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[1996l] " Vivre l’ambiguité. La réforme de l’action sociale urbaine ", présenté au séminaire Sociétés en réforme, Rabat, 29 septembre. Publié dans Correspondances, Rabat (à paraître).

(art. 313).


par Alain Lipietz | 29 septembre 1996

séminaire Sociétés en réforme
Vivre l’ambiguité. La réforme de l’action sociale urbaine
Publié dans Correspondances, Rabat (à paraître).
[1996l] " Vivre l’ambiguité. La réforme de l’action sociale urbaine ", présenté au séminaire Sociétés en réforme, Rabat, 29 septembre. Publié dans Correspondances, Rabat (à paraître).

Inaugurant le séminaire Sociétés en réforme, je souhaiterais d’abord m’arrêter brièvement sur la notion de réformisme, avant d’aborder plus spécifiquement la question de la réforme de la politique sociale. Ce détour me permettra de mettre en exergue les ambiguïtés consubstantielles d’un tel courant.

Il existe deux traditions bien établies quant à la définition même du réformisme. D’aucuns affirment que la réforme s’oppose à la révolution sur les moyens à mettre en œuvre : la révolution revêtirait une forme brutale alors que la réforme renverrait à une démarche progressive. D’autres auteurs avancent le point de vue selon lequel la révolution changerait fondamentalement l’ordre des choses, par opposition à la réforme qui n’agirait que superficiellement.

Rapports sociaux fondamentaux et compromis historiques

Je défendrai l’idée que les deux conceptions évoquées à l’instant peuvent se combiner en se nuançant l’une l’autre, à condition de se référer à une vision de l’histoire comme celle développée par les régulationnistes. Ces deux visions sont héritées d’anciens auteurs marxistes qui connurent leur heure de gloire au XXème siècle. Depuis vingt ans, elles apparaissent épuisées et vieillies. Quant à l’approche régulationniste, je dirais qu’elle postule qu’il existe des rapports sociaux profondément ancrés, les "modes de production", tels que les rapports patriarcaux, et surtout les rapports capitalistes, cette combinaison des rapports marchands et salariés, rapports qui se développent de manière contradictoire. Logiquement de telles contradictions devraient provoquer une explosion de notre société. La problématique régulationniste se ramène à la question suivante : comment se fait-il qu’à certaines périodes, qualifiées par les régulationnistes de "situations en régime", ces rapports, aussi contradictoires soient-ils, se stabilisent et permettent à la société de fonctionner ? L’analyse régulationniste met l’accent sur la codification des rapports sociaux fondamentaux à travers des compromis historiques institutionnalisés qui peuvent fonctionner sur plusieurs générations.

Les économistes régulationnistes distinguent ainsi deux niveaux de réalité sociale : les rapports fondamentaux et les compromis institutionnalisés en "modes de régulation". Ces derniers ne sont jamais éternels mais craquent au bout d’un certain temps, dans la mesure où les rapports de production qu’ils régulent restent eux-mêmes contradictoires. Si l’on prend comme illustration les rapports patriarcaux, ils aboutissent à une histoire de la famille qui, au fil des siècles, a pu être extrêmement variée. De même, le capitalisme, qui constitue le point de départ de l’analyse régulationniste, a connu des manifestations multiples : le capitalisme français, anglais, allemand ou américain jusqu’en 1848 est assez différent du capitalisme qui se stabilise vers la fin du XIXème siècle, lequel va être lui même très différent du capitalisme qui se met en place après la Seconde guerre mondiale. Sur ce plan, l’approche régulationniste considère qu’il existe une succession de modèles de développement dans le capitalisme qui eux-mêmes reposent sur des modes de régulation, susceptibles de changer. Faire la distinction entre ces deux étages me paraît pertinent, parce que précisément toucher aux modèles de développement n’a pas la même signification qu’agir sur les modes de production. A ce titre, le statut et le rôle de la femme dans nos sociétés sont riches d’enseignements. Certes, les femmes restent toujours aussi dominées (rapport social fondamental), mais il faut admettre qu’elles ont aujourd’hui davantage de responsabilités sociales. De la même façon, un modèle capitaliste dans lequel on reconnaît des droits aux salariés diffère largement d’un capitalisme au sein duquel la force de travail n’est traitée qu’en vulgaire marchandise.

On pourrait se contenter d’appeler "révolutionnaire" ce qui change les rapports de production fondamentaux et "réformiste" ce qui change simplement la façon de réguler ces rapports de production, c’est-à-dire en fait ce qui change le mode de régulation et le modèle de développement qu’il engendre. La révolution serait donc à la fois plus violente et plus profonde. Mais peut-on s’arrêter à cette représentation simpliste ? En réalité, les choses me paraissent beaucoup plus compliquées. Marx écrivait "les hommes font leur propre histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font". On prend conscience à quel point les hommes ignorent l’histoire qu’ils font et que leurs luttes révolutionnaires aboutissent parfois au réformisme au sens que je viens d’énoncer. A contrario, des acteurs se revendiquant "réformistes" favorisent des "petits déplacements" à l’intérieur du mode de régulation qui ne présentent pas un intérêt énorme, mais qui peuvent au final s’avérer radicaux. Tout ce qui a été appelé "révolutionnaire" au XXème siècle n’a souvent été qu’une forme de réformisme. Par exemple, si la révolution de 1917 était restée soviétique, elle aurait été révolutionnaire au sens ci-dessus. Mais précisément, elle n’est pas restée exclusivement soviétique et a engendré un État alors que son principal théoricien, Lénine, voulait détruire l’État. Elle a généralisé le salariat, alors qu’il s’agissait de l’abolir. De ce fait, elle a favorisé le développement du capitalisme en Russie qui, toutefois, reposait sur un mode régulation paradoxal par rapport à celui qui existait au même moment en Occident. Pour cette raison, je dirais que la révolution soviétique n’a pas engendré un changement du mode production, mais plutôt une forme particulière de capitalisme.

À travers cet exemple, l’on comprend l’intérêt de replacer la question du réformisme au-delà de l’opposition conceptuelle révolution/réforme. Je ne veux pas entrer dans des discussions trop byzantines mais plutôt me concentrer sur les réformes elles-mêmes, sur les gens qui se disent "réformistes". On peut constater que parmi ces "réformistes", certains ? les radicaux ? s’attaquent à des tendances extrêmement profondes dans notre société (le rapport hommes/femmes, le salariat, les rapports marchands, etc.), alors que d’autres vont reconnaître explicitement qu’ils souhaitent "adapter" seulement les modes de régulation. Cette formulation subjective de la réforme ? à quelle profondeur veut-on agir ? ? me paraît beaucoup plus opérationnelle que la réflexion historique "après coup" sur ce qui est révolutionnaire ou ce qui ne l’est pas. La question de la politique sociale, avec tous ses paradoxes, en est un exemple.

Réformisme radical et réformisme adaptateur

Qui a inventé l’État-providence ? Cette question, un peu triviale, nous permet de comprendre le processus historique qui a conduit à la mise en place progressive d’une politique sociale à l’échelle étatique. L’origine des institutions actuelles de protection sociale (caisses de retraite, de chômage, d’allocations familiales, etc.) se situe dans l’activisme des anarcho-syndicalistes au milieu du XIXème siècle, qui considéraient qu’il ne fallait pas laisser le salariat se développer en France et qu’il était donc nécessaire d’inventer autre chose. Au départ, ces anarcho-syndicalistes vont construire leur action d’entraide et de solidarité en se référant aux valeurs de la camaraderie, du compagnonnage et de la co-appartenance au monde du travail. Leurs premières initiatives ont emprunté des voies directes : la collecte à la sortie de l’usine pour financer le cercueil d’un ouvrier décédé et ceci en dehors de l’État et du salariat. La protection sociale a donc commencé de façon très simple : des caisses, au sens premier du terme, pour fabriquer les cercueils de leurs camarades.

Mais, au fur et à mesure du développement du salariat et de la prise de conscience de son installation définitive, les ouvriers vont s’adresser directement aux bureaux de paie, aux caissiers, puis aux patrons qui finissent par accepter le principe de cotisation aux différentes caisses. Et pourquoi acceptent-ils ? Parce qu’ils ont rapidement admis le fait qu’il valait mieux employer des ouvriers bien portants que des ouvriers malades, prenant ainsi leur distance avec l’époque du capitalisme sauvage. Toutefois, ce sont d’abord les entreprises en situation monopoliste, à l’échelle d’une branche ou d’une région, qui vont adhérer à ce type de "réformisme adaptateur" que l’on peut qualifier de paternalisme.

A partir du moment où les ouvriers anarcho-syndicalistes se rendent compte que les victoires sur les patrons ne sont possibles qu’à condition que ceux-ci (les patrons adaptateurs) soient protégés de la concurrence des autres, pourquoi ne pas demander à l’État de rendre les réformes obligatoires ? Nous voyons comment ces anarcho-syndicalistes qui se sont d’abord battus contre le principe du salariat, puis ensuite pour que les patrons versent leurs cotisations aux différentes caisses sociales, se tournent enfin vers l’État alors qu’ils réclamaient auparavant son abolition totale ! Leur revendication principale est alors de rendre obligatoire les cotisations patronales à leurs propres caisses de sécurité sociale. On voit comment des réformistes radicaux en viennent à légitimer l’action de l’État dans la protection du salariat.

Le réformisme radical va se conjuguer dans les faits avec un réformisme adaptateur qui à l’échelle étatique renvoie moins à une forme de paternalisme que d’hygiénisme. C’est cette conjonction de réformistes radicaux et de réformistes adaptateurs qui aboutit au passage d’un modèle de développement fondé sur un mode de régulation à un autre.

l’hégémonie du modèle social-démocrate

Le modèle de développement venant parachever cette vague réformiste est celui qui se met en place après la Seconde guerre mondiale, comme réponse à la crise des années trente. Cette dernière est intéressante parce qu’elle nous sert de modèle pour saisir la diversité des situations engendrées par la crise actuelle. Il faut rappeler que dans l’entre-deux-guerres, les différences entre le salariat du Nord et le salariat du Sud ne sont pas énormes. En effet, le décollage de la situation des salariés en Europe n’est intervenue qu’à la fin du XIXème siècle. Des historiens économiques comme Emmanuel Leroy-Ladurie ont montré ainsi que la situation des Indiens d’Amérique était plus favorable que celle des paysans français qui choisissaient de s’engager comme soldats pour la conquête du Québec. En revanche, dans les années 1930 les acquis sociaux en Europe sont déjà significatifs, notamment pour ce qui est de la réglementation du travail des enfants. Parvenu à ce niveau d’acquis, une vive bataille va s’engager sur la question de savoir si "on continue comme avant" (les conservateurs) ou s’il faut aller plus loin, c’est-à-dire changer en profondeur le statut du salarié dans le capitalisme. Plusieurs points de vue au sein même du courant réformiste s’expriment.

D’abord les staliniens, c’est-à-dire ceux qui dominent le capitalisme d’État en Union soviétique et qui affirment que le problème du capitalisme réside dans l’anarchie du marché. Si l’État contrôlait absolument toute la production, il n’y aurait plus de crise de surproduction comme celle des années trente.

D’autres, tout en se situant dans une perspective réformiste, reconnaissent l’anarchie du marché, mais sont hostiles au principe de nationalisation systématique. Ces derniers défendent une option corporatiste que l’on peut ramener à la proposition suivante : pour faire reculer les distinctions entre prolétaires et bourgeois, il est nécessaire d’organiser les travailleurs et les employeurs dans des corporations sous le contrôle de l’État. Ils vont créer des régimes politiques populistes ou fascistes.

Enfin, les social-démocrates sont favorables à l’établissement d’accords de très longs termes engageant salariés et patrons, sous le patronage, mais le patronage seulement, de l’État.

Quant aux capitalistes, ils s’allient tantôt aux options corporatistes, tantôt aux options social-démocrates, tantôt mêmes aux options staliniennes, bien que la majorité d’entre eux soit plutôt attachée à un certain conservatisme. Mais l’alliance qui dominera, jusqu’à la période actuelle, est celle des réformistes radicaux du côté ouvrier et des réformistes adaptateurs du côté patronal qui se manifestera principalement dans la branche social-démocrate. L’hégémonie de cette alliance n’exclut pas la persistance des autres modèles. Par exemple, le modèle corporatiste continuera à perdurer dans l’agriculture française, et dans les sociétés espagnole et portugaise.

Le modèle que nous qualifierons de " social-démocrate " s’imposera gr ?ce à la seconde guerre mondiale en Europe occidentale, aux États-Unis et au Japon, fondé sur le principe d’une négociation permanente entre les salariés et le patronat, avec au final l’intervention de l’État, dont le rôle est de rendre obligatoire et de généraliser les accords paritaires. Une telle lecture des rapports salariés/patrons nous permet de mieux saisir le sens profond du "fordisme" (le modèle de développement de l’après-guerre) et ses retombées sur la société : l’avènement du fordisme est l’aboutissement de toutes ces réformes, radicales pour les unes, adaptatrices pour les autres, avec en toile de fond l’intervention de l’État qui vient leur conférer un caractère obligatoire. A ce propos, je vous renvoie au dialogue entre François Bloch-Lainé et Jean Bouvier dans l’ouvrage, La France Restaurée : 1944-1954, dialogue sur les choix d’une modernisation. Le premier, réformiste adaptateur et démocrate, défend l’idée que la France de l’Après-guerre a réalisé le programme de la résistance, tandis que le second, historien d’obédience communiste, lui reproche d’avoir trahi certains engagements. A travers ce débat, on comprend la pluralité des positions des acteurs réformistes et leur point de vue subjectif quant à l’appréciation de la portée de la réforme [1]. En l’occurrence, certains se pensent subjectivement comme réformistes radicaux et d’autres comme réformistes adaptateurs.

La domination du modèle social-démocrate aboutit à vider de son contenu le projet anarcho-syndicaliste qui cherchait à sauvegarder à tout prix l’autonomie des ouvriers dans l’organisation du travail. Le premier compromis historique constitutif du fordisme repose sur le principe suivant : les patrons organisent le travail et les salariés obéissent. Ainsi, les ouvriers ne sont plus sensés participer au perfectionnement du processus productif qui ne proviendrait que des machines inventées par les ingénieurs et les techniciens. Et l’État intervient activement pour imposer un corset de règles qui s’applique à tout le monde et se traduit par l’adoption d’une législation sociale, visant à aligner les salaires sur la productivité et à prendre en charge tout ce qui ne relève pas du salaire direct.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, un tel virage représente une victoire du réformisme radical. Les rapports sociaux induits par un tel mode de régulation ne relèvent plus exclusivement du paternalisme. Le capitalisme est conservé, mais le salariat devient un statut presqu’enviable 8

Toutefois, à l’heure actuelle, ce modèle ne fonctionne plus correctement, remettant en cause le compromis historique sur lequel il reposait.

Réformisme et société en sablier

Le modèle social-démocrate entre en crise à la fin des années soixante pour deux raisons principales.

D’une part, ce qui le rendait acceptable, "adaptateur" pour le capitalisme, ne fonctionne plus aujourd’hui. L’alibi capitaliste de l’État-providence assurant une croissance du pouvoir d’achat des salariés et donc des clients, et contribuant au développement du marché intérieur, a disparu.

D’autre part, la coexistence des différentes catégories de salariés (ingénieurs et exécutants) devient de plus en plus difficile à gérer.

Cette crise générale du modèle social-démocrate a généré un affrontement entre des "nouveaux" modèles.

La première stratégie capitaliste de sortie de crise met l’accent sur le coût élevé des nouvelles technologies et la nécessité d’augmenter le taux de profit. L’internationalisation du capital justifie également la diminution du poids des politiques sociales et la libération des contraintes de la législation sociale. Du point de vue des salariés, ce modernisme capitaliste "flexibilisateur" apparaît intégralement réactionnaire

La seconde stratégie insiste surtout sur l’amélioration de la qualification des salariés et sur la conciliation entre l’intelligence humaine et des technologies de plus en plus complexes. Une telle stratégie joue surtout sur la mobilisation des ressources humaines. A ce niveau, il se profile un nouveau compromis entre réformisme radical et un certain capitalisme adaptateur, axé principalement sur les ressources humaines. C’est notamment le cas de l’Europe du Nord et partiellement le Japon, c’est-à-dire des pays qui ont gagné la compétition économique dans les années quatre-vingt.

Malheureusement, tous les autres pays capitalistes ont adopté la première stratégie, relevant d’un modèle de développement très proche de celui de l’entre-deux-guerres, dans lequel les gains servent à augmenter les profits, qui eux-mêmes servent à acheter de nouvelles machines beaucoup plus complexes. Dans cette perspective, on ne compte plus sur l’augmentation du pouvoir d’achat des salariés pour soutenir la demande intérieure, au contraire, on cherche à le diminuer au maximum. ¿ partir du moment où se modèle risque de se généraliser ? il fonctionne déjà en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en France ? c’est en son sein qu’il convient de se battre pour réinventer autre chose. Une fois ce modèle stabilisé se pose la question du réformisme : qu’est-ce qu’on fait ?

Pour définir des nouveaux modes d’action, il est indispensable de bien saisir le fonctionnement de cette société en sablier  : la richesse s’accumule vers le haut pour soutenir l’investissement, et corrélativement la masse de la population s’accumule vers le bas. On revient ainsi à un modèle capitaliste cyclique : quand les investisseurs croient que les affaires vont se développer, tout le monde investit, confirmant la "prophétie" et anticipant sur le mouvement. En revanche, quand les acteurs ne croient plus à la croissance et au développement, plus personne n’investit, contribuant à ancrer l’idée que la croissance ne redémarrera pas. La question sociale redevient alors brûlante.

L’évolution de la politique sociale et de la politique du logement en France nous offre une illustration du fonctionnement de cette société en sablier. De façon paradoxale, ceux qui ont contribué à détruire l’État-providence appellent actuellement à reconstruire la politique sociale et sur ce point le cas du tiers-monde est encore plus parlant. Dans certains pays du Sud, l’État-providence s’est développé de manière extrêmement caricatural, sur un mode autoritaire, corporatiste et parfois stalinien (Argentine, Algérie, Égypte, Mexique etc.). L’étude de ces pays offre un regard pertinent sur le processus de destruction et de démantèlement de la logique de l’État-providence. Dans un premier temps, les "anciens salariés" de ces États se sont appauvris mais ne se sont pas révoltés pour autant, faute de modèle de réformisme radical. Ils ont recherché leur salut dans des solutions diverses, inspirées de leur rejet de l’étatisme. Mais, au bout du compte, ils ont pris conscience que l’État ce n’était pas aussi mal que ça. Ils ont fini par admettre que l’État remplissait quand même un rôle en garantissant la reproduction des êtres humains.

les ong, héritières du réformisme radical ?

Avec du recul, l’on s’aperçoit que les organismes internationaux tels que la Banque Mondiale ou le Fonds Monétaire Internationale (FMI), à la recherche de nouveaux acteurs non-étatiques pour les politiques sociales, et constatant la disparition des institutions traditionnelles (la famille, l’église), ont recherché d’autres institutions fonctionnant sur le mode du semi-bénévolat, et ont trouvéÖ les fameuses Organisations non-gouvernementales (ONG). Aujourd’hui, les tenants du réformisme radical se retrouvent précisément dans les ONG. Leur credo n’est pas très éloigné de celui des anarcho-syndicalistes du XIXème siècle : nous voulons que le peuple se prenne en main, construise ses propres réseaux de solidarité, que les femmes gèrent leur propre santé. Dans la majorité des pays du tiers-monde, les activistes des ONG sont souvent les militants qui ont conduit la lutte pour la démocratisation dans les années soixante-dix. La Banque Mondiale et le FMI ont parfaitement compris l’intérêt de récupérer ce mouvement et de passer des contrats sur des projets précis dans le domaine de la santé, de la familleÖ

Eh bien, comme je le montre dans mon livre La société en sablier, ces "bricolages" du Sud semblent être de plus en plus souvent réimportés vers le Nord. Ont voit la politique sociale en France, au Québec, aux USA, de plus en plus souvent "sous-traitée" par l’État à des associations de citoyens !

Dans ce contexte du libéralisme, trois attitudes se dessinent.

La première attitude relève du réalisme cynique et se situe dans la continuité du réformisme adaptateur. Son argumentaire vise à démontrer la faillite de l’État-providence et l’urgence de "ré-encastrer le social", à ancrer la solidarité dans le social. Autrement dit : laisser la "société civile" se débrouiller.

La deuxième attitude, de plus en plus minoritaire, condamne ouvertement la disparition de l’État-providence et refuse de cautionner tout autre solution.

Entre ces deux attitudes, se profile une troisième qui relève du réformisme radical : elle reconnaît le caractère oppressant et bureaucratique de l’État-providence, mais cherche à le réformer, en associant plus étroitement les citoyens à sa gestion. Les gens ne doivent plus être traités comme des administrés, mais d’abord comme des partenaires des différentes politiques sociales.

Actuellement, les tenants cette idéologie alternative affirment que l’État doit aider les gens à s’entraider, parce qu’ils considèrent que la société est constituée de communautés et qu’il est donc "normal" qu’elles prennent en charge elles-mêmes leur organisation. En récoltant les impôts, l’État réalise une péréquation pour fournir des moyens à toutes les communautés qui composent notre société. L’idée d’universalité demeure dans le réformisme radical, même s’il considère que ce n’est plus à la bureaucratie de faire le boulot.

De leur côté, les partisans du réformisme adaptateur (les libéraux) veulent réhabiliter la "société civile" et souhaitent que les acteurs de cette société prennent en charge ce que l’État ne peut plus faire. Mais alors en quoi se distinguent-ils des alternatifs ? Essentiellement dans la visée des acteurs des nouvelles politiques sociales, et dans la masse des fonds que l’État est sensé apporter au mouvement d’auto-organisation de la société civile

On voit ainsi se former une ligne de partage à la fois ténue et concrète entre deux niveaux de réforme radicalement différents. L’un vise simplement à adapter les nouveaux modes de régulation du néo-libéralisme, pour qu’il prenne en charge la reproduction des corps. L’autre dessine en pointillés une certaine conception de la communauté providence autour de nouveaux rapports partenariaux de la société, sans pour autant revenir sur les principes universalistes de l’État providence néo-fordien. Souhaitons que les succès de ces derniers égalent, jusque dans la "récupération", ceux des anarcho-syndicalistes de jadis.



________
NOTES


[1F. Bloch et J. Bouvier, La France Restaurée : 1944-1954, Dialogue sur les choix d’une modernisation, Paris, Fayard, 1986.

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