deux caractéristiques assez différentes. Il y a une grosse discussion sur la fracture sociale. Je n’aime pas ce terme, je préfère celui de "déchirure sociale". Quand vous dite "fracture", vous pensez à quelque chose qui est cassé net (et c’est la traduction delorienne des "deux tiers" : en pensant que les deux tiers restants sont les deux du haut) ; quand vous dites "déchirure sociale", vous pensez à un processus qui n’a aucune raison de s’arrêter. Si l’on n’arrive pas à mettre un point de suture quelque part, il n’y a aucune raison que la machine à exclure s’arrête, et ce qui est terrible dans la société en sablier, c’est que la déchirure remonte vers ceux qui sont "juste au-dessus du col" et qui ont le sentiment d’être les prochains à y passer, les prochains à basculer de l’autre côté. La polémique récente d’E. Todd contre la dramatisation de l’exclusion ("Mais enfin, c’est idiot de dire qu’il y a 10 millions ou 30 % d’exclus potentiels, en tout cas 30 % de fragilisés"), je crois qu’elle vient un peu de là. C’est vrai que le "fragilisé", c’est-à-dire celui qui est juste au dessus du col du sablier, n’est pas encore le sujet de ce livre sur le logement très social. Le problème ("misère de situation" dirait Bourdieu), c’est qu’il pense pouvoir l’être un jour !

 LA PRECARITE ET LA NOUVELLE QUESTION DU LOGEMENT

C’est pourquoi il importe de souligner que la caractéristique de "ceux d’en bas" n’est pas seulement qu’ils sont pauvres, mais qu’ils sont précaires. Du point de vue de leur niveau de revenu moyen, et en moyenne mobile sur trois ans par exemple, ils sont nettement plus riches que ceux qui accédaient aux Programmes Sociaux de Relogement, voire au H.L.M., en 1960. Simplement, ceux qui étaient des pauvres en H.L.M. en 1960 avaient un emploi stable et un revenu qui augmentait de 6 ou 7 %, en pouvoir d’achat, par an, déjà depuis dix ans, et ils avaient la perspective de le voir augmenter à la même vitesse pendant encore au moins quinze ans. Tandis que, à revenu égal, voire 30 ou 40 % supérieur, celui qui est maintenant dans les "zones de relégation", en H.L.M., eh bien c’est quelqu’un qui, du jour au lendemain, peut perdre son emploi, et aura perdu en quelques mois ses garanties de revenus, c’est-à-dire les allocations de chômage. Supposons qu’il retrouve un emploi : il se sera peut-être passé six mois où il n’aura plus touché de quoi se loger.

Je crois que, si l’on n’a pas en tête les deux aspects de la situation de la partie basse de la société en sablier (un revenu bas et précaire), on ne voit pas l’ampleur du problème du logement social. C’est non seulement un problème de distribution, mais un problème de précarité. C’est-à-dire que ceux d’en bas n’ont plus la perspective globale, macro-économique, de s’élever, mais en plus, individuellement, et jusqu’assez haut dans la distribution des revenus, ils ont la perspective, non négligeable pour leur propre bailleur évidemment, de perdre tout revenu. Et là, vous voyez comment la politique de 1977 devient doublement inadaptée. Premièrement, elle croyait n’avoir que transitoirement à financer l’accès au logement social de base (mais quand même normé), dans la hiérarchie des logements : financer l’accès à la marche du bas, pour ceux qui sont encore un petit peu trop bas, dans une hiérarchie des revenus qui de toute façon montait. Cela, c’était un problème de redistribution. Mais on supposait qu’il s’agissait toujours d’un complément à un revenu principal, qui était le revenu salarial. Alors que maintenant, de façon aléatoire mais significative (de l’ordre de 20 ou 30 % de probabilité), le revenu le plus stable sera l’aide de l’État au logement (l’APL), et ce sera le seul revenu perçu pendant un période transitoire et parfois même définitive (pour les chômeurs de longue durée).

Voilà le changement radical qui se met en place. Les différentes équipes d’enquête montrent ce fait massif : le grand problème de la politique sociale du logement, c’est qu’elle est pratiquement absorbée par les suites de l’APL. Non seulement l’APL est un gouffre, mais ce qui vient en filet de sauvetage de l’APL, c’est-à-dire le Fond de Solidarité Logement, devient lui même un gouffre, à cause des deux phénomènes dont je vient de parler.

La "désolvabilisation" est évidemment la première mauvaise surprise. Mais tout aussi important est l’aspect de précarité. On ne peut pas se contenter de dire : "Vous avez plein de gens qui sont dans le bas de gamme du logement social, et qui ont un problème de solvabilité - et il y en a de plus en plus, contrairement à ce que pensait Barre. C’est un problème de redistribution, il suffit d’augmenter indéfiniment l’APL ou le FSL". Car ces locataires ont aussi le problème de leur précarité, c’est-à-dire que brutalement ils peuvent complètement perdre toute source de revenu, sauf l’APL ou le FSL. Sans compter leurs enfants, qui, n’ayant jamais été titulaire d’un logement, n’ont pas un problème de "maintien dans les lieux", mais simplement d’accès à un lieu ! Je crois que c’est le premier point qu’il faut bien comprendre du point de vue macro-économique : la politique du logement ne peut pas se substituer à une politique sociale du néo-libéralisme.

Ce qui nous mène à un problème plus général : qu’est-ce que va être, d’une façon globale, la politique sociale du néo-libéralisme ? Là je voudrais donner un autre éclairage sur tout ce que montre René Ballain et ses équipes, dans le cas du logement, à propos des effets de la destruction du fordisme. Quelles sont les grandes tendances, également au niveau mondial, de la politique sociale du néo-libéralisme, et comment cela peut également éclairer ce que l’on commence à trouver sur le terrain du logement très social en France et que rapporte ce livre ?

 LA POLITIQUE SOCIALE DU LIBERALISME

Qu’est-ce qui se passe quand il y a destruction du fordisme ? D’abord, le domaine de la "société en sablier", c’est en gros la partie occidentale de l’ancien fordisme, c’est-à-dire les pays anglo-saxons (le Canada, les États-Unis, La Grande-Bretagne) et latins (l’Espagne, Le Portugal, la France et une partie de l’Italie), qui ont choisi cette option-là. (Ce qui se passe en Allemagne, en Scandinavie, ce qui se passe au Japon est assez profondément différent). Et ce qui se passe dans cette partie du monde, c’est une évolution vers le Tiers-monde. "L’évolution vers le Tiers-monde" ne veut pas dire que tout le monde va se retrouver pauvre. Je vous rappelle le film La Comtesse aux pieds nus : même à l’apogée du fordisme, on considérait que ce qu’il y avait de plus riche au monde était un riche du Tiers-monde. Cela reste statistiquement vrai. Il est beaucoup plus agréable d’être riche au Brésil que riche au Japon, bien que le Japon soit maintenant le pays le plus développé. Une partie des anciens pays fordiens se sont lancés à la poursuite du Brésil. Les États-Unis sont largement en tête, et s’apprêtent à le dépasser, l’Angleterre est lancée à la poursuite des États-Unis, la France à la poursuite de l’Angleterre.

C’est donc vers le Tiers-monde qu’il faut se tourner pour comprendre quelles vont être les politiques sociales du libéralisme. Pas vers n’importe quel type de Tiers-monde, mais le Tiers-monde qui a connu une sorte de pseudo-fordisme, sous la forme des régimes populistes-corporatistes d’Amérique-Latine : le Brésil, le Mexique, l’Argentine, pendant une brève période le Pérou, etc., toutes ces tentatives extrêmement étatistes d’imiter le compromis fordien de 1945. Pourquoi ? Parce que, dans ces pays là, le fordisme ayant été plus caricatural, il était plus facile d’en voir les institutions. Et comme sa destruction y a été menée de main de maître par le FMI et la Banque mondiale en quelques années, il est beaucoup plus facile d’avoir une idée de ce que sont les effets de la destruction du fordisme, disons de l’aspect "Etat-Providence" du fordisme. Et troisièmement, comme cela à eu lieu, en gros, dès les années 80, il est beaucoup plus facile d’y deviner ce que va être la politique sociale de "l’après-destruction du fordisme", du néo-libéralisme.

Que se passe-t-il donc une fois que, en Amérique-Latine, on a eu détruit l’Etat-Providence Vélasquiste, Varguiste, Cardeniste, Peroniste, etc ? Dans un premier temps : rien. On détruit l’Etat-Providence, et les pauvres, qui avaient quelque chose, n’ont plus rien. Et puis, après quelques années, le Fond Monétaire et la Banque Mondiale commencent à produire d’étonnantes autocritiques : "Il y a eu des excès, un coût social excessif de la politique d’ajustement structurel". C’est que l’on a bien détruit l’Etat-Providence, c’est parfait, mais on a oublié qu’il faut quand même reproduire les corps humains, et pour cela il faut des institutions.

Mais quelles étaient donc les institutions qui jadis, avant l’Etat-Providence, veillaient sur les corps ? Il y avait la Famille, et puis il y avait l’Eglise. Après 40 ans d’Etat-Providence, l’Eglise et la Famille ont largement oublié comment on faisait. La grande famille élargie est devenue nucléaire, voire monoparentale, et l’Eglise Catholique a complètement oublié comment cela marchait, la charité. Dans les pays nassériens, boumédiénistes, etc. qui ont connu à peu près la même trajectoire, il en va autrement, parce qu’il y a d’autres églises, avec d’autres religions qui donnent encore une grande importance à l’aumône, à la charité, à la redistribution : là, les Islamistes occupent le terrain laissé vacant.

Alors, en Amérique Latine, qu’est-ce que l’on fait ? Il faut trouver quelque chose qui fasse à peu près la même chose que la famille ou l’église, c’est-à-dire des travailleurs sociaux qui bricolent de façon presque bénévole. Ça existe : les Organisations Non Gouvernementales, les ONG. Les ONG occupent massivement le terrain social en Amérique Latine - mais, à côté de nos ONG à nous, ces ONG de là-bas sont des riches. On trouve au Pérou des "Maison des femmes" avec plus de salariées que la totalité du mouvement féministe français, avec des budgets qui chiffrent en millions de dollars par an. Comment est-ce possible ? Parce que la Banque mondiale, la Banque Inter-Américaine de Développement, etc., comme il faut bien financer quelque chose pour s’occuper de la reproduction des corps, mais que l’on ne peut pas reconstruire l’Etat- Providence - on a eu assez de mal à le détruire, financent maintenant des ONG, qui deviennent des OPG, Organisations para-gouvernementales, voire des OPIG, Organisations para-inter- gouvernementales.

Allez seulement au Portugal, allez dans l’Alentejo, vous verrez ce que c’est qu’une OPIG. C’est quelque chose d’assez riche, pas très riche, mais enfin qui a parfois plus d’argent que beaucoup de ces associations que vous voyez, sur le terrain, s’occuper du logement très social en France, ou de la "politique de l’escalier", comme on le disait il y a quelques années.

Quelles sont les caractéristiques d’une politique sociale, y compris une politique sociale du logement, quand elle est menée par desOPIG ? D’abord, on abandonne le principe d’universalité, c’est-à-dire qu’on ne cherche plus à dire : "tous les citoyens sont éligibles en droit" et, donc, il n’y a plus à faire une étude exhaustive des besoins. D’ailleurs toutes les enquêtes du recueil de René Ballain confirment ce fait que, dans la politique sociale du néo-libéralisme, on ne commence pas par compter les pauvres, car on sait qu’il y en a déjà trop. C’est une situation queles économistes appellent "lewissienne", c’est-à-dire qu’il y a une offre indéfinie de pauvres : alors, d’une part, on peut envisager de les employer pour pas cher, et d’autre part on peut essayer de les loger pour pas cher. On sait très bien qu’il ne seront pas tous employés, qu’il y aura toujours un excédent structurel d’offre de travail, et un excédent structurel de mal logés, pas logés, etc. Il n’est pas question de les loger tous, mais on va essayer, parce que c’est une "politique d’ordre public" d’en loger le maximum.

Comme il n’y a plus de règle, mais une offre, en quelque sorte lewissienne, de mal logés, ceux qui vont s’occuper d’essayer, tout de même, de les loger, eh bien ! ils vont pouvoir choisir. Et dès l’instant qu’on a le choix, eh bien on va faire ce que l’on sait faire, ou ce qu’on a envie de faire. Les Islamistes vont loger les musulmans, les maisons de femmes vont plutôt loger des femmes battues, etc. "L’offreur de solidarité", qu’est-ce que c’est ? C’est une ONG qui est à l’interface entre le bailleur de fonds, qui peut être la Banque mondiale ou le Ministère du logement, et des pauvres. L’offreur va avoir "ses pauvres", en quelque sorte, qu’il va essayer de structurer en "clientèle". C’est extrêmement net dans le ProNaSol mexicain, comme dans ce qui reste de politique sociale peroniste en Argentine, etc.

Chaque structure va avoir ses propres pauvres et donc elle va instituer des filières de recrutement de ses propres pauvres, avec un double aspect. Il y a une filière du côté des pauvres, c’est-à-dire qu’il y a une segmentation du type de pauvres que l’on va recruter, et il va y avoir une lutte "inter-féodale", en quelque sorte, par rapport à l’appareil d’État, ou par rapport aux appareils inter-gouvernementaux. C’est vrai dans le cas de l’Amérique Latine, mais encore une fois, c’est déjà le cas au Portugal. L’Etat social néo-libéral européen est en fait déjà un État international, l’Union Européenne, et on en a pleinement conscience au Portugal (et je crois que, dans le Valenciennois, c’est déjà le cas). L’État vers lequel on se tourne, c’est déjà Bruxelles, y compris pour loger les pauvres.

Donc l’ONG ou l’OPIG va devoir se battre, dans un rapport de double concurrence, d’une part pour recruter son "corral de pauvres", en quelque sorte, et d’autre part contre d’autres demandeurs de fonds (avec des règlements de compte effroyables, auprès desquels la lutte entre l’ARC et la Ligue contre le Cancer ne seront que petits conflits en dentelle) pour s’approprier auprès des bailleurs de fonds une certaine partie de l’argent qui est à redistribuer.

On retrouve un peu tout cela, dans la question du logement social, aujourd’hui, en France, mais avec de grandes spécificités. J’ai parlé du "général", mais on voit tout de suite le spécifique. Premièrement, la France, attention, ce n’est pas n’importe quel pays. C’est la mère des arts, des armes et des lois. Déjà, sous François 1er, l’État Français, c’était quelque chose, et même sous Philippe Auguste. Cet État ne va pas se laisser faire, et l’on voit des petits morceaux d’appareils d’État (c’est ce qui est extraordinairement frappant dans le livre de René Ballain) déjà se comporter comme des ONG : "Puisque que c’est comme ça que l’on obtient des crédits, eh bien on va faire pareil" ! Et on voit un Ministère (L’Equipement) qui remonte à Louvois, à Colbert, on voit des DDE se comporter comme des ONG, se battant sur ce double marché pour recruter leurs pauvres et accaparer un secteur des bailleurs de fonds. On voit les Caisses d’Allocations Familiales faire pareil. On voit ces morceaux d’appareil d’Etat, qui ont très bien compris le système -d’ailleurs ils sont chargés de le mettre en ½uvre vis-à-vis des ONG-, qui s’aperçoivent que l’État, lui même, est en train de se décentraliser, de se reféodaliser d’une certaine façon, on les voit adopter exactement cette tactique : clientélaire d’un côté, concurrentielle de l’autre, vis-à-vis d’autres morceaux de l’appareil d’État, pour canaliser la plus grande partie du secteur de l’aide sociale.

 L’OPTION REALISTE-CYNIQUE

En conclusion, et puisque j’ai introduit mon intervention en critiquant l’éthique implicite du discours de René Ballain, je voudrais finir par quelques considérations de prospective déontologique, afin que vous ne vous mépreniez pas sur l’ironie de ma rhétorique. On va forcément avoir à prendre en compte cette donnée : il n’est pas possible, au seul niveau de la question du logement, de tenter de réduire la déchirure sociale. Car on n’agit pas ici au niveau de l’origine du problème. On est déjà au niveau des conséquences, quand on traite la question du logement. Alors, renonçons à toutes les critiques du genre "vous pérennisez la précarité, etc." Les acteurs du logement social font ce qu’ils peuvent dans une situation où les coupables sont plutôt du côté de Bercy que du côté de la Grande Arche. Mais il n’y a pas que Bercy, il y a tous ceux qui, à partir de la fin des années 1970, et tout le long des années 80, ont choisi la "mauvaise" sortie de la crise du fordisme, pendant que d’autres pays choisissaient une meilleure sortie. Face à cette situation, vous aurez trois possibilités, y compris sur la question du logement.

La première option est le réalisme cynique. "Le contexte général est ce qu’il est, c’est une évolution inéluctable, c’est la mondialisation, c’est la modernisation, c’est l’ouverture du grand marché en 1992, c’est la monnaie unique en 1999... [Il y aura toujours quelque chose, qui nous fera accepter le Réel parce qu’il est Rationnel]. Finalement, il n’y a qu’à s’y adapter, et ce n’est pas si mal que ça. Alors, puisque l’on va vers la brésilianisation, acceptons-la, regardons comment ça marche, et faisons une politique sociale du logement adaptée à la brésilianisation. Logeons les Maliens, en grande banlieue, dans des Algecos".

Là, vous le voyez tout de suite, il y a un énorme problème. Retourner vers le Brésil implique des mutations qui ne sont pas si faciles. D’abord on n’a pas l’habitude, ce n’est pas "légitime", cela provoque des sursauts. Et même s’il n’y avait pas ce problème, ce ne serait techniquement pas si simple. Car ce n’est pas la même chose que d’avoir, comme Après-guerre, une société encore largement flexible, mais qui se normalise, ou, comme aujourd’hui, une société qui était rigide et fordiste, et qui se flexibilise. On ne parcours pas le chemin dans le même sens.

Vous aviez en 1945 une population pauvre et précaire, et petit à petit elle se social-démocratisait, mais on partait de l’acquis de la forme de logements antérieurs, préfordistes. On avait des "logis-tanières", on avait les courées, et donc on avait un problème d’outils juridiques de gestion de ces taudis comme parc social. Ce fut la loi de 1948 et la Surface Corrigée, qui était un système grâce auquel on améliorait des courées ou des "Derniers Etages" pour les rapprocher du logement social normal, construit directement sous forme d’H.L.M. Aujourd’hui, c’est différent, car vous n’avez pas de loi pour transformer en taudis un parc de H.L.M. Vous avez un outil de fait : cela s’appelle la copropriété. Quand vous transformez un parc social en copropriété, parce qu’aucun propriétaire bailleur ne veut garder ce parc qui se dévalue, devient ghetto, zone de relégation, là vous enclenchez un mécanisme de transformation d’un parc social H.L.M. en logis-tanière. Ce n’est pas la favela : c’est ce qu’on appelle les "corticos" au Brésil, c’est-à-dire les taudis verticaux. La Cité des Bosquets à Montfermeil, c’est un peu ce système là. Et il faut les créer, cela va prendre du temps. L’erreur des Maliens, qui ont pensé faire une favela sur l’esplanade de Vincennes, c’est qu’ils croyaient que l’on pouvait faire ce genre de chose en centre ville. Non, on ne peut pas ! Je crois qu’il y a tout un nouveau problème de division de l’espace, et là encore je rappelle mon regret que l’on n’ait pas étudié la Petite Couronne et la Ville de Paris dans ce rapport.

Le problème de la rente foncière jouera un rôle énorme dans toute cette histoire. Vous me direz : "C’est la même chose au Brésil" ! Pas vraiment. Au Brésil les bidonvilles peuvent s’encastrer tout près du centre. En France, l’espace urbain est fantastiquement structuré par la rente foncière. Donc les "pauvres-précaires" vont devoir habiter très loin. Mais s’ils habitent très loin, comment vont-ils pouvoir jouer leur rôle de travailleurs précaires ? Les Maliens de Vincennes, c’était facile, puisqu’ils étaient déjà salariés de la Ville de Paris, donc on savait où aller les chercher en bus. Mais on ne pourra pas organiser un système de norias pour des travailleurs précaires logés dans l’Yonne, par exemple, et les amener, au petit matin, dans Paris. Alors il faut trouver d’autres solutions.

Il y a toute une série de problèmes de ce genre, engendrés par cette première position "réaliste-cynique". Mais de toute façon, ce sera une des composantes de la solution, et on aura à gérer cela. Il ne faut pas se voiler la face. L’absence de "politique de l’offre du logis-tanières post-fordiens", qui est pointée dans le rapport (par en ces termes, bien sûr !), présente une exception, ce n’est pas un hasard : en Charente. Ce n’est pas un hasard, parce que c’est justement dans les départements de petites villes que c’est le plus facile à faire : parce qu’il y a du logement vide, pas trop mal, pas très loin, à la campagne, dans des départements comme la Charente. Mais pour la mégapole parisienne, ce n’est pas pareil !

 RESISTANCE ET ALTERNATIVE

Une deuxième position, social-conservatrice, sera aussi une composante de la solution. Parce que qu’on est la France, parce qu’on a un Etat énorme, puissant, qui va rester, parce qu’il y a des entreprises du bâtiment parmi les plus grandes du monde, en France. Cette deuxième position affirme : "L’évolution sociale actuelle est scandaleuse, alors on continue notre politique du logement social comme avant. La norme doit rester le logement social de base, l’H.L.M. (Ou le PLA), avec sa surface, ses fenêtres, ses lavabos, etc". Cette position aura d’énormes soutiens, liés au mouvement H.L.M., aux municipalités de gauche, aux entreprises du BTP, à une grande partie du Ministère du logement. Tout un bloc social reste attaché à ce modèle de logement, et va se battre pour le maintenir le plus longtemps possible : donc il va rester une composante de la solution. Et ceux qui vont se battre pour le maintenir peuvent faire valoir qu’ils défendent une position noble, respectable. "C’est scandaleux d’abandonner la dernière conquête sociale, le dernier acquis social attaché à la réforme Barre : l’Aide Personnalisée à l’accès au logement normal en P.L.A. Il n’y a aucune raison de dire que la santé doit continuer à être financée à guichet ouvert, et de ne pas dire que le logement y a droit aussi. Et l’Éducation Nationale alors ? Tout le monde, y compris les pauvres, a le droit d’aller à l’école. Tout le monde, y compris les pauvres, a le droit d’aller en H.L.M.". On peut très bien dire cela, et on peut d’autant plus facilement le dire qu’après tout, on est maintenant dans un marché de renouvellement. Ces logements existent, ce n’est plus comme en 1945 : il s’agit de les entretenir, d’en reconstruire quelques uns, et puis de les confier à des locataires subventionnés. Ce sera donc une deuxième composante qui coexistera avec la première : la résistance au changement. Mais il y aura une troisième composante, à mon avis tout aussi respectable : l’alternative dans le changement.

La troisième position, réaliste-utopiste, défendue par les ONG liées au Quart-Monde, revient à dire : "L’évolution sociale est scandaleuse, mais, en tant qu’acteurs du logement, nous devons la prendre en compte. Il vaut mieux se battre pour loger les gens, même pas très bien, même moins bien, parce que l’on sait que l’on ne pourra plus jamais - tant qu’il n’y aura pas une révolution pour changer de post-fordisme, en quelque sorte - on ne pourra plus jamais assurer le logement social normal de base aux pauvres. On doit quand même leur assurer un logement, et à ce moment là on réfléchit à ce qu’est un logement non pas "normal", mais "digne". [Dans l’idée du logement H.L.M. "normal", il y avait en effet une triple norme : une norme juridique, une norme architecturale et une norme de redistribution sociale, qui était typiquement représentative de ce trépier du fordisme (mode de production, régime de distribution et mécanisme de régulation). Ce n’est plus tenable]. Mais au moins, ce que l’on veut, c’est un logement décent, c’est-à-dire où l’on puisse vivre de façon confortable et heureuse, et donc relativement stable. C’est cela qui doit être notre nouvelle valeur, pour laquelle on doit se battre".

J’étais un peu ironique, tout à l’heure, vis-à-vis des ONG, des OPG et surtout des OPIG. Mais il est bien évident que, de même, la logique sociale de l’avant fordisme, qui reposait sur l’Eglise, s’appuyait sur des bonnes s½urs, qui n’étaient pas forcément méchantes, contrairement à l’idée qu’elles ont pu laisser, justement, à ceux qui n’ont connu que l’Eglise comme appareil d’État de la politique sociale. Ces bonnes s½urs s’occupaient des orphelins, lesquels ne les trouvaient pas très gentilles. En fait, elles ravaudaient les déchirures de l’accumulation capitaliste primitive, avec leur bonne volonté et les moyens du bord.

Eh bien ! Je crois que le recrutement des gestionnaires de la politique sociale du logement parmi les mouvements associatifs a des aspects très positifs. C’est aussi un secteur innovateur, dévoué, c’est aussi la possibilité d’inventer une "civilité" différente de ce modèle du logement social normal, qui nous paraît aujourd’hui comme un paradis (un paradis perdu, celui où tout le monde avait droit au H.L.M.) mais qui, à l’époque, était l’objet d’une dénonciation vigoureuse : "La bourgeoisie ne loge pas les travailleurs, elle les parque". On appelait cela les logis-clapier ! Ce n’était plus les logis-tanière, les ouvriers n’étaient plus des rats, mais des lapins. C’était un progrès, certes, mais à l’époque on le vilipendait. Et aujourd’hui ne répète-t-on pas "c’est parce qu’il y a eu cet urbanisme-là, à cette époque là, qu’en plus nous avons tous les problèmes que nous avons maintenant dans les grands ensembles" ? Donc ne soyons pas trop sévères, et sachons regarder, encourager et accepter tout ce que nous apporte ce secteur des ONG en train de se transformer en OPG : ses capacités d’innovations sociales dans la production d’un nouvel habitat.


Question

Je voulais revenir sur la conclusion de Alain Lipietz, les trois possibilités, alors vous parlez de tiers-mondialisation, garder la norme et puis trouver les solutions adaptées, et vous reparlez des ONG, mais dans votre exposé vous avez exposé justement ce qui caractérisait la tiers-mondialisation, c’était la place prise par les ONG qui se substituaient leur caractère de plus en plus transnational, et alors ce que vous avez dit, et tout le monde l’a trouvé très intéressant, et cela serait très intéressant de préciser la différence entre la première et la troisième solution ?

Alain Lipietz

Je pense qu’effectivement la grande difficulté de toutes les politiques du post-fordisme, c’est qu’elles se ressemblent par certains aspects. A partir du moment où l’on admet que le fordisme était trop administratif, trop bureaucratique, trop standardisé, etc., quelle différence y a-t-il entre ceux qui disent "Il faut faire de l’autogestion" et ceux qui disent "il faut faire de l’hyper-libéralisme" ? C’est différent, bien entendu, ce sont deux solutions polairement opposées, mais par certains aspects elles se ressemblent. De même, dans la crise des années 30 (crise du capitalisme concurrentiel), le fordisme, le fascisme, le stalinisme, la sociale-démocratie se ressemblaient. Pour Polanyi, dans La grande transformation, c’était une même réaction par rapport au "libre-marché" ! Je crois que, d’une certaine façon, on est dans une nouvelle "grande transformation", et il y aura des points communs entre les différentes solutions. Don Helder Camara disait, je crois : "La Favela n’est pas un problème, c’est une solution". Toute solution que trouvent les gens à un véritable problème est une "vraie" solution... qui est peut-être plus ou moins bonne. C’est cela que je voulais dire.

La première solution, "réaliste-cynique", consiste à affirmer qu’il existe probablement un point d’équilibre dans lequel l’offre égale la demande, dans lequel le salaire en France devient concurrentiel par rapport au Tiers-Monde. C’est probablement un salaire un peu plus élevé que dans le Tiers-Monde, puisque la productivité y est plus forte. Donc, premièrement, on fixe le salaire français à ce niveau-là. Souvenez-vous, il y a deux ou trois ans, on voulait instituler un système, le "C.I.P.", dans lequel un jeune à Bac + 2 et 2 ans d’expérience pouvait gagner 70% du S.M.I.C. Moi, qui suis plutôt économiste international, j’ai tout de suite regardé mes tablettes : "4 dollars de l’heure ? Voyons, 4 dollars de l’heure... c’est le salaire d’un technicien de l’aviation brésilienne. Donc ça colle bien avec la logique ultra-libérale". Deuxième problème offre-demande : y a-t-il un endroit où l’on peut le loger, ce CIPiste ? Il faut trouver le lieu où la rente foncière permette de vivre avec 4 dollars de l’heure. Probablement oui, dans l’Yonne, c’est possible. En se levant très tôt (mais comme il est jeune, ce n’est pas bien grave) pour aller travailler dans les Hauts-de-Seine, le CIPiste trouvera un logement. Et le fonctionnaire de catégorie B qui travaille à la Grande Arche trouvera un logement dans le Val d’Oise. C’est cela, la "solution 1". Au Brésil, on la retrouve, mais décalée beaucoup plus vers le bas. On trouve effectivement, à trois heures d’autobus du centre de Rio, un logement en bidonville. La loi de l’offre et de la demande, ça marche.

La troisième solution, "réaliste-utopiste", consiste au contraire à dire "Nous ne devons pas céder sur le principe que les plus pauvres doivent bénéficier de la solidarité nationale. Mais en revanche nous n’allons pas garder le système ancien, dans lequel "aider les pauvres" consiste à dire qu’ils doivent être normés, standardisés, dans un H.L.M. avec PLA, ou retapé avec un PALULOS, et s’ils ne rentrent pas dans cette norme, ils sont à la rue". On va donc inventer quelque chose, qui permettra de les loger en bricolant, en mobilisant les populations, en faisant participer les mal-logés à la production de leur propre habitat, et cela de façon co-gérée, partenariale, auto-gérée, etc. On va les aider, ou aider des associations, à bricoler un logement décent, éventuellement en Centre-ville (dans un loft, dans une courrée), mais ils auront des subventions pour le faire. Voilà la différence.




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