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par Alain Lipietz | 27 novembre 2010

Intervention pour le 30e anniversiare d’Alternatives économiques
Comment vivre bien et autrement ?
Valeurs écologistes et nouveau modèle de développement.

Comment vivre bien et autrement ?

Intervention au débat final du 30e anniversaire d’Alternatives économiques

Je voudrais d’abord réaffirmer mon plaisir d’être là, pour ce trentième anniversaire d’Alternatives économiques. Au moment où Altereco se lançait, un modèle de développement venait d’entrer en crise, celui de l’Après-guerre , le « fordisme ». Et Altereco a essayé, comme bien d’autres, de lutter pour que celui qui allait succéder au fordisme ne soit pas trop horrible. Et on a perdu.

A l’occasion de ce 30ème anniversaire, c’est le modèle qui s’est mis en place à l’époque, malgré nos louables efforts, le « libéral-productivisme », qui vient d’entrer en crise.

On est comme en 1931 : la crise boursière a eu lieu il y a deux ans, et on ne sait pas du tout comment on va s’en sortir. On est en pleine période hyper-libérale, un peu comme à cette époque des années trente où Herbert Hoover et Laval disaient qu’on sortirait de la crise par encore plus de libéralisme. Et des économistes, des sociologues ou des philosophes répondaient, dès cette époque : « Pas du tout. Il faut au contraire un autre modèle de développement, même capitaliste, mais avec un Etat fort, interventionniste. Cette crise est une révolte de la société contre le dogme du marché autorégulateur qui détruit et l’homme - le travailleur - et la nature, le capital et les machines ». Et comme le précisa Polanyi, pour en finir avec le libéralisme, il y avait le choix entre 3 solutions : stalinisme, fascisme ou social-démocratie. On en était là en 1931, et aujourd’hui on en est encore dans cette phase hooverienne…

Altereco pose la question : « Comment bien vivre ? » C’est étonnant : on ne demande pas de parler de « bien-être », mais de « bien vivre », c’est-à-dire non pas un indicateur du niveau de « comment on se sent bien », mais quelle est la règle de « bonne vie » qu’il faudra promouvoir pour les 30 années suivantes, pour le prochain modèle de développement. Ce serait une conception morale guidant le choix des différentes possibilités qui s’offrent à nous. C’est ainsi que Polanyi poserait le problème : on a des règles de « bonne vie », de « belle vie », on a des « valeurs », et, compte tenu des contraintes écologiques (pour lui : économiques, pour nous : les deux), comment ça peut se réaliser ?

Je crois fondamentalement que les valeurs que nous ici (lecteurs et auteurs de Alteréco) partageons tous plus ou moins, que nous répétons tout le temps, qui sont les valeurs qu’on appelait dans les années 70 celles de l’« alternative » (d’où le titre du journal), qui sont devenues celles des « alternatifs écologistes » maintenant, définissent assez bien le modèle de développement que nous voulons. Et je crois que ce modèle est non seulement souhaitable mais possible et même nécessaire, qu’il constitue une « issue » à la crise. « Modèle de développement »au sens le plus technique du terme, c’est-à-dire au sens de la « théorie de la régulation » pure sucre, telle qu’elle fut popularisée par la revue : combinaison d’un paradigme technologique, d’un régime d’accumulation, d’un mode de régulation, d’une configuration internationale… Plus, évidemment, cette chose que les régulationnistes avaient à l’époque (dans les années 70-80) laissé tomber ou dont ils n’avaient pas perçu l’importance : la soutenabilité écologique.

Quelles sont ces valeurs ? Je crois que tout le monde sera à peu près d’accord pour dire : autonomie, solidarité, responsabilité, plus régulation démocratique des conflits qui naissent nécessairement entre ces 3 valeurs. Je crois que ça définit assez bien le modèle de développement qu’on peut souhaiter, pour lequel on va se battre, mais qui n’a aucune « nécessité historique » de se réaliser. Pas plus que la social-démocratie n’en avait, par rapport au fascisme, en 1930. D’ailleurs, en 1938, le fascisme avait gagné presque partout, l’URSS était stalinienne, il n’y avait que quelques pays qui avaient tenté un début de social-démocratie.

Premièrement l’autonomie, c’est à dire : chacun, ou chaque collectivité, « voit le bout de ses actes », comme disait Gérard Mendel. C’est un problème assez fondamental, parce que, dans le débat sur le « paradigme technologique » (les principes dominant de l’organisation du travail), on a déjà été battu une première fois, au moment de la crise du Fordisme, qui était partiellement une crise du « taylorisme » : l’organisation du travail où il y avait ceux qui « concevaient » et ceux qui exécutaient. Et à l’époque, dans la fin des années 70, nous disions : « Il va falloir trouver une façon de sortir de la crise du taylorisme, par des cercles de qualité, une implication négociée du travailleur… » Il y a eu les lois Auroux en 1981. Tout cela a été très vite balayé par un taylorisme encore pire, ce que j’appelle le « taylorisme culpabilisateur », parce qu’en plus on en a rajouté une couche :« Le client attend, il faut accélérer mon vieux ». Et là-dessus est venue toute une série de livres diagnostiquant non seulement « la fin du travail », les « adieux au prolétariat », mais « la fin de la valeur travail » : ce n’était pas bien, disaient-ils, cette histoire d’essayer de « sortir de l’aliénation dans le travail », c’est un mythe productiviste, n’en parlons plus.

Je pense que c’était une erreur profonde. S’il faut faire une autocritique collective par rapport à ce qu’on a réalisé en 1997 avec la « majorité plurielle », c’est de ne pas être partis de là : rendre la fierté, rendre le sens de l’autonomie dans le travail. Evidemment, pour l’autonomie en dehors du travail, on avait le volet « réduction du temps de travail ». Mais, pour le travail et pour les travailleurs, on a ouvert la voie à tout le baratin du « Président de ceux qui se lèvent tôt », du Président de ceux qui sont pour travailler plus pour gagner plus, etc. L’abandon du thème de l’autonomie dans le travail aboutit à une défaite terrible des forces progressistes.

Dans une situation où l’Europe va cesse d’être dominante, on va se retrouver comme d’habitude (on revient à 200 ans en arrière !) à l’état normal, où l’Europe est un appendice relativement cultivé de l’Empire du Milieu, c’est-à-dire de la Chine. On peut espérer s’en tirer parce qu’on est des malins, instruits, éduqués, mais - lisez le livre de Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin, sur les succès de la Chine - la Chine s’enracine dans une révolution industrieuse et non pas industrielle. Une révolution fondée, malgré beaucoup de taylorisme, plutôt sur la mobilisation de la main-d’oeuvre directe, et non pas sur l’injection du capital et d’intrants en matières premières et énergie. Je crois que la définition d’un nouveau modèle d’organisation du travail fondé sur la qualification et l’implication est la première bataille, qui est à la fois morale, technologique et même compétitive.

Deuxième grande valeur, la solidarité. Je n’ai pas eu besoin des provocations de Florence Jany-Catrice pour choisir l’exemple de la solidarité intergénérationnelle. C’est manifestement LE problème, d’ailleurs on sort de la lutte sur les retraites. Le fait que la solidarité nationale devait d’abord viser à consolider le droit à une retraite longue, c’était l’un des enjeux fondamentaux : contre l’allongement de la durée de vie au travail, l’idée qu’on peut avoir une 3ème vie active totalement autonome après la retraite. C’est ça qui était attaqué depuis le mois d’avril par le pouvoir, c’est là-dessus qu’on s’est battu, qu’on a perdu politiquement, et qu’on a gagné idéologiquement. Je ne vais pas revenir là-dessus : c’est légitime d’avoir du bon temps entre 60 et 70 ans.

Maintenant, on sait très bien que, dans les 30 prochaines années, ce ne sont pas ces années là (du 3e age) qui vont être difficiles à gérer, ce sont les suivantes, celles du 4e age. La salle est assez chenue ici, il y a beaucoup de quinqua et de sexagénaires qui ont connu Altereco dès sa naissance ? Donc normalement leurs parents, quant ils les ont encore, ont entre soixante-quinze et quatre-vingt-dix ans. Ça va être un immense problème, c’est là-dessus que beaucoup de choses vont se jouer. Et, bien que depuis 30 ans les féministes aient partiellement gagné (elles ont gagné beaucoup de choses au niveau législatif mais pas énormément dans la sphère domestique), est-ce que comme d’habitude ça va retomber encore sur les femmes, qui vont avoir 60 ans, qui vont devoir s’occuper des grand-mères de 90 ans, mais qui vont être elles-mêmes grand-mères et ainsi de suite ? Ou est-ce que l’on va mettre en place d’autres systèmes ?

Je voudrais vraiment qu’on réfléchisse sur la formule de Florence Jany-Catrice (une mise en garde que j’ai connue dès l’époque de mon rapport sur l’Economie Sociale et Solidaire) : « L’externalisation du travail domestique ne fait que déplacer le problème », a-t-elle dit. Mais tout de suite après, elle a montré que, en l’ayant déplacé, on le traite différemment ; sans doute plus facilement.

Je ne crois pas qu’aucune majorité en 2012 va forcer les hommes à prendre 20 % de travail domestique en plus à la maison, pour ça il faudra 1 siècle, 2 siècles, ce n’est même pas le bout du prochain modèle de développement, ne vous inquiétez pas !

En revanche, une fois externalisée l’aide aux personnes âgées dans l’Economie Sociale et Solidaire, là, cela devient un problème de régulation collective. Alors, qu’il y ait beaucoup plus de femmes que d’hommes dans l’Economie Sociale et Solidaire, branche « services aux personnes à domicile » (pas les personnes qui s’occupent de la politique de la cage d’escalier, de l’espace collectif), qu’il y ait 95% des femmes, même dans le prochain modèle de développement, ce n’est pas l’essentiel. Mais qu’elles le fassent sous la forme contractuelle, associative, de face à face entre associations et associations, régulé par la loi, c’est totalement différent qu’elles le fassent dans le rapport domestique patriarcal, ou dans le rapport domestique individuel salarial (femmes de ménage)... C’est très différent, et la façon dont on va pouvoir construire ou non un transfert financier effectif en faveur de l’Economie Sociale et Solidaire, et non pas en faveur de contrats individuels, pour s’occuper du 3ème et 4ème âge, cela va jouer un rôle décisif dans le prochain modèle de développement, dans la définition de son mode de régulation et du partage du produit national.

Troisième aspect, la responsabilité. Le grand, le nouvel apport de la question écologiste, c’est que tous les compromis sociaux qu’on peut inventer ne doivent pas être « instantanés » mais valables de génération en génération. « Un modèle de développement soutenable, c’est un modèle qui permet d’assurer les besoins de la génération présente, à commencer par ceux des plus démunis, sans compromettre la capacité des générations suivantes à satisfaire les leurs » : ça, c’est la contrainte écologique. On est en plein dedans. C’est fini de dire, d’ailleurs, « les générations suivantes ». On est la génération suivante. Dans notre jeunesse, nous avons créé toutes les conditions pour que notre vieillesse soit particulièrement pénible d’un point de vue écologique.

En ouvrant le débat demain à Cancun, l’Humanité se posera la question « Est-ce qu’on va pouvoir s’en tirer ? » et là, c’est une question de responsabilité. Et on le voit dans l’échec de Copenhague, dans le délitement du Grenelle de l’environnement, c’est vraiment la question philosophique de la responsabilité, et c’est aussi totalement dans l’axe de la contrainte macro-économique, du régime d’accumulation : combien d’investissements on met en face de nos crédits, de la monnaie émise par la Banque centrale, et lesquels, combien d’emplois on crée pour sauvegarder le climat, sauvegarder la biodiversité.

La responsabilité, qu’est ce que c’est ? C’est le devoir de répondre : « Qu’as-tu fait pour éviter que ça se passe comme ça ? », « Qu’as-tu fais pour que ça se passe mieux ? ». Et là-dessus, la formule fondamentale c’est la phrase de Lévinas reprise de Dostoïevski : « Nous sommes tous responsables de tout devant tous, et moi particulièrement ». Ça veut dire que, quelles que soient les dimensions collectives, il ne faut jamais oublier sa propre responsabilité, à toutes les échelles, la communauté mondiale, européenne, nationale, régionale, départementale, municipale : mon Union européenne, mon pays particulièrement, et moi particulièrement en tant que ménage.

Est-ce que l’on considère que les autres « qui ne font rien » sont une excuse pour ne rien faire, ou l’on se dit, de façon catégorique, impérative : « Je commence de toute façon, et comme on est 6 milliards à raisonner de la même façon, on s’en sortira tous ensemble «  ? C’est un pari presque pascalien sur « est-ce qu’on sort ou pas. » S’en sortir signifie que chacun adopte l’idée. Il est bien évident que si on dit maintenant « allez stop, on arrête avec l’économie décarbonée tant que les autres ne nous auront pas rejoints », alors évidemment c’est fichu.

Et c’est là que la responsabilité rejoint le devoir de solidarité. Je reviens du Maroc, qui a connu, sur les 10 dernières années, 4.5 % de croissance par an (avec tous les problèmes du PNB comme indicateur) mais + 5 % d’énergie et + 7% d’électricité. C’est-à-dire que leur efficacité énergétique diminue. Mais tous les pays, à un moment donné, et c’est normal, ont connu un mode de développement avec diminution du rendement énergétique. C’est la substitution au travail humain de l’énergie mécanique, avec amélioration du « bien-être », pas du bien vivre.

Mais toute la planète aujourd’hui doit diminuer sa consommation d’énergie et sa production de CO2 par unité de produit. On doit donc augmenter l’efficacité, la « productivité du facteur énergie » ou du facteur CO2. Mais cet impératif tombe sur des pays différents, ça n’aura pas du tout les mêmes effets selon l’actuel niveau d’industrialisation, et c’est profondément injuste. Donc ça doit s’accompagner d’une solidarité active. On a dit « 100 milliards par an du Nord vers le Sud » pour aider les pays le moins avancés, notamment, à adopter des technologies qui leur permettent immédiatement d’entrer dans la phase suivante de la « trajectoire énergétique », celle où au contraire les progrès techniques permettent d’économiser de l’énergie. Et c’est ça l’enjeu qui peut tout débloquer à Cancun ou peut être l’année prochaine à Durban. Si on ne met pas sur la table de négociation 100 milliards par an, on ne gagnera pas et on sera tous fichus.

Dernier point, la régulation par la démocratie. C’est encore un problème fondamental, un problème de valeurs, c’est celui qui départageait entre fascisme, social-démocratie et stalinisme.

On peut très bien voir un modèle où tout le monde dit « Allez, on se restructure avec des travailleurs qualifiés qui discutent de comment on organise la production, et pour la répartition : beaucoup de dépenses publiques orientées vers l’investissement pour lutter contre le changement climatique, des trains, tramways, etc. Donc beaucoup d’Etat, car beaucoup de commandes publiques, un Etat fort, social et écologiste ». Mais cela peut très bien se réaliser avec un Etat autoritaire, du type du fascisme et du stalinisme.

Souvenez vous : quand on a appelé « Fordisme » le premier modèle de développement de l’après-guerre, on reprenait une formule de Gramsci et d’Henri de Man. Parce que Ford pensait que lorsque la productivité augmente, il faut augmenter les salaires à la même vitesse, de façon que chacun puisse s’acheter une voiture et assurer la pleine réalisation de la production et le pein emploi. Mais Ford lui-même, dont on reprenait le nom, était un fasciste, il subventionnait le parti nazi américain…

On peut très bien avoir un modèle capitaliste ou un "socialisme d’Etat" à la soviétique, écolocompatible, mais totalement autoritaire, qu’on peut appeler d’ores et déjà le « siemensisme », par exemple ! Siemens ne produit que des marchandises dépendant de la commande ou de la subvention d’Etat et dont on aura besoin pour augmenter l’efficacité énergétique : des éoliennes, trains, tramways... Et Siemas s’est illustré au début de la présente crise par son role corrupteur en Grèce…

Il est donc extrêmement important d’de promouvoir les 4 valeurs ensemble. Et c’est à mon avis ce qui permettra de définir le « bien vivre » dans les prochaines années.




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