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par Alain Lipietz | 2 février 2013

La jeunesse, l’empowerment et l’économie sociale et solidaire.
Intervention au débat organisé par la Fondation Copernic et le Groupe SOS , « Les jeunes ne s’engagent plus, ils vont vers l’entreprise sociale ! », dans le cadre des États Généraux de la République, Grenoble, 2 février 2013.

La jeunesse, l’empowerment et l’économie sociale et solidaire.

Chères amies, chers amis,

je voudrais dire d’abord mon désaccord avec le titre de cette session des États Généraux de la République, « Les jeunes ne s’engagent plus, ils vont vers l’entreprise sociale ! ». La première phrase est fausse, la seconde n’est nullement contradictoire avec un engagement politique.
L’enquête Viavoice qui a préparé ces États généraux le montre bien : l’action collective, politique et syndicale a encore de beaux restes. Évidemment, elle rencontre un écho fort différent selon les quatre catégories de jeunes qu’identifie l’enquête, plus ou moins également répartis entre les « en rupture », les « aspirants », les « indépendants » et les « intégrés ».

Alors, qu’est ce qui a changé ? Non pas l’attrait pour la chose politique, mais la place conférée à l’État. Dans ma jeunesse soixante-huitarde, nous étions extrêmement politisés mais déjà extrêmement peu syndiqués, et les « groupuscules » portaient bien leur nom. Mais d’abord nous étions tous « aspirants-intégrés », il y avait peu de « jeunes en rupture », c’est à dire complètement décrochés de l’ascenseur social. Nous contestions l’ordre social, mais il était évident que nous ferions partie de la société et, alors comme aujourd’hui , il fallait bien choisir un métier. Et ceux qui souhaitaient y prolonger leur engagement politique avaient toutes et tous la haute ambition d’entrer dans le Service Public, et tout particulièrement de devenir enseignants ou soignants. C’est par l’État que nous espérions servir la société, à l’opposé de « intérêts mesquins » de l’entreprise privée. Et pour plus de sureté, c’est à dire pour moins de compromissions, faire de la recherche, à l’université ou au CNRS. Nous nous inscrivions sur la gauche du compromis social instauré par l’État en 1945 entre les classes sociales, pour peser en faveur des classes exploitées.

C’est donc par le service de l’État, paroxysme à l’époque du « pouvoir sur les choses » et sur les évènements, que nous rêvions notre avenir professionnel « engagé ». C’était la forme que prenait, pour l’époque, l’aspiration la plus fondamentale de la personne humaine en société, que le socioanalyste (ou psychologue social) Gérard Mendel appelait « l’Acte-pouvoir ». C’est à dire la capacité de « faire », d’agir sur le monde autour de soi pour le transformer.

Toutefois, en même temps que nous nous rêvions « dans le service public », nous critiquions le caractère bureaucratique, technocratique, autoritaire du secteur public et de l’État. Le grand mot d’ordre de cette époque soixante-huitarde, c’était « Prenons nos affaires en main » : renvoyer vers la base, démocratiser « l’acte-pouvoir ». Ce que les travailleurs sociaux et les féministes anglo-saxonnes appelleraient bientôt « empowerment ». Nous entrions dans l’État avec le rêve de partager ce pouvoir avec celles et ceux qui en restaient privés.

Mais, comme le rappelle le livre récent de Marie-Hélène Bacquié et de Carole Biewiner, L’empowerment, une pratique émancipatrice, cette critique de l’État autoritaire (celui des gaullistes comme celui des sociaux-démocrates ou des staliniens), critique à l’origine révolutionnaire, allait bientôt alimenter une contre-révolution libérale, au mieux sociale-libérale, au pire conservatrice-individualiste. A partir des années 1980, l’idéal de la jeunesse se renverse , en phase avec le nouvel esprit du capitalisme propagé par la Fondation Saint-Simon : se réaliser, c’est devenir entrepreneur. Libre-entrepreneur. L’acte-pouvoir est celui du patron, l’empowerment enjoint d’apprendre à pêcher plutôt qu’attendre que les services sociaux vous distribuent du poisson.

Inutile de dire que ce rêve était encore plus fou (même dans le cas de la pêche !) que celui de transformer l’État gaulliste en réseau autogéré. De 1980 à 2008, le monde entra dans une spirale vertigineuse d’individualisme forcené qui ne pouvait que réserver le pouvoir sur soi-même et sur les autres à une poignée de plus en plus restreinte de possédants : une spirale de dépossession, d’aliénation et d’exclusion. C’est de ce monde, qui trahissait le verbe « entreprendre » encore plus sûrement que le capitalisme des années 60 trahissait le verbe « participer », que naquit une troisième conception de « l’acte pouvoir » et de l’empowerment . Jacques Delors et moi, sans nous connaître alors, appelèrent en 1984 au développement de ce « tiers secteur », entre l’État et le secteur privé.

Il s’agissait tout simplement de se regrouper, en association ou coopératives, pour « faire quelque chose ensemble », alors que ni l’État , ni les employeurs privés ne semblaient plus avoir besoin de nous, et que nous percevions pourtant l’immensité des besoins sociaux non satisfaits. Une activité « alternative », selon l’auto-désignation de l’époque : alternative d’une part dans son mode d’organisation (égalitaire, non hiérarchique), et d’autre part dans son but : satisfaire un besoin que ni l’État ni la recherche du profit privé ne sauraient satisfaire, en tout cas ne songeaient plus à satisfaire.

J’ai raconté dans un rapport à Mme Aubry, alors ministre de la Solidarité, comment et pourquoi cette économie, que l’on ne pouvait appeler indéfiniment « alternative » ni même « tiers secteur », avait au long des années 80-90 re-fécondé la vieille économie sociale du XIXe siècle, et je lui proposais le schéma d’
une loi-cadre pour lui permettre de développer toutes ses potentialités. Elle me demanda de lui trouver un nom. « Économie sociale » était déjà pris : depuis la loi Rocard de 1982, c’est l’ensemble des entreprises satisfaisant aux deux principes « une personne, un voix » et « lucrativité limitée, profits réinvestis principalement dans le même but social ». C’est à dire l’ensemble : mutuelles, associations, coopératives. Mais cette définition formelle n’épuisait pas l’esprit de l’économie alternative : l’aspiration à se réaliser avec et au service de la communauté. Comme dit Jacqueline Lorthiois, ce n’est pas seulement « comment on fait », mais « au nom de quoi on le fait ». Hugues Sibille suggéra le terme « économie sociale et solidaire ».

Tous les jours je rencontre des jeunes qui « s’éclatent » dans l’économie sociale et solidaire. Elle n’est plus seulement une forme de résistance au chômage de masse qui s’est imposé en France sur les ruines du modèle « fordiste » de 1945. Elle devient une forme de production qui offre un nouveau modèle à l’engagement professionnel des jeunes, après les triomphes révolus de la fonction publique et l’entreprise privée. Et c’est un phénomène international : Barak Obama lui-même a commencé comme « community organizer », actif dans l’entreprenariat communautaire à Chicago. Cette attractivité concerne largement deux des catégories de jeunes identifiés par Viavoice (sans compter les « aspirants », celles et ceux qui cherchent encore leur voie professionnelle). D’une part, les « en rupture », les jeunes des quartiers difficiles ayant raté leur scolarité par révolte, mais ayant toutes les qualités intellectuelles et humaines pour trouver dans l’ESS une seconde chance, « s’enpouvoirer » au service de la communauté. Et d’autre part les « intégrés », celles et ceux à qui leurs diplômes offrent déjà une certaine liberté de choix professionnel. Aujourd’hui, l’option « ESS » ne désemplit pas dans une célèbre école de commerce.

L’ESS n’est pas seulement un nouvel horizon de la « réalisation de soi », dans le pouvoir de changer la vie, au moins localement, avec les autres. Elle devient une véritable alternative organisationnelle à toutes les institutions sociales publique et privées, promouvant ou gérant des « biens communs ». Pas seulement des biens communs locaux (animation sociale et culturelle des quartiers, entretien des espaces verts et aide à domicile, etc.) : on a même parlé de transformer la SNCF en Société Coopérative d’Intérêt Collectif ! Peut-être , comme l’a suggéré dans ce débat Caroline Sost, l’attrait de l’ESS pour les jeunes repose sur le fait qu’il est « naturel » de souhaiter travailler pour le bien de tous. Merveilleux diagnostic, s’il est exact ! Car il n’y a rien de « naturel » en matière de modèle de la réussite de sa vie. Après trois décennies où l’on a osé dire que « si l’on n’a pas une Rollex à cinquante ans, on a raté sa vie », que l’engagement dans l’ESS soit aujourd’hui perçu comme « naturel » signifierait que l’espace des représentations de ce qui est bien , de ce qui est beau, le « modèle hégémonique » bascule de nouveau vers le collectif, la réalisation de soi avec les autres, et pour les autres, selon la conception commune à Marx et à André Gorz.

Car l’empowerment, Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewiner y insistent, a trois dimensions.
- Une dimension individuelle : comment se réaliser soi-même, avoir le pouvoir, l’autonomie de se « faire » soi-même, de réussir sa vie.
- Une dimension communautaire : la question du pouvoir « de » changer le monde autour de soi, « avec » les autres (collègues , voisins)
- Une dimension politique : la question du pouvoir « sur » ce qui nous exclut, nous opprime, nous asservi, nous aliène. Le dirigisme de l’État hier, l’ultra-libéralisme et le pouvoir de l’argent aujourd’hui.

La jeunesse, disait-on jadis , est la flamme de la révolution, et c’est toujours vrai aujourd’hui, par exemple dans les révolutions arabes. Il lui restera toujours, dans l’âge adulte, à entretenir la braise, à trouver une orientation professionnelle qui permette de ne pas tout concéder à un « principe de réalité » qui ne serait que résignation. L’Économie sociale et solidaire est une des voies de cette exigence.




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