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par Alain Lipietz | 1er septembre 2016

Burkinis, bouffonneries, tragédies
Catalogue de réponses aux arguments des défenseurs de lois « anti-burkini »
1. L’argument du féminisme.
2. L’argument de la « guerre préventive » au djihadisme.
3. L’argument de l’identité : « On est chez nous. »
4. Wahhabisme, Réforme, laïcité, etc.
5. Pour en revenir au burkini : la loi de séparation

Le Conseil d’État a provisoirement mis fin, par son arrêt du 26 aout 2016, arrêt faisant jurisprudence contraignante pour tous les maires, à la tragi-comédie des arrêtés municipaux anti-burkini. Il l’a fait en rappelant les maires au respect, non seulement de leurs compétences définies par le Code général des collectivités territoriales, mais aussi de la Loi de 1905 et surtout de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales.

C’est en particulier en rappelant les stipulations de l’article 9 de cette Convention (qui garantit la liberté de manifester sa religion en public, et précise à quelques conditions, très restrictives, cette liberté peut être limitée), que le Conseil d’État a rendu son arrêt.

Cette double référence, dans les « visas » de l’arrêt du Conseil d’État, a vite fait mesurer à la droite extrême (c’est-à-dire Sarkozy et consorts, que l’on peut de moins en moins distinguer de l’extrême droite) les problèmes que poserait une loi anti-burkinis. Il faudrait aller jusqu’à changer la Constitution (laquelle intègre toutes les Déclarations des Droits, qui depuis 1789 détaillent la liberté religieuse) et la loi-phare de la laïcité « à la française », celle de 1905, faute de quoi le Conseil Constitutionnel pourrait lui aussi censurer une telle loi… Gageons que Sarkozy ne se risquera pas à un tel ridicule.

Hélas ! Cette sinistre bouffonnerie a déjà offert à une bonne partie de la presse étrangère une belle occasion de rire de la France. Et il ne faut pas minorer ce que ce nouvel épisode d’hystérie collective révèle de tragique sur l’état de nos concitoyens, lepénistes ou sarkozystes, mais aussi parfois de gauche (Valls), voire écologistes.

Tentant (en vain) de désamorcer le ridicule montant par un rire précoce, j’ai partagé sur mon mur Facebook un article de Bfm-TV (media pourtant sensible au point de vue de la droite extrême), soulignant que les sauveteuses australiennes musulmanes portaient des burkinis. Le même article révélait, citant l’AFP, l’origine commerciale et australienne du vêtement lui-même et les intentions « libératrices » de sa styliste, Aheda Zanetti. Il était illustré par la photo d’une alerte et souriante sauveteuse, parcourant la plage dans une tenue qui ne se distinguait de celui des surfeuses que par la forme de son bonnet : d’où mon commentaire ironique sur la comparaison entre ces deux tenues de plage. J’aurais aussi bien pu choisir la photo d’une policière londonienne en hijab ou d’un policier british en turban sikh, mais je voulais éviter le débat sur le cas de la fonction publique d’État. Mon but, derrière l’ironie, était d’insister sur le comportement tout différent des pays de culture protestante.

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Si la majeure partie de mes « ami-e-s Facebook » a partagé mon sourire, certain-e-s ne m’ont pas du tout suivi. Je voudrais ici résumer leurs arguments (et quelques autres), et mes réponses.

 1. L’argument du féminisme.

Même si certaines amies l’ont évoqué, il faut bien relever que l’argument féministe (la couverture de la peau et des cheveux comme atteinte à la dignité des femmes) fut brandi principalement par des hommes que l’on n’avait jamais connu sur ce terrain. On eut droit à une mini-crise gouvernementale opposant un homme, M. Valls, soutenant les arrêtés, et deux femmes, Najat Vallaud-Belkacem et Marisol Touraine, qui les condamnaient, tout comme les organisations telles que Osez le féminisme.

Soyons clair : j’ai toujours soutenu que, pour les hommes, et dans toutes les religions, l’injonction à la pudeur adressée aux femmes au nom de Dieu était essentiellement phallocratique. Mais en même temps, il est dans la nature de la religion, qui est une forme socialisée, codifiée, de spiritualité, de rechercher des rites conventionnels exprimant la relation à Dieu de celles et ceux qui y croient. La liberté religieuse, conquête des révolutions hollandaise, anglaise, américaine et française, c’est avant tout la liberté des rites publics, qui est expressément garantie par des « déclarations des Droits » de plus en plus précises, en particulier depuis la Shoah, la plus immense persécution religieuse de tous les temps. Il faut relire la Déclaration universelle de 1947 et sa déclinaison européenne (renvoyant à la juridiction de la Cour de Strasbourg), la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales invoquée par le Conseil d’État.

C’est l’article 9, qu’il faut lire en entier. Il définit « la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. » Son second alinéa est entièrement consacré à la « liberté de manifestation publique » de sa religion, car c’est en réalité la seule chose qu’il soit nécessaire de « sauvegarder » : même l’esclave ou le déporté peut toujours conserver sa foi dans son for intérieur !

Il est en réalité impossible de dire de l’extérieur si une femme, pratiquant un rite, le fait sur injonction de son mari ou des hommes de sa famille comme signifiant sa dépendance envers eux, ou de sa propre initiative comme signifiant sa relation à Dieu. Sans compter l’expression de sa culture ou, dans le cas qui nous intéresse, de sa pudeur. Seul le contexte le permettrait.

Or, pendant tout ce mois d’Aout, on n’a jamais vu les policiers des mairies sarkozystes ou lepénistes demander à une femme en burkini sur la plage : « Madame, auriez vous l’obligeance de nous signaler si un homme vous oblige à porter cette tenue incommode ? Si vous ne souhaitez pas nous répondre, voici l’adresse de la délégation régionale aux droits des femmes, qui pourra vous conseiller et vous soutenir. »

Non. On a vu des policiers en armes, boutonnés jusqu’au col, interpeler des femmes allongées sur la plage aussi vêtues qu’eux, et les obliger à se mettre à moitié nues. Spectacle d’épouvante qui évoque « les pires périodes de notre histoire », et je ne pense pas à l’Occupation, mais à la guerre d’Algérie. Les photos et vidéos qui ont circulé sur le net sont si désastreuses pour l’uniforme français que des maires responsables de ces ordres infâmes ont parlé de « montage », manière embarrassée de reconnaître que « si » les choses se sont passées effectivement ainsi (et bien sûr que ce fut le cas !), alors oui, ils ont de quoi avoir honte.

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Ces images terribles (et le plus terrible pour notre démocratie est qu’elle ont été supportées par les voisins de plage de ces femmes ainsi humiliées en public, par des agents de la force publique) règlent en tout cas un vieux débat soulevé par les féministes : l’injonction de semi-nudité est-elle vraiment une libération pour les femmes ?

La seule libération qu’aient visée les femmes est la liberté de se couvrir ou de se découvrir, dans des limites « culturelles » selon lesquelles on ne découvre pas ses organes sexuels en public (le cas des seins nus, étudiés par Kaufmann, étant lui-même codifié). Et ce fut un long combat, depuis que Georges Sand porta le pantalon jusqu’au Women’s Lib qui brula des soutien-gorges.

Mais jamais aucune norme bourgeoise de « bonnes mœurs », jamais un combat des féministes, n’a fixé de limite supérieure au droit pour les femmes de se couvrir, où que ce soit.

C’est de façon assez hypocrite, en visant déjà implicitement les seuls burqa et niqab, que la loi française de 2010 interdit de se couvrir le visage en public. Tout en exprimant mon hostilité fondamentale à la rupture de commune humanité, volontaire ou subie, que représente le niqab (à la différence du foulard), je gardais des doutes sur cette loi interdisant ce qu’il valait mieux dissuader par le débat. Je n’imaginais pas que 6 années plus tard on en serait à interdire à des femmes de se couvrir les cuisses et les bras sur les plages... au nom de la liberté des femmes.

Ceux qui prétendent fixer de telles règles sont tout simplement les phallocrates qui estiment que les femmes doivent s’offrir au regard des hommes le plus dénudées possible (un correspondant facebook a été jusqu’à m’écrire qu’une femme doit se « dénuder » pour pénétrer sur une plage de la République ), afin de leur permettre de se rincer l’œil (ou de ricaner). Kaufmann notait déjà que l’initiative des seins nus émanait le plus souvent des maris : des seins-trophés.

Comme souvent, la palme revint à M. Valls qui lança : « Marianne, l’image de la République, a les seins nus, parce que qu’elle nourrit le peuple ! ». La Maman ou la Putain.

La même « libération » concerne d’ailleurs les sportives : nous avons eu droit pendant les jeux de Rio à une polémique sur le droit des athlètes de beach-volley à ne pas jouer en bikini pour le plaisir des spectateurs. Si vous avez un doute sur les mobiles de telles injonctions de semi-nudité, regardez ces sélections d’athlètes « les plus chaudasses » des jeux de Rio, que vous trouverez facilement sur le net ( cherchez hottest female athletes). Et imaginez les conversations entre policiers à l’hôtel de police municipale de Cannes après ces interpellations, à l’heure du pastis.

 2. L’argument de la « guerre préventive »

Cette expression remonte à 20 ans, au temps du premier débat sur le foulard des soeurs Lévy. Elle résumait l’argument : « Si on laisse faire certaines grandes filles, prosélytes musulmanes, ce sera une pression sur leurs camarades qui n’oseront pas refuser ». Argument qui aujourd’hui se télescope avec le « Nous sommes en guerre » de Manuel Valls, lequel a précisé (Le Canard enchainé du 31 aout) que, « si on laisse faire, dans deux ans plus aucune jeune magrébine n’osera se baigner en maillot. » Cette fois la pression ne viendrait pas des mecs, mais des autres femmes musulmanes, agents volontaires d’une idéologie totalitaire : l’islam djihadiste.
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Je suis de ceux qui pensèrent que l’affirmation « Nous sommes en guerre » (assurément valable avec l’État Islamique, État par fait accompli, et dans une moindre mesure avec Al Qaeda) était lourde de menaces, comme le maccartisme. Quand une institution politique étrangère est en guerre avec notre pays au nom d’une religion ou d’une idéologie, faut-il considérer comme des traitres en puissance celles et ceux qui partagent une forme, même très différente, de cette religion ou de cette idéologie ? Cette question (autrefois celle des communistes) mérite d’autant plus discussion que les attentats de cet été ont une « causalité islamiste » de plus en plus douteuse, voire décrétée après coup, et pas par l’assassin, comme à Nice. On s’achemine vers une dissociation entre le terrorisme et l’islamisme, même extrémiste ! (J’en dirai encore un mot un peu plus loin).

Mais laissons ce débat-là, et réduisons-le à la question « Des vêtements ostensiblement musulmans peuvent-ils conduire des femmes vers des actes criminels ? ».

Bien évidemment, la différence entre la surfeuse ou la sauveteuse australienne et la porteuse de burkini (aussitôt étendue par les maires de droite et leurs policiers à celles qui se pointent habillées en tunique et foulard sur la plage, et, pire, dans la mer), c’est que, à quelque détail, on voit bien que cette tenue est « musulmane ». Pas par la forme du bonnet, m’a fait remarqué un correspondant, mais par le caractère flottant du vêtement. Bref : Oui à la combinaison de bain intégrale, du moment qu’elle souligne la taille !

Premières remarques immédiates. Ce n’est donc pas le vêtement, si couvrant soit-il, qui sera visé dans la loi dont rêve la droite extrême, mais le « mobile ». Les baigneuses frileuses, les sauveteuses et les surfeuses garderont le droit à la combinaison intégrale (surtout dans l’eau froide) si… ce n’est pas par religion. Les autres devront se « dénuder ». Un délit d’opinion religieuse caractérisé, sanctionné administrativement (sans juge) par une humiliation publique ? Donc irrémédiablement inconstitutionnel, car contraire à toutes les versions des déclarations des droits de la personne humaine.

C’est encore plus compliqué. J’ai visionné quantité de reportages sur le sujet, notamment sur les plages où « ça se passe sans problème », et coexistent : femmes aux seins nus, deux pièces, une pièce, combinaisons « laïques » (lol), personnes tout habillées de tenues européennes (re-lol) n’ayant ni l’intention de bronzer ni de se baigner, femmes visiblement turques ou maghrébines se baignant en tuniques-foulards, burkinis. Dans l’avant-dernière situation on devine des femmes qui n’avaient pas l’habitude d’entrer dans l’eau en public mais « n’y tiennent plus », et dans la dernière (les burkinis) : les mêmes, plus des effrontées « extrémistes et provocatrices » (en général ados). À noter que sur les plages turques que je fréquente depuis des années, on voit coexister les mêmes catégories, à l’exception des « seins nus ».

Intéressons-nous d’abord à la catégorie « femmes d’apparence magrébine ou turque d’un certain âge qui se jettent à l’eau toutes habillées et en foulard, éventuellement en burkini si elles en ont les moyens ». Ce sont elles que vise l’argumentaire de l’inventeuse du burkini, et assurément, pour elles, le burkini (et auparavant la hardiesse de se baigner en public toute habillée) est une « libération ». Elles osent enfin concilier le désir de se baigner et… quoi exactement ? Non pas tout simplement « leur religion », mais plutôt leurs « traditions », leur conception (souvent paysanne) de « ce qui se fait », mais aussi leur pudeur.

Pour elles, l’injonction au deux-pièces et même au maillot de bain monopièce « occidental » est une terrible oppression. Pour les européennes « laïques » qui n’aiment ni leurs ventre ni leurs cuisses aussi, d’ailleurs. « Apprendre à ne plus avoir honte » serait certes une libération. Et pour pas mal d’homme aussi : mesure-t-on, sur une plage française, le pourcentage moyen de peau d’hommes dénudé et le compare-t-on à celui des femmes ? On aurait des surprises. Et dans la rue ? et au bureau ? Mais ce n’est certes pas le boulot de la loi ni de la police que d’imposer cette libération-là.

Venons-en enfin à la dernière catégorie, les musulmanes « extrémistes et provocatrices », bref plus ostentatoires qu’ostensibles, seules véritablement concernées par la guerre préventive contre un islamisme politique et potentiellement terroriste. Celles qui s’attifent ainsi (et vraisemblablement arborent, hors des plages, des hijab démonstratifs, sur un jean serré ou sur une chasuble informe) sont-elles une avant-garde idéologique de l’EI ?

Il est assez peu probable que des djihadistes, apprenties terroristes, tiennent à se faire ainsi repérer. Je pense qu’il faut distinguer au moins deux sous-catégories.

* Il y a une dynamique extrémiste dans tout engagement. Le désir de perfection d’un(e) adolescent(e) qui découvre ou retrouve la foi (quelle qu’elle soit) le ou la poussera toujours vers la recherche d’une perfection : faire le pèlerinage de Chartre, aller à la messe tous les matins, et, pour une musulmane, être « encore plus couverte », et même dans l’eau.

* Il existe désormais un « carnavalisme identitaire », au sens de la sociologie culturelle anglo-saxonne (par analogie avec les carnavals italiens où l’on se rend avec le costume de son quartier, le maillot de son équipe de foot, etc). Dans les cas d’une religion stigmatisée, cette réaction est aggravée par l’effet « Nous sommes tous des Juifs allemands » : « Ah, vous nous calculez mal pour ce que nous sommes ? Alors on va vous monter que nous en sommes fières ! »

Ne nous voilons pas la face : les deux attitudes, foi extrémiste ou carnavalisme identitaire, peuvent conduire (dans un cas sur dix mille ?) au djihadisme. Soit par générosité (on tue des enfants de ma religion en Syrie : j’y vais), soit par la sottise de l’appartenance à une « tribu » (cas illustré tragiquement par la cousine Hasna d’un terroriste du 13 novembre, qui n’avait certes pas idée de « où ça l’entrainerait ».) Mais ce sont deux voies de radicalisation parmi tant d’autres, sans doute pas les plus courantes (récapitulez-vous les attentats de cette année), et il est imbécile de considérer toute nageuse en burkini comme une terroriste en puissance.

Et surtout, puisqu’on leur fait une guerre préventive : quel effet d’entrainement sur « les autres » jeunes filles musulmanes ? Peut-on croire à « si tu es une vraie musulmanes, alors tu dois mettre un burkini » ? Un tel argument ne peut transiter que par un chainon implicite : « car tu vois bien comment on réprime les vraies musulmanes ». Et donc les auteurs des arrêtés anti-burkinis sont les agents recruteurs des formes religieuses extrémistes, et par ce biais, potentiellement, de l’islamisme politique violent.

Le plus stupéfiant est que la droite extrême en a conscience, dès lors qu’elle emploie le mot « provocation ». Dans le sport comme en politique, dans la diplomatie comme dans la guerre, « provocation » a un sens précis : une initiative de A pour amener B à réagir d’une certaine façon qui le mettra en position de faiblesse devant A. Amener un boxeur à se découvrir, un adversaire militaire à dévoiler ses positions, un adversaire politique à se mettre dans son tort vis-à-vis d’un secteur de l’opinion que A cherche à conquérir. La victimisation, le martyre est alors le but même de la provocation : « Provocation-répression-solidarité ». La seule réaction valable pour B est … de ne pas céder à la provocation. C’est à dire : faire semblant de l’ignorer.

 3. L’argument de l’identité : « On est chez nous. »

Alors, que cherche exactement cette droite extrême qui « cède à la provocation » ? Eh bien, comme l’EI : casser la société françaises en deux, et mettre de son coté… la part qui vote le plus. Ce qui nous amène sans doute au « vrai argument ».

Oui, nous sommes « en guerre » (bémol...), mais contre le lepeno-sarkozysme. Ce que j’appelais en en 2003 « affaire Dreyfus en miniature » est en passe de devenir, comme le remarque Michel Wieviorka, une affaire Dreyfus tout court, une « guerre des deux Frances », une crise où sur un prétexte mineur se redéfinit la République, sa conception de la liberté, le périmètre de l’identité nationale. Un prétexte mineur où, quand même, en couvrant le véritable espion (Esterházy), la droite avait déjà fait le jeu de l’ennemi extérieur… au nom de la défense de la France !

Je discute ici cet argument parce qu’il est l’explication principale de la tactique de l’extrême droite et de la droite extrême, mais aussi de Valls, parce qu’il se retrouve (marginalement) sur ma page Facebook, parce qu’il correspond à une indéniable réalité, une réalité qu’il faut comprendre. En revanche je ne répondrai pas aux arguments de type « On autorisera le burkini quand l’Arabie saoudite autorisera le string ». La République Française ne négocie pas ses lois et ses mœurs avec une monarchie islamiste. (PS : je lis dans Le Canard enchainé que cet argument puéril est repris par Luc Ferry. J’ai un doute, mais au point où il en est…)

Comprendre, ce n’est pas excuser, contrairement à ce que dit Valls, mais apprendre éventuellement à combattre. Et c’est vrai aussi pour l’islamophobie, fut-elle populaire. Car on assiste désormais à de (très minoritaires) mouvements de foule sur les plages contre des femmes en burkini, mouvements dont les maires sarkozystes ou frontistes ont donné le signal. Comme Sarkozy avait déjà donné le signal des pogroms anti-Roms par son discours de Grenoble, lui aussi approuvé par M. Valls (qui juge les Roms « inassimilables »). On sait que les pogroms, incités en sous-main par les dominants, peuvent en effet entraîner les foules.

Cette guerre des deux Frances traverse la droite et la gauche (comme l’affaire Dreyfus…) Et, comme lors de l’affaire Dreyfus, cette guerre, je pense que la République la gagnera. Non sans difficultés.

De fait, il y a une exaspération spontanée des « petits blancs » contre la visibilité récemment acquise des minorités. Et il est facile pour les politiciens de droite de surfer sur cette exaspération spontanée, et de la couvrir d’une argumentation populiste, du genre : « Les ouvriers blancs d’autrefois, défenseurs de la République, ont été laminés par les injonctions libérales de Bruxelles. Tout ce qui leur reste, c’est la fierté d’être Français. Alors, si les bobos et leurs alliés immigrés leur imposent une France qu’ils ne reconnaissent plus, il est juste qu’ils se révoltent ».

Je n’ai aucune idée de la pondération par catégories sociales (prolétaires, petits bourgeois ou bourgeois) des réactions anti-burkini. Mais il est certain que les ouvriers blancs masculins ont majoritairement voté pour le Non au TCE en France, pour le Brexit en Angleterre du Nord, pour Trump aux USA, pour Poutine en Russie etc. Et les bobos (bourgeois – bohêmes, c’est-à-dire, dans la classification de Bourdieu, les détenteurs d’un capital principalement culturel, ce qu’on appelait autrefois l’intelligentsia, la petite bourgeoisie intellectuelle) ont fait l’inverse. L’intelligentsia se fiche très majoritairement de l’accoutrement des musulmanes quand elles se baignent, et ne lève le sourcil que quand l’État prétend régenter les tenues vestimentaires et les rites religieux.

Je comprends donc aussi, sans l’excuser, l’attitude de Sarkozy et de Valls, ceux qui imposent le libéralisme et ses conséquences sociales et tentent de s’en dédouaner en attisant la colère populaire contre des boucs émissaires : les Roms, et autres immigrés « non assimilables » tels que les musulmanes pratiquantes, etc.

Il n’y a qu’une façon de combattre cet argument : faire comme d’habitude, comme le socialisme et l’écologie, mais aussi l’intelligentsia, l’ont toujours fait. Combattre le libéralisme économique, se battre pour la justice sociale… et expliquer inlassablement le b-a-ba de la République laïque : que toutes les religions et irréligions y ont leur place, que les musulmanes font aussi partie des classes populaires, comme les Bougnats, les Polacs et les Ritals, et que les « d’origine maghrébine » sont majoritaires, avec toutes leurs rancœurs post-coloniales, au cœur de la classe ouvrière : dans l’industrie automobile

Et que c’est comme ça chez nous, les Français. Parce qu’on s’est battu pour ça.

 4. Wahhabisme, Réforme, laïcité, etc.

A mes arguments contre la guerre préventive, des correspondants m’opposent une expertise surprenante. En fait je serais bien naïf. Le burkini des sauveteuses australiennes ou des clientes de leur fournisseur serait non pas un effet de leur tradition, de leur pudeur, de leur souci d’un marqueur identitaire ou de leur religion musulmane « en général », mais le résultat de la diffusion d’une idéologie précise : le wahhabisme.

J’ai lu différents bouquins sur les débats islamiques, par exemple l’introduction de Sabrina Marvin que je recommande, ou le passionnant essai d’Ali Benmakhlouf. Il m’arrive même de parcourir les débats de Oumma.com, aussi exotiques à mes yeux que doivent l’être pour un musulman les querelles byzantines sur la procession du Saint-Esprit . Et je connais un peu le seul pays officiellement wahhabite, l’Arabie saoudite.

Il me paraît tout simplement grotesque d’affirmer que des wahhabites de l’époque ou d’aujourd’hui approuveraient le port du burkini.

Mais la référence à Mohammed ben Abdelwahhab ou à son prédécesseur spirituel Ibn Taymiyya, en effet fréquente chez les djihadistes et encore plus chez les salafistes, si elle nous éloigne du burkini, souligne un vrai problème : celui de la Réforme.

Un correspondant musulman de Villejuif m’avait reproché d’attribuer l’étiquette « musulman » à des terroristes. Il a raison en un sens, et je suis le premier à supplier quiconque a quelque autorité en science islamique de multiplier les dénonciations du terrorisme djihadiste : « L’Islam, ce n’est pas ça, c’est même le contraire de ça ». (PS : Et je supplie les "laïcs" d’écouter les musulmans qui se dissocient du terrorisme, y compris après avoir frayé avec l’islam politique radical, au lieu de répéter en boucle que les clercs musulmans n’osent pas critiquer le djihadisme).

Mais je sais très bien que toutes les religions, toutes les idéologies, y compris le marxisme ou la République, ont leurs déviations terroristes : « Il n’y a plus de Vendée. Elle est morte sous notre sabre libre, avec ses femmes et ses enfants. Plus de Vendée, citoyens républicains, je viens de l’enterrer dans les marais et dans les bois de Savenay, suivants les ordres que vous m’avez donnés [...]. J’ai écrasé les enfants sous les sabots des chevaux, massacré les femmes qui au moins pour celles-là n’enfanteront plus de brigands. Je n’ai pas un prisonnier à me reprocher, j’ai tout exterminé. » (Général François-Joseph Westermann, rapport au Comité de Salut Public).

C’est pourquoi justement il est important de mobiliser l’Islam contre le terrorisme, y compris quand celui-ci peut s’appuyer sur un verset isolé du saint Coran : parce que ce terrorisme se dit, se croit islamique !

Sur le fond, je suis d’accord, en ce qui concerne l’Europe — et pas le Moyen Orient, évidemment ! — avec Olivier Roy contre Gilles Kepel : nous assistons surtout à une « islamisation de la radicalité » plutôt qu’à une « radicalisation de l’islamisme ». Un mélange d’échec social et de problèmes psychologiques peut conduire à la volonté « radicale » d’en finir en tuant les symboles de ce qu’on exècre, tout en s’immolant soi-même dans la recherche de quelque rédemption. Ensuite seulement on cherche ce qui va vous rédimer, et l’islam est actuellement le principal logo sur le marché. Mais les auteurs des tueries de Zug ou de Nanterre, comme des tueries classiques en Allemagne ou aux USA, se dispensent volontiers de la seconde étape.

Reste qu’en effet la diffusion d’une idéologie musulmane violente (il ne m’appartient pas, on en discutera plus loin, de dire quel est « le vrai islam ») apporte un supplément d’âme, si l’on ose dire, aux radicalisés hésitant devant le passage à l’acte, tout comme le discours islamophobe ou romophobe d’un Sarkozy ouvre les vannes des pogroms.

Dès lors que l’on considère que certaines variantes de l’islam (que les autres variantes condamnent) sont des appels au meurtre, alors en effet la République doit prendre des mesures contre elles. Et si ces variantes s’appuient sur des textes fondateurs, alors la République est en droit de demander aux « exégètes islamiques » de calmer le jeu, en soulignant le caractère poétique, allégorique ou historiquement daté de ces expressions (genre Mikhaïl Toukhatchevski : « La route de l’incendie mondial passe sur le cadavre de la Pologne »).

Un exemple : le jeune assassin de père Hamel, à Saint Etienne de Rouvray. On sait qu’il souffrait de problèmes psychiatriques depuis son enfance. Cependant, selon le témoignage des sœurs prises en otage, il a esquissé une discussion géopolitique (des représailles contre les bombardement français en Syrie) mais aussi théologique avec ses victimes religieuses : sur la « double nature » du Christ. C’est le point d’achoppement entre chrétiens et musulmans. Pour la majorité des premiers (mais pas tous ! ) Jésus est fils de Dieu, « associé » au Père au sein de la divinité unique. Pour les musulmans, c’est le plus grand des prophètes, mais ce n’est qu’un homme. Associer en Dieu plusieurs personnes, c’est du polythéisme. Le jeune avait donc été influencé par la propagande islamique et sa mobilisation du verset « Tuez-les [les polythéistes], où que vous les rencontriez, car l’Association est plus grave que le meurtre. »

Critiquer l’usage criminel de versets de ce genre passe par un retour au texte et son exégèse, comme il a fallu relativiser le « Je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive, je dresserai le fils contre le père et le frère contre le frère » de l’Évangile de Matthieu (10.34-36) Certains sites musulmans le font, et fort bien. Mais pas tous, pas assez, pas avec assez d’autorité. Il semble manquer à l’Islam un effort de modernisation fondé sur le libre examen : une Réforme, à l’image de ce que fut la réforme protestante initiée au XVIe siècle.

Mais le problème, c’est que justement Abdelwahhab et Taymiyya sont des « réformateurs » et qu’ils ont recours au libre-examen, et plaident le retour à l’interprétation (ijtihad) des textes originaux ! Mais ils ont dirigés l’ijtihad contre les principaux représentants de l’ijtihad : le Mutazilisme, école très ouverte, dès les premiers siècles de l’islam, au rationalisme et à la philosophie grecque. Qui dit libre examen et exégèse dit guerre de toutes les interprétations contre toutes. D’où la recherche (chez les chrétiens, les musulmans, ou les marxistes), d’instances de régulation par consensus.

La Réforme est toujours dirigée, au nom de l’authenticité, contre un pouvoir religieux qui a dévié, se parant d’innovations et interprétations émollientes ou corruptrices. Les Réformés (en particulier ceux du christianisme comme ceux de l’islam) sont donc toujours déchirés entre une aile « salafiste », réactionnaire et totalitaire (« le Livre saint dit que c’est comme ça et pas autrement »), et une volonté de réinterprétation moderniste du dogme dominant (« Dieu n’a pas voulu dire ça, ce sont les hommes de l’époque qui l’ont écrit ainsi. »)

Au plus fort de leurs guerres contre les puissances catholiques, évêques, princes ou empereurs, les Réformés trouvèrent des raisons de s’entretuer : Thaborites contre Utraquistes chez les Hussites de Bohême, Remontrants et Contre-remontrants pendant la guerre de 80 ans des Provinces Unies contre les Habsbourg… De même, Al Qaeda et sa scission Daesh combattent les régimes nationalistes ou marxistes arabes ou afghans, mais aussi et avant tout le wahhabisme institué de la monarchie saoudienne… tout en se battant entre eux.

Quand ils furent seuls au pouvoir, les Réformés chrétiens se montrèrent de redoutables totalitaires, tels les Pèlerins fondateurs de la colonie du Massachusetts, s’illustrant dans la chasse aux sorcières et contraignant les protestants modérés ou les catholiques à s’enfuir au Connecticut.

Si donc je vante, au début de cet article, l’esprit de tolérance et la laïcité des pays « protestants », ce n’est pas par une vertu intrinsèque de la Réforme chrétienne, mais parce que dès le XVIIIe siècle la plupart des pays protestants (Pays-Bas, Scandinavie, Grande-Bretagne et ses colonies de peuplement, USA, Canada, Australie), ayant initié l’ère des révolutions libérales-démocratiques, en tirèrent le bilan, constatèrent qu’ils n’étaient que des mosaïques de minorités (catholique, juive, X églises réformées) et en prirent leur parti : chacun croit ce qu’il veut.

Il subsiste en Hollande comme aux États-Unis des villages « réformés » où les femmes doivent s’attifer selon les diktats puritains. Mais ce n’est pas un hasard si les deux plus grands ports d’Europe, Rotterdam et Londres, sont en terre protestante et ont élu des maires musulmans : ils s’en fichent, et veulent seulement des maires « politiquement bons ».

La République Française, au contraire, a dû se battre contre un catholicisme dominant de façon écrasante. La victoire de la laïcité a pris la forme d’une guerre contre « la » religion, ou pour l’asservissement à l’État républicain de « la » religion, en l’occurrence le catholicisme. D’où les interprétations multiples de la laïcité, que détaille l’incontournable Jean Baubérot dans Les sept laïcités françaises. Il identifie notamment la laïcité antireligieuse et la laïcité « gallicane », toutes les deux vaincues par Jaurès et Briand dans le débat de 1905, et qui ressurgissent aujourd’hui à gauche, aux cotés de la laïcité « identitaire » de la droite extrême et de l’extrême droite, qui n’est qu’une islamophobie camouflant une arabophobie.

 5. Pour en revenir au burkini : la loi de séparation

Reste qu’il n’y a qu’une seule laïcité légale en France, en fonction de laquelle a tranché le Conseil d’État : celle de la loi 1905 et des Déclarations des Droits de l’Homme. On peut vouloir comme Sarkozy ou Valls en adopter une autre, mais il faut alors changer la loi de 1905 et la Constitution, et répudier la Déclaration Universelle de l’ONU comme la Convention de sauvegarde des libertés fondamentales.

S’agissant de la laïcité définie par l’article 9 de la Convention européenne (développement de l’article 19 de la Déclaration Universelle de l’ONU, des articles 4 et 10 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, etc) , l’arrêt du Conseil d’État va jusqu’à les paraphraser, comme je l’ai dit plus haut. Mais quid de la loi de 1905 ?

Il est connu que la loi de 1905 commence par l’article 1 : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. »
La quasi totalité de ce qui suit consiste à développer l’article 2 : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. » Seul le titre V (« Police des cultes ») aborde les fameuses « restrictions d’ordre public » à la liberté de culte, et n’évoque que l’usage des bâtiments publics ou religieux. Rien sur la tenue vestimentaire en public, rien sur les tenues de plage. D’ailleurs, l’arrêt du Conseil d’État ne fait aucune référence précise à la loi de 1905, si ce n’est pour dire qu’il l’a « vue ».

Qu’est-ce donc qu’il a « vu » ? Probablement le titre : « Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État. »

La laïcité à la française (contrastant avec celle des pays protestants, qui sont « neutres » en ce sens que l’État y traitent également toutes les options religieuses, libre-pensée comprise) consiste en ceci : l’État et les religions sont séparées. Les religions, COMME N’IMPORTE QUI, peuvent donner un avis sur les lois, au nom de la démocratie. L’État (gouvernement , maires ou administration) n’a pas à donner d’avis sur les dogmes ni sur les rites religieux. Sauf « ordre public » défini par la loi (pas d’excision, de polygamie, etc...)

Par exemple : une religion peut être contre l’avortement ou le mariage homosexuel et le dire. L’État s’en fiche, et ne doit tricoter ses lois qu’en fonction des Droits fondamentaux, de la Constitution et des élections. Il n’a rien à dire sur la question de savoir si une bonne musulmane se baigne toute habillée, ou au trois-quarts nue.

Et c’est très bien comme ça.




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