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par Alain Lipietz | 28 avril 2013

Les leçons chypriotes
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Les leçons chypriotes

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Dans le numéro de mai de la revue, Jacques Adda tire un premier bilan : « Fiasco à la Chypriote », tout en reconnaissant que pour le moment du moins la solution trouvée est raisonnable. Comme l’affaire semble provisoirement calmée par l’intervention européenne, je vais me concentrer ici sur les leçons de la crise. Mais attention ! pas seulement sur les fautes de l’Europe (plus larges encore que ne les dénonce Jacques), mais sur les impasses de certains clichés critiques à l’égard des plans de sauvetage européens.

Chypre est une île coupée en deux par la crise de 1974 : suite à une tentative de coup d’État et de rattachement unilatéral à la Grèce, déclenchée par les fascistes de l’EOKA-B téléguidés par les « colonels » grecs, la Turquie envahit le nord de l’Ile. En 2004 un plan de réunification proposé par l’ONU et soutenu par l’UE, le Plan Annan, est accepté par 65% des nord-chypriotes mais rejeté par 75 % du Sud. Pourtant l’UE accepte l’entrée de la République de Chypre (le Sud) dans l’UE, et même dans l’Euro en 2007. Chypre (1,12 millions d’habitants, 17 milliards d’euros de PIB) ne peut, du fait de sa partition, accéder à un développement normal, pas même touristique, et se spécialise comme paradis fiscal. Le volume des dépôts dans ses deux banques principales, 75 milliards (dont près de la moitié russes), atteint près de 5 fois sa production intérieure, bien plus selon certaines sources. En outre ces dépôts ne sont guère imposés et laissent leurs propriétaires trafiquer dans la plus grande opacité.

Par exemple, le stock de viande de cheval roumaine qui s’est retrouvée dans nos lasagnes a transité (financièrement) par une officine d’import-export chypriote qui appartient en fait à oligarque russe. Mais il n’y a pas que les oligarques : on s’aperçoit qu’une partie des organismes officiels russes déposent aussi leur argent dans les banques chypriotes !!

A ce stade, l’UE a déjà commis trois fautes lourdes : laisser entrer dans l’UE, puis dans l’euro, un pays refusant un dispositif de paix onusien, et n’avoir rien fait (trop contente ?) contre ce nouveau paradis fiscal dans ses murs. Mais n’oublions quand même pas que la culpabilité principale est celle des élites chypriotes elles-mêmes, toutes tendances confondues, et avec le soutien électoral du peuple.

Avec la crise, bien entendu, le modèle prend l’eau de tous cotés. La dette publique atteint 90 % du PIB : normal, puisque les profits ne sont presque pas taxés. Et les banques, comme toutes les banques du monde (mais en retard, parce que c’est un paradis fiscal) tombent en faillite. Il manque à Chypre de 17 milliards à 26 milliards, selon les évaluations (dépendant sans doute de l’échéancier des remboursements pris en compte). Or la solution employée par les autres pays (en 2008, nationaliser la dette des banques, et à partir de 2010 demander que l’Union soutiennent le Trésor national) ne marche pas, puisque que cela reviendrait à doubler encore la dette de l’État chypriote, la portant au même taux (180 %) que la Grèce , ce qui a été reconnu comme non remboursable… et a conduit à annuler une partie de la dette grecque.

Pointons immédiatement une quatrième faute de l’UE : en annulant la plus grande partie de la dette grecque, elle a ipso facto annulé une partie des avoirs des banques qui avaient prêté à la Grèce, et pas seulement la BNP ou le Crédit agricole, mais aussi des banques grecques… et chypriotes ! Pour ce dernières : 4,5 milliards, sur les 17 manquant à Chypre.

Je l’avais écrit dès février 2010 : il ne fallait pas annuler la dette grecque avant de l’avoir mutualisée au niveau européen, faute de quoi d’une part on barrerait l’accès de la Grèce à de nouveaux prêts, et d’autre part on mettrait en difficulté d’autres banques, d’autres pays.

Mais cette critique s’adresse tout autant à la « gauche de la gauche » qui réclame l’annulation des dettes, en oubliant que cela signifie l’annulation des actifs des prêteurs… dont beaucoup sont de simples particuliers ayant déposé leur argent dans les banques qui prêtent aux États. Les mêmes qui occupaient Wall Street en protestant contre le renflouement des banques doivent être surpris de voir les employés des banques et les déposants chypriotes manifester contre la faillite de leur banques !

Le grand problème, c’est de soulager les endettés sans mettre en faillite les prêteurs. La solution, complexe mais largement explorée théoriquement au moment du plan Yong et du moratoire Hoover de 1932, puis au sortir de la seconde guerre mondiale, puis réactivée par la crise de la dette des pays émergeants dans les années 80-90 (voir mon livre Miracles et Mirages) exige un nouveau Bretton Woods, au moins de niveau européen.

J’ai donné dans mon livre Green Deal un schéma de solution. D’abord, l’annulation de la dette sera mieux « lissée » si elle prend la forme d’une baisse des taux et d’un rééchelonnement très lointain (l’Allemagne aura finalement mis 90 ans à payer ses dettes de guerre). Car ces titres restent à l’actif des banques créditrices. Ensuite, comme il faut bien que les banques utilisent un peu de cet argent bloqué, ne serait ce que pour rembourser à la demande leur propre dette vis-à-vis de leurs déposants (c’est le problème de la liquidité), la Banque centrale peut racheter une partie de cette dette gelée contre euros sonnants et trébuchants (ce qu’on appelle « monétiser » la dette). Enfin une partie de cet argent liquide doit obligatoirement être réinvestie dans la Banque européenne d’investissement, qui ouvre de nouveaux crédits, mais uniquement pour la transition verte, afin que ces liquidités n’aillent pas alimenter de nouvelles bulles spéculatives. La très légère inflation correspondant à cette monnaie émise en contrepartie de titres qui ne valent plus rien en réalité est absorbée par la croissance d’une activité économique qui fait reculer l’empreinte écologique.

La solution strictement libérale consiste au contraire à laisser les banques faire faillite, un fond de garantie interbancaire construit à l’avance remboursant seulement les déposants dans des limites fixées à l’avance. Une partie de la gauche de la gauche est d’acccord avec ça : ne pas renflouer les banques. Dès la faillite de la Lehmann Brothers, imposée par Georges W. Bush (et ses conseillers de la banque concurrente), faillite qui provoqua la catastrophe mondiale de 2008, on a compris que c’était désormais impossible pour les banques « trop grosses pour faire faillite » : c’est le problème du « risque moral » que fait peser un agent peu scrupuleux ou imprudent sur tous ses partenaires. Toutefois, en 2008, le Parlement européen vota que les États devaient assumer la même garantie aux déposants de toutes les banques d’Europe, pour ne pas créer de distorsions de concurrence : 100 000 euros (par personne et par banque).

Les deux grandes banques chypriotes sont petites à l’échelle européenne mais énormes, on l’a vu, par rapport à la population chypriote.

Refusant (cinquième erreur) la possibilité de renflouer directement les banques (premier pas vers une Europe bancaire), alors que le traité MES l’y autorise (comme le rappelle avec raison Jacques Adda), les ministres du Conseil « Ecofin » de la Zone Euro (c’est à dire les 17 ministres des finances) négocia, à la mi-mars, de prêter à l’État chypriote 10 milliards sur les 17 demandés (dont les contribuables européens ne reverront probablement jamais la couleur), et d’imposer une faillite partielle aux deux banques. Mais ce premier accord « taxait » de 6,75 % (c’est à dire ne garantissait pas, et « gelait » comme actions de ces banques : le mot est très mal choisi !!) les dépôts de moins de 100 000 euros, et de 9,9 % au delà !

Cette sixième faute était clairement une violation de la légalité européenne, contre laquelle toute la population et le parlement chypriotes s’enflammèrent unanimement. Les indiscrétions divergent quant à savoir qui avait imposé ça : les négociateurs européens ? ou le président chypriote fraichement élu (de droite), Nikos Anastasiadis, résolu à ne pas trop faire porter le poids de la faillite sur les grands déposants (les oligarques russes… ou les armateurs grecs) ?

Les torts sont de toute façon partagés : les uns et les autres avaient le devoir de rappeler la légalité européenne. La seconde négociation, conclue le 25 mars, montra qu’au fond les 17 ministres du conseil Ecofin se fichaient complètement de la façon dont les Chypriotes partageraient le fardeau de la faillite organisée de leurs deux banques, regroupées en une seule : ils fixaient la somme de la décote des actifs de ces banques (c’est à dire la part des dépôts que les contribuables européens ne garantissaient pas), et les Chypriotes se débrouilleraient pour la répartir. Le retour aux 100 000 euros de garantie obligea évidemment Chypre a faire porter le poids de la faillite bancaire partielle sur les « grands comptes », avec une décote supérieure à 25%.

C’est à propos de la première négociation que des leaders de la « gauche de la gauche » française attaquèrent le représentant de la France, Moscovici, taxé de « salopard ne pensant pas en français ». C’est tout à fait exagéré : il ne s’était pas opposé à la violation de la légalité de l’Union, point. On peut dire aussi qu’il a suivi le Président chypriote, qui venait d’être élu sur une ligne de droite, donc en faveur des grands comptes. Qu’auraient dit ces critiques si le Conseil Ecofin avait ignoré la demande d’un président « élu par le peuple », quelques jours auparavant ? Ou alors voulaient-ils que la totalité de tous les dépôts dans les banques chypriotes en faillite soient remboursés à leur déposants ? Par qui ? Par les contribuable européens ? Même pour les millionnaires russes ou grecs utilisant ces banques comme paradis fiscal ?

Le problème est que l’Union (et a fortiori Chypre) tarde, et c’est une septième faute, à rétablir la séparation entre banques d’affaires et banques de dépôts. Les mêmes banques servent à placer de l’argent trouble pour spéculer sur les marchés mondiaux (y compris les trafics de viande…) en échappant à l’impôt, et pour les opérations courantes des Chypriotes de la rue. La limite des 100 000 euros est arbitraire, mais il en faut bien une. 100 000 euros, c’est presque le patrimoine médian des Français, même avec une bicoque héritée du grand-père à Saint Pardoux la Rivière. Mais 100 000 euros, ça peut être aussi la trésorerie d’une petite entreprise chypriote. Défendant les malheureux déposants à plus de 100 000 euros, L’Humanité relève le cas des « associations caritatives » qui seront taxées à 27,5 % au delà des 100000 euros. Sans même se poser de question sur la réalité qui se cache peut-être derrière telle ou telle « association caritative » (l’Église orthodoxe ? Georges Soros ?), on se demande un peu comment les Restau du Cœur ou le Secours populaire de cette petite ile d’un million d’habitants peuvent laisser 100 000 euros sur un seul compte courant. Mais après tout, ça ne fait que quelques 30 000 repas d’avance. Excès de centralisation ?

Relevons au passage une absurdité fréquente dans la littérature « à la gauche de la gauche » : « Les Chypriotes n’ont qu’à faire comme les Islandais : refuser de payer, par referendum. » Payer quoi ? Ce sont les banques chypriotes qui ne peuvent pas rembourser, ni leurs déposants chypriotes (caritatifs ou pas), ni les déposants russes ! C’est l’État chypriote qui ne peut pas payer ses fonctionnaires, faute d’avoir prélevé l’impôt sur le profit depuis des années !

Totalement différente était la situation de l’Islande, provoquée par la faillite de la banque Icesave, filiale d’une banque islandaise. Icesave opérait essentiellement en Grande Bretagne et aux Pays Bas. Les déposants étaient britanniques ou hollandais. Les gouvernements de ces pays décidèrent de rembourser leurs déposants, ce qui était leur droit, puis de se retourner vers l’Islande pour faire payer cette garantie au peuple islandais, ce que le parlement européen avait interdit : c’était aux États Britanniques de surveiller et éventuellement garantir les opérations des banques opérant sur leur territoire. Le sachant parfaitement (j’avais été le rapporteur de la directive « Surveillance et règles prudentielles des conglomérats financiers »), j’ai pu intervenir à la télévision et dans la presse islandaise pour dire aux citoyens « Vous n’avez rien à payer ». Ce que la Cour de Justice européenne concernée vient de confirmer.

Enfin, dernière question : l’Union semble décidée à démanteler ce paradis fiscal. Contrairement au cas irlandais, elle exige que Chypre impose au moins à 12,5% les profits (pourquoi pas plus ? Mais c’est déjà ça.) Bien. Mais alors, que va devenir Chypre ? Quel modèle adopter ? A mon avis, celui d’une ile méditerranéenne comme les autres, la Sardaigne, la Crète : agriculture adaptée, tourisme et énergie solaire.

Dans son intervention au Parlement européen (page 18), Dany Cohn-Bendit soulève avec raison un préalable : accepter le plan Annan. On ne peut pas revenir à une économie normale en restant depuis 40 ans dans cette situation de division et de guerre larvée. Mais il évoque, « même si ça lui pose un problème en tant qu’écologiste », une ressource potentielle : l’exploitation de son gaz off-shore. Il a raison, il faut poser la question.

Exploiter le sous-sol chypriote (y compris maritime) ? Cela me parait une évidence. Que proposer sinon ? Que Chypre fasse comme l’Équateur, qu’il demande à l’Europe de la subventionner pour ne PAS exploiter son pétrole et son gaz ? Alors que l’UE, dont la France, achète son gaz à la Russie ?? Sauf pour des raisons écologiques locales, c’est du coté du modèle de développement, du côté de la demande, qu’il faut “décarbonner”, pas en décidant de choisir la Russie plutôt que Chypre pour produire le gaz que nous consommons. Les écologistes ne sont contre l’exploitation des hydrocarbures fossiles que dans des cas précis de risques écologiques liés aux puits : gaz de schistes, ITT en Équateur… Quant à l’exploitation en mer, nous vivons depuis des décennies sur le gaz et le pétrole de la Mer du Nord. Il serait bizarre d’interdire à Chypre de fournir la demande inévitable, alors qu’on accepte le gaz hollandais, écossais ou norvégien. Le vrai problème est d’empêcher un créancier de prendre en gage les réserves chypriotes…




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