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par Alain Lipietz | 14 décembre 2010

Villa Gillet, Lyon
La résistance française à l’écologie
Penser la nature autrement

Débat à la Maison Gillet

"Penser la nature autrement"


La résistance française à l’écologie

Alain Lipietz


Texte introductif au débat franco-américain organisé à la Maison Gillet, à Lyon.

Longtemps, l’écologie politique fut mal vue dans les cercles intellectuels et académiques français. Etudier l’écologie, se dire écologiste valait des points en moins dans les grands journaux et émissions de l’intelligentsia, ou dans les comités du CNRS. Cette défiance n’est qu’en partie aujourd’hui dissipée, et, comme ce fut le cas dans un premier temps (à l’approche de la conférence de Rio en 1992), surtout sous l’influence de l’intellingentsia étrangère (anglo-saxonne, allemande ou néerlandaise) et à l’occasion d’évènements internationaux.

Cette résistance française s’enracine dans les Lumières, lesquelles sont en continuité avec les pensées progressistes du 17ème siècle. On attribue généralement à René Descartes la théorisation du productivisme français : sa vision de l’homme comme maître et possesseur de la Nature. La pensée de Descartes traduisait l’émergence d’un sujet conscient, délibérant et actif, « maître de lui comme de l’Univers », ce sujet étant lui-même était un individu caractérisé par une opposition entre le corps et l’esprit. En somme, l’homme était à la nature ce que l’esprit était au corps.

Il n’est pas simple d’expliquer ce radicalisme de Descartes et son succès durable en France. Si on le compare au grand Néerlandais contemporain, Spinoza, ce qui frappe est évidemment que chez Spinoza la Nature surplombe l’homme (Deus sive natura) et qu’ »on ne commande à la Nature qu’en lui obéissant. » Faut-il y lire l’opposition entre une France encore absolutiste et des Pays Bas déjà démocratiques ? c’est une hypothèse à creuser, mais il faut nuancer. Ce à quoi nous appelle justement le siècle des Lumières.

A cette époque, c’est au contraire la France qui se présente (avec un siècle de retard sur la Grande-Bretagne et les Pays-Bas) comme le pays de l’ébullition démocratique débouchant sur la Révolution Française. Toutefois, à bien des égards, la conception illuministe même rousseauiste de la démocratie n’est qu’une extension au peuple de la conception absolutiste du Souverain. Un « peuple souverain », non divisé, n’ayant de compte à rendre qu’à la Raison. Femmes et esclaves sont exclues de ce peuple : les études féministes ou post-coloniales seront tout aussi sévèrement ignorées par l’Université française que les études écologistes. Et naturellement ce peuple souverain a tous les droits vis à vis de la nature : la République (malgré la mise à mort de Lavoisier) a besoin de savants, et se dote d’une aristocratie de savants (Polytechnique).

Le mot Nature prend toutefois un double sens. Il s’agit d’une part de ce qui s’oppose à la culture, ce qu’il s’agit de « maîtriser », c’est-à-dire tout ce qui se trouve en dessous du concept de citoyen dans la classification d’Aristote (de bas en haut : les objets inanimés, les animaux, les esclaves, les femmes). L’homme-citoyen de 1789 est un mâle français libre.

L’autre acception du mot Nature, que Rousseau reprend en un sens de la scolastique, c’est ce qui n’a besoin ni de loi, ni de raison pour se donner comme évident : la loi naturelle, le sentiment naturel, l’état de nature.

Cette notion d’état de nature est elle-même contradictoire. En ce qu’il s’oppose à l’arbitraire des lois et de la culture (et même de la religion), « l’état de nature » est bon. En ce qu’il exprime l’état déréglé des rapports de force, non tempéré par la loi humaine, il est mauvais.

Comme on le voit, la discussion française sur la nature est en réalité une discussion française sur la capacité du « souverain » à régir bien ou mal le monde physique et social. La réaction contre la Révolution Française jugera ainsi négativement les capacités du peuple souverain, et fera appel à l’ordre naturel (royaliste et autoritaire) : un discours qui sera repris par d’autres pouvoirs autoritaires en France (mais pas tous), notamment ceux du Maréchal Pétain.

La référence à la nature apparaît dès lors pour un républicain français du XIXè et du XXè siècle comme « de droite ». Ce préjugé est renforcé par le marxisme vulgaire développé en France à partir de Jules Guesde : le développement des forces productives (c’est-à-dire la capacité abstraite de l’humanité à maîtriser la nature) est toujours considéré comme bon, le seul jugement de valeur porte sur les « rapports de production », c’est-à-dire : « qui dirige et s’approprie les fruits de l’exploitation de la nature ? »

Ainsi donc, au 20ème siècle, la nature est réduite au rang de « ressource naturelle » à disposition de « l’économie » (mesure du domaine, et non sens à donner à l’exploitation du domaine, comme l’écologie), plus ou moins régulée démocratiquement. Parallèlement, la citoyenneté, jusqu’à l’après-deuxième guerre mondiale, exclut les femmes, « personnes du sexe ».

L’alliance des gaullistes, des socialistes et des communistes staliniens lors de la Reconstruction française face aux héritiers du pétainistes (politiquement : le Centre National des Indépendants et Paysans, ceux qui disent que « la terre ne ment pas ») ne fera que confirmer ce schéma d’instrumentalisation et de défiance, en l’étendant au régionalisme (breton, occitan…) entendu comme l’idéologie d’un rapport plus étroit entre société, culture et territoire, et elle aussi compromise dans le pétainisme.

C’est à partir de quelques théoriciens et praticiens tirant justement leur légitimité de leur statut d’ingénieurs, et plus particulièrement d’ingénieurs agronomes ou économistes, que l’écologie commence à percer dans l’idéologie française, à l’époque de la conférence des Nations Unies à Stockholm (1972). Percée illustrée par le grand agronome René Dumont.

Comment s’y prendront-ils pour faire accepter l’écologie politique en France ? Tout simplement en montrant que les forces productives (c’est-à-dire les formes de maîtrise de l’Homme sur la Nature) sont elles-mêmes… des rapports sociaux, c’est à dire des rapports entre les gens, s’insérant dans un monde physico-chimique lui aussi gouverné par des rapports. Ils le font avec une grande prudence, avec un très grand pragmatisme, sur le modèle de René Dumont. Partant du problème basique « la Terre peut-elle nourrir les humains ? », celui-ci montre, à partir de la fin des années 60 (lui qui était parfaitement « cartésien » jusque-là !) qu’un bon rapport entre l’humanité et la Nature découle d’un bon rapport entre les humains eux-mêmes, et que le premier rapport de l’homme à l’homme, c’est celui de l’homme à la femme. Une sorte de « détournement » écologiste et féministe du vieux marxisme.

Dès lors la Nature et l’Humanité se trouvent de moins en moins opposées l’une à l’autre. D’une part, en ce sens que l’individu souverain de Descartes se trouve dissout par la prise en compte de déterminants externes ou internes inconscients : c’est la vision structuraliste ou libertaire du marxisme et du freudisme dans la « Pensée 68 » que dénoncera si vigoureusement Luc Ferry (anti-écologiste de droite s’accrochant précisément à l’humanisme des Lumières). D’autre part, parce que la Nature elle-même se trouve modifiée par tous les êtres vivants qui l’habitent et en font partie, et tout particulièrement par cette espèce sociale et consciente qu’est l’Humanité.

Ayant conquis avec prudence son droit à l’existence face à l’idéologie des Lumières, au prix d’un anthropocentrisme sans doute trop marqué, la pensée écologiste en France se trouvait largement immunisée contre certains excès de « l’écologie profonde » anglo-saxonne. En somme, l’anthtopocentrisme français se rapprocherait de la pensée d’une espèce faisant preuve de responsabilité au sens de Dostoïevski : « Nous sommes tous responsable de tout, et moi particulièrement ».




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