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par Alain Lipietz | 1er octobre 1997

Politis
Diana Spencer et le XXIè siecle
Repos. Pour la première fois depuis 20 ans, je ne me sens pas obligé de réexpliquer pourquoi il faut, très vite, une loi cadre sur les 35 heures. Quant aux promesses du 10 octobre, on y reviendra quand les choses se préciseront. Le combat ne fait que commencer...

Profitons de cette pause pour parler des choses sérieuses. Car la politique, l’économie (et donc la conquête du temps libre), l’écologie (et donc la santé) ne visent qu’à offrir aux humains les conditions de la recherche du bonheur. Et le bonheur, c’est les affaires du coeur, ces "choses sérieuses" ultimes. C’est pourquoi j’ai découvert avec stupéfaction, sous la plume de Jacques Bertin, que j’avais eu tort, en compagnie de 2 milliards d’humains, de m’intéresser à la mort de Lady Diana Spencer. Au motif que les histoires de cœur, de cul et de mort d’une princesse ne devraient pas intéresser les gens sérieux et politisés.

Ainsi donc, celles et ceux qui depuis 25 siècles se passionnent pour les drames du roi Œdipe ou de la reine Médée, ou pour la quasi-totalité de la production théâtrale, romanesque ou lyrique, avaient tort. J’en fus, j’ai même écrit un livre sur les peines de cœur de ces gens-là : Phèdre, identification d’un crime (ed. A.M. Métailié). Permettez-moi, cher Jacques Bertin, de tenter de me justifier.

D’abord, Aristote l’avait dit, les histoires des gens normaux ne sont jamais mieux exemplifiées que lorsqu’elles arrivent à nos représentants royaux. Flaubert s’est hasardé dans le drame bourgeois (Madame Bovary), mais je préfère la princesse Anna Karénine. La tragédie a ses règles : il faut que ça se passe dans une famille de princes. Un métèkos (résident étranger) ne messied pas, pourvu qu’il soit déjà un peu de la famille, comme Othelo incrusté chez les patriciens de Venise, ou Dodi, fils du parrain de Diana.

Ensuite, la tragédie est une mise à mort, comme une vengeance des Dieux sur la présomption humaine. La mort de Diana a frappé de stupeur un monde qui a chassé la mort de son horizon : "Elle avait tout", elle n’était ni Algérienne ni Rwandaise, et pourtant... Elle est morte d’un coup du destin qui fauche chaque année tant d’entre nous : un accident de voiture. Tuée par un outil du quotidien transformé en machine à déchiqueter les chairs, comme Hippolyte sous son char.

Mais la tragédie n’est pas seulement un coup du destin : le "caractère propre" du personnage, Jean-Pierre Vernant l’a montré, codétermine le drame. Et c’est toute la question : "ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente", mais dans quelle proportion ? Les citoyens d’Athènes se réunissaient dans le théâtre au pieds de l’Acropole, ils écoutaient le chœur antique commenter l’action, peser le pour et le contre, et après ils en discutaient. Magie des grands médias : nous avons assisté à la première tragédie consumée et consommée en direct par le village planétaire, jusque dans les bidonvilles d’Accra ou de Bombay. Et le peuple Terrien a rendu son verdict : "non coupable".

Alors là, Jacques Bertin, il faut quand même rappeler l’intrigue. Une jeune princesse épouse le fils de la reine. La reine est méchante, le prince est maussade, il en aime une autre... La princesse le trompe, le quitte, divorce, court d’un amant à l’autre, et c’est alors qu’aux côtés d’un nouvel amour elle fuit, éperdue, la meute des Érynies lâchées à ses trousses que le destin la fauche. Une histoire simple et tragique, nul drame hasardeux ou magique. Une histoire comme il y en a tant. La princesse était sympathique ou coquette ? Dépressive ou manipulatrice ? Je m’en fiche, sa vie ne m’a pas plus intéressé que celle de Phèdre, avant le fameux jour... (Quand même, nous avons perdu notre meilleur alliée contre les mines anti-personnel).

L’important, c’est que, jusque dans les pays où naguère on lapidait les femmes pour une simple oeillade, 2 milliards de Terriens ont dit : "Elle a bien fait". Et cette révolution-là ne concernerait pas les gens sérieux ? Car enfin, il y a longtemps que la sympathie populaire est acquise à Yseult empoisonnée, à Anna Karinine déchiquetée sous un train. Mais le peuple compatissant murmurait : "La main de Dieu l’a punie". Là, non. C’est la faute aux Érynies-paparazzi, c’est la faute à l’alcool et aux excès de vitesse, c’est un coup des services secrets indignés qu’une princesse anglaise s’éprenne d’un Égyptien... Rappelons nous ce roi d’Angleterre contraint d’abdiquer pour avoir aimé une divorcée ! C’était en plein milieu du XXè siècle. Un siècle qui a vécu bien des horreurs, mais qui aura peut-être gagné ceci : une femme a le droit d’aimer en dehors de son premier mariage.

Quand cela s’est-il passé ? Entre les années 50, où le marxiste Lucien Goldman voit la noblesse de Phèdre dans son choix du suicide, et les années 80 où la féministe Marie-Florine Bruneau s’indigne de sa résignation ? Quelque part en tout cas, dans le XXè siècle, quelque chose a basculé. Pour la Terre entière, et même pour l’Algérienne cloîtrée devant sa télé. Sur ce plan-là, symboliquement, la tragédie de Diana Spencer a conclu le siècle.




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