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par Alain Lipietz | 29 juillet 1998

Libération
La brésilianisation : limites et promesses
Le carnaval social
Je m’étais trompé. Il y a deux ans, j’écrivais : "La France devient un Brésil triste", où l’opulence de ceux d’en haut contraste de plus en plus avec l’exclusion de ceux d’en bas. La Coupe du monde est passée : l’erreur est corrigée. La France devient un vrai Brésil. Elle l’a écrasé dans ce sport dont le Brésil est le royaume. Et surtout elle a appris la fête.

Déjà, tiers-mondisée, latino-américanisée par 20 ans de libéralisme, de précarisation, elle avait appris le style politique latino-américain, avec ses populistes de droite et de gauche, ses présidents qui se couchent, fraîchement élus contre la fracture sociale, et se réveillent meilleurs élèves du FMI ou de Maastricht. Mais elle a appris beaucoup mieux. Elle a réappris la fête. "Il n’y a plus de barrière, de classe, de race ou de sexe" s’extasient les supporters de la victoire. "On s’embrasse, on se parle. Il faudrait refaire ça tous les ans !" Au Brésil, cette fête annuelle existe : c’est le Carnaval. Fêter un match comme un Carnaval, voilà ce que sont venus nous apprendre, en dernière semaine, les malheureux supporters brésiliens. "Les Français sont incroyables, sermonnait le maître Chico Buarque. Une heure après le match, il faut déjà arrêter de klaxonner." Et voilà : l’élève a dépassé le maître.

Après une folle nuit, la France bouleversée s’est endormie Black-Blanc-Beur, exténuée, heureuse, réconciliée avec sa vraie nature. Comme le Brésil, où depuis des lustres Pelé est roi, où la Seleção est uniformément café-au-lait. Mais où la monstrueuse échelle sociale reste indexée, à 99 %, sur la couleur de la peau.

Alors Carnaval, football, religion, mêmes opiums du peuple ? Encore faut-il citer Marx en entier : "…L’opium du peuple, le cri de la créature opprimée". La religion, le sport, la fête, sont à la fois l’opium qui fait oublier l’injustice sociale et le cri de révolte qui l’exprime. En 1984, à Recife, capitale du Nordeste brésilien ravagé depuis trois ans par une sécheresse qui fit plus de 2 millions de morts, j’ai gravi la colline pour la fête de Nossa Senhora da Conceição, double syncrétique de Yemanja, la déesse de la mer des anciens esclaves. De part et d’autre du chemin de pierre s’entassaient des squelettes vivants, déformés par la faim, rongés par la lèpre. En haut, devant l’église, sous une immense banderole "Mère Marie, unis ton peuple dans sa lutte", la fête bariolée, les mulatas aux yeux pers, les syndicalistes à la guitare…

Dans la plus belle des sambas, Vai passar, Chiquo Buarque lui-même dénonce : "à ce peuple malheureux toute l’année, on donne une fête une fois l’an : le Carnaval ! Le Carnaval !" Et Vai passar devint la samba des "Direitas", ces énormes manifestations qui firent tomber la dictature.

Opium ou cri : tout tient aux conditions. La redécouverte de l’émotion populaire collective et du carnaval n’a pas le même sens que sa représentation codifiée. La victoire des Bleus sonne l’ouverture d’un cycle de ce balancier que décrit si bien le sociologue Alfred Hirschmann : 20 ans d’enthousiasmes collectifs, 20 ans de replis égoïstes. Le cycle précédent, celui de Mai 68, fut clos par le Carnaval du "Molière" d’Ariane Mnouchkine, enterré dans ces colonnes sous un jugement rigoureusement exact : "Ce n’est pas les années 80 !" En effet. La France entrait dans le cycle du chacun pour soi, qui engendre la culture du désespoir, du "Rien n’est possible".

C’est dans le froid et la neige de la grève de décembre 1995 que les millions de marcheurs, avec une fermeté presque joyeuse, annoncèrent le début du dégel. Puis, en 1997, l’Europe et la France en particulier réapprirent le plaisir du collectif. Sous n’importe quel prétexte : Gay-Pride de Paris, Love-Parade de Berlin, et même les Journées Mondiales de la Jeunesse et la mort de Lady D. Pour faire bonne mesure, on porta la gauche plurielle au pouvoir, sans trop y croire. à l’hiver, la culture du désespoir était toujours là. "Les 35 heures ? De la flexibilité supplémentaire, et ça ne créera aucun emploi." Et puis, entre l’édito de février 98 du Monde Diplomatique, "La France brisée", et celui de mai, "Un autre monde est possible", ça a vraiment commencé à bouger. Reprise économique ? Cycle psycho-sociologique ? Arrivée du printemps ? J’ai senti, de meeting en débats, que ça bougeait. Timidement, on recommençait à y croire. On peut se battre, on peut gagner.

La fête du 12 juillet est la rencontre magique de ce courant tellurique, reprenant en festif le "Tous ensemble, tous ensemble !" de 1995, et d’un symbole adéquat : l’équipe d’Aimé Jacquet. Risée du monopole de la presse sportive, un ancien ouvrier professionnel ramasse dans la boue une équipe de France éliminée sans gloire du Mondial 94. Pas à pas, colmatant les points faibles, exaltant les points forts, il en fait une équipe invincible et sûre de sa victoire. En travaillant le muscle, et la technique, et le mental. Et même (il l’a assez dit), "l’âme". L’âme, ça se travaille, avec la même patience, la même sûreté que l’art de l’ouvrier fraiseur. Il suffit d’y croire, de le vouloir, de lutter, de travailler. Et si on ne gagne pas tout de suite, on gagne dans les prolongations. Ou au dernier des tirs au but. Voilà.

Et pour parfaire la démonstration, on gagne avec un modèle réduit exact de notre peuple. Avec des Zidane et des Thuram aux côtés des Deschamps et des Barthez. Et alors ? Comme depuis toujours au Brésil ? Oui, mais il faut encore une fois observer le sens de la dynamique. Les Français qui ont remporté l’exceptionnelle moisson des médailles d’Atlanta étaient aussi Black-Blanc-Beur que l’équipe de foot. C’était peut-être un peu trop tôt. Aujourd’hui c’est un tremblement de terre. Bon sang, mais c’est bien sûr ! La richesse de la France, c’est sa mosaïque plurielle ! Même Pasqua l’a compris : "Régularisons tous les sans-papiers !" Même l’Allemagne a compris : "Dans la prochaine équipe, on mettra nos Turcs !"

Bien sûr, rien n’est réglé. Si les sans-papiers grévistes de la faim ont salué d’un "Vive la France" le but d’Emmanuel Petit (normal : ils étaient amoureux de la France à en mourir, et bien peu de Gaulois peuvent se vanter d’en avoir fait autant), il y eut des frictions avec les porteurs de drapeaux algériens qui saluaient trop exclusivement Zidane. Et tant de sans-papiers frappent encore aux portes d’administrations frileuses. Et tant de résistances opposées aux 35 heures. Et tant de ?

Mais nous le savons maintenant. Le fleuve s’est remis en marche. Il suffit de vouloir, de se battre et d’être tenaces.




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