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par Alain Lipietz | 7 décembre 2015

Le carnaval de mort des dealers djihadistes
Politis.fr
Donc nous serions en guerre. Bigre. Juridiquement cela signifie : la peine de mort peut être rétablie et les libertés suspendues, car qui dit guerre dit espions. Admettons-le un instant. Alors c’est une guerre civile, car la plupart des victimes et des terroristes sont français. Guerre entre qui et qui ?

Les galeries de photos dans les journaux donnent une réponse terrible : 130 victimes innocentes presque toutes « blanches » et « jeunes bobos », les terroristes tous d’origine maghrébine et banlieusards. Mais Français ou Belges. Une guerre entre « Je suis Charlie » et « Je ne suis pas Charlie » ?

Attention. Ces chiffres sont faussés par les attentats des terrasses et du Bataclan. Trois kamikazes se sont fait sauter « pour rien » au Stade de France, et celui qui devait se faire sauter dans le 18e a renoncé. S’ils étaient allés jusqu’au bout, le ratio ethnique aurait pu être inversé. Hasard ? Ou au contraire prise de conscience de ce que c’est, la mort qu’ils allaient donner ?

Les assassins ne visaient pas tant les « Français de souche » que tous les modes d’intégration à la française : le foot (et le mythe Zidane), les études, la musique et la bouffe. La « blanchitude » du 10e-11e traduit la puissance de la division ethnique de l’espace francilien, mais ces terrasses incarnaient bien ce qui leur fait horreur : leur sœurs qui font des études et boivent une bière avec des feujs. Non la face obscure de l’Occident, mais sa face lumineuse. C’est pourquoi ils ont provoqué le contraire de ce qu’ils cherchaient, et la déclaration d’amour de Magyd Cherfi (Zebda) à la France, comme Aragon en 1941 : ma France, mon ancienne et nouvelle querelle.

Ils détruisent en tout cas la géographie fantasmée des Guilluy et des Todd : l’alliance des bobos et des immigrés contre les classes populaires blanches, dans l’indifférence de la bourgeoisie. La nuit du 13 novembre, on pouvait dormir tranquille dans les beaux quartiers et dans les lotissements des chômeurs « français ». Panique de Daech devant une telle alliance (à laquelle ceux des terrasses étaient sans doute les mieux enclins, culturellement) ?

Il y a un an, Daech séduisait encore les « mères Teresa » et autres gentils idéalistes. Le crime atroce du vendredi 13 marque une rupture complète. Daech descend dans la gamme sociale, pas tout en bas, mais dans la petite bourgeoisie illicite des « quartiers » : dealers moyens des troquets louches et marchands de sommeil, qui passent d’une violence à une autre sans passer par la case religion.

C’est un phénomène social international. Dans toute l’Amérique du Sud, des marginalisés un peu débrouillards passent des guérillas aux narcos, et des narcos aux paramilitaires. Ici, des « deuxième génération » en crise d’identité (psychologisés finement par Olivier Roy), et qui se revêtent d’identités d’emprunt successives, propres à impressionner tout en se rassurant. Ce que la sociologie urbaine appelle « carnavalisme », et dont la cousine Hasna offre un tragique specimen.

Ces jeunes sont bien de chez nous. Nous, les Européens. Jusque dans le choix de Bruxelles, la capitale de l’Union, mais depuis deux siècles aussi le refuge obligé de ceux qui, poètes ou communards, fuyaient la tyrannie ou la morgue parisienne. Mais ils ne sont qu’une infime partie de ceux de chez nous présentant le même profil. La plupart des musulmans écœurés par le « plafond de verre » raciste ne seront pas dealers, la plupart des dealers de nos banlieues tomberont, ou se paieront un mariage à 200 000 euros et se rangeront des voitures.

Mais quand même, cette histoire de suicide. Je ne lis aucune débat sur les 3 « attentats-suicides » du Stade de France, qui ne furent que des suicides-tout-court. Ici, la radicalisation religieuse, au moins de type « sectaire -Temple du Soleil », est indispensable. Alors, saut direct à la case suicide par une crise mystique ? Chantage mafieux qui les tenait ? Ou étaient-ce au contraire les plus sincèrement croyants qui ont préféré le suicide au massacre ? On ne saura peut-être jamais. Témoignage en tout cas de la profondeur de la crise d’identité : ce n’est pas vrai que « ils se moquent de la mort du moment qu’ils peuvent tuer avant ». Mais c’est vrai que leur slogan est Vive la mort, la leur d’abord, ultime mascarade narcissique.

Alors, « contre ça », pourquoi bombarder Raqqa ? « 1. Parce que (nous dit-on) c’est plein de Français qui vont rentrer. 2. Parce que Daech se nourrit de ses triomphes ». Raqqa est le lieu où l’État français peut tuer des Français (y compris les « mères Teresa »), sans procès, en espérant que les autres se diront que ça ne vaut plus le coup. Mais si justement leur motivation est Vive la mort ?

Contre ça, il n’y a pas d’autre solution que « rebâtir l’espérance » dans nos quartiers. Vaste programme...



À noter :

Cet article a été publié dans Politis.fr le 7 décembre 2015. Pour le discuter, passer par le forum de cette publication.
Depuis, plusieurs articles me semblent alimenter la réflexion de façon importante, comme la contribution de Serge Hefez.
J’utilise dans ce texte le mot « kamikaze », pratique durement critiquée dans le dossier « Portrait historique des djihadistes » (L’Histoire de janvier 2016) par Pierre-François Souyri : ce serait ne rien comprendre à l’univers culturel des djihadistes, pétris de référence à l’apocalyptisme médiéval musulman. Je pense au contraire que la plupart des djihadistes (français ou belges) sont parfaitement « de chez nous », utilisent le mot kamikaze comme tout le monde « chez nous », et se fichent de l’imaginaire jibaku autant que de l’imaginaire nizârite. Exemple : les présumés auteurs avortés de l’attentat de Jour de l’An à Bruxelles étaient membres du club de motards « Kamikaze Riders ».

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