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par Alain Lipietz | 17 février 2010

Les Islandais ne doivent pas payer.
Réflexion sur la faillite de la banque Icesave.
LANGUE ET TRADUCTIONS DE L’ARTICLE :
Langue de cet article : français
  • English  :

    By calling voters to a referendum on the subject of Icelandic taxpayers taking on the debt of Icesave bank, President Grimsson caused shock waves to break out in the world’s financial community. For the first time during this global financial crisis, a country was challenging its "sovereign" debt - the debt of a nation represented by its government.

  • íslenska  :

    Version réduite du texte "Les Islandais ne doivent pas payer"

En convoquant les électeurs islandais à un referendum sur la prise charge de la dette de la Banque Icesave par les contribuables , le Président Grimsson a provoqué une onde de choc dans la communauté financière mondiale. Pour la première fois dans cette crise financière globale, un pays récuserait sa dette « souveraine », c’est-à-dire la dette de la Nation représentée par son gouvernement, et réclamée par deux autres pays européens, la Grande-Bretagne et les Pays Bas.

Prenant conscience de l’énormité de ce que ces deux gouvernements veulent imposer à la population islandaise, la presse européenne (même conservatrice, même financière) exprime son indignation. On reproche à ces deux gouvernements leur inhumanité. On pense au Shylock de Shakespeare, cet usurier exigeant une livre de chair de ses débiteurs en faillite.

Inhumains, ces gouvernements le sont. Usuriers aussi : ils exigent un taux de 5,5%, quand l’Union européenne (étrangement silencieuse sur le cas de l’Islande, il est vrai non-membre de l’Union) concède des prêts à 2 % pour renflouer la Hongrie, quand les grands États renflouent leurs banques à taux réels quasi nuls.

Mais, à la différence de Shylock, ni la Grande-Bretagne ni les Pays-Bas n’ont jamais rien prêté aux contribuables islandais ! La dette d’Icesave n’est pas une dette souveraine, mais une dette privée, essentiellement entre non-islandais. Que s’est-il donc passé ?

Au commencement, il y a la dérégulation financière, exploitée sans aucune prudence par la classe dirigeante, banquiers et politiciens de droite, d’une île de pêcheurs dont la population est équivalente à une ville moyenne anglaise. Ce tout petit monde, à l’occasion de l’entrée de l’Islande dans l’Espace Économique Européen (un espace un peu plus large et moins contraignant que l’Union européenne à laquelle l’Islande n’appartient pas), met au point une législation assez légère sur place, et internationalise l’activité bancaire. Très vite, le volume de cette activité dépasse huit fois le Produit brut islandais. C’est-à-dire qu’elle se déroule à près de 90 % à l’étranger, plus particulièrement en Grande-Bretagne et en Hollande : 300 000 déposants, soit autant que la population islandaise, pour la seule Icesave, succursale britannique de la banque Landsbanki !

Dans les faits, pour ces deux pays, l’Islande fonctionne donc comme une place « off-shore » : même si actifs et passifs sont principalement britanniques, les sièges sociaux des banques sont soumis à la faible autorité islandaise. D’où la possibilité de courir plus de risques, et de servir des taux d’intérêt plus élevés. L’Islande n’est pourtant pas exactement un paradis fiscal, ni une simple boîte à lettres. Pour ouvrir des succursales dans l’Union européenne, les banques islandaises ont dû satisfaire aux conditions de la directive européenne 94/19/EC faisant obligation à chaque pays de mettre en place un « Système de garantie des déposants » (SGD) C’est un fond d’assurance national, alimenté par des cotisations prélevées sur les dépôts, sensé garantir ces dépôts jusqu’à hauteur de 20 000 euros par personne. Le SGD islandais ne couvre qu’une petite partie des engagements des banques, mais on estime qu’elles ne pourront pas , toutes ensemble, voir tous leurs actifs annulés en même temps.

Peut-être le SGD islandais fut-il particulièrement faible ? Peut-être fut-il particulièrement mal surveillé ? Ce ne fut pas l’avis de Richard Portes, président de la Royal Economic Society. Dans un rapport officiel de 2007, il écrit : « Le cadre institutionnel et réglementaire apparaît comme très avancé et stable. L’Islande applique les directives du Plan d’action sur les services financiers de l’Union européenne ( à la différence de quelques États Membres) »

Tel est le « consensus informé » (well informed common wisdom) de la communauté financière, diagnostic offert au public par l’un de ses plus prestigieux représentants, nobelisable et britannique.

Nous savons aujourd’hui que cette communauté financière, ses représentants, ses 3 agences de notation, se trompaient complètement. En septembre 2008, l’économie d’endettement mondiale s’effondre. Le refus de l’administration US de renflouer la banque Lehman Brothers aggrave la situation. Si les États n’interviennent pas, toutes les banques tomberont en faillite. Alors, tous les États du monde se précipitent pour sauver leurs grandes banques, et, pour éviter la panique, étendent souverainement la garantie des dépôts « chez eux », c’est-à-dire soit pour leurs nationaux soit pour leurs résidents.

C’est que la Banque peut être un ensemble d’institutions privées, mais c’est aussi un « Service d’Intérêt Économique Général », c’est-à-dire que si elle ne fonctionne plus, la monnaie, bien public par excellence, ne circule plus.

L’Islande fait comme les autres, parmi les premières. Son SGD est bien trop petit pour réellement garantir les dépôts ? Le gouvernement islandais étend sa garantie à ses déposants islandais. Mais il n’a pas les moyens de prêter massivement à ses banques pour les sauver, comme le font les grands pays. Le gouvernement britannique prend alors deux mesures capitales : il saisit les actifs financiers islandais, et offre sa garantie aux déposants britanniques d’Icesave. Le gouvernement des Pays-Bas en fait autant.

Première question : Ces trois gouvernements étaient-ils légalement obligés d’étendre leur garantie au-delà de ce que pouvait payer le SGD couvrant les dépôts dans des comptes Icesave ? Sur ce point, la directive européenne régissant la question (94/19/CE ) est parfaitement claire : non !

« This Directive may not result in the Member States’ or their competent authorities’ being made liable in respect of depositors if they have ensured that one SGD (…) have been introduced and officially recognized. » [Cette directive ne saurait avoir pour conséquence que les États-membres ou leurs autorités compétentes soient rendus responsables à l’égard des déposants, dès lors qu’ils se sont assurées qu’un SGD a été mis en place et reconnu officiellement.]

Et on comprend bien pourquoi. Un SGD est une assurance entre banques, protégeant les dettes qu’elle contractent envers leurs déposants, financée par cotisation sur ces contrats eux-mêmes. Annoncer à l’avance que la puissance publique « couvrira » les accidents, comme par une assurance tous-risques gratuite, serait d’abord une prime aux imprudences des banques (ce qu’on appelle « moral hazard » ou "aléa moral"). Ensuite, ce serait une prime aux pays les plus grands, qui peuvent le mieux couvrir leurs banques avec l’argent de leurs contribuables (et pas seulement des déposants) : ce serait une « distorsion de concurrence ». Enfin et surtout, confisquer l’argent des contribuables pour payer une dette privée qu’ils n’ont pas eux-mêmes contractée est une grave atteinte à la propriété privée : les révolutions des Temps Modernes (anglaise, hollandaise et française ) visaient à mettre une décision aussi grave sous strict contrôle des citoyens.

Je fus le « shadow reporter » pour le groupe des Verts au parlement européen lors des deux directives modificatrices de la 94/19/CE. À aucun moment il n’a été question de revenir sur ce principe fondamental de la non-responsabilité publique pour les dettes privées.

Les gouvernements islandais, britanniques et néerlandais gardaient évidemment le droit de suppléer à l’insuffisance des SDG locaux. Une fois la crise commencée, ils en avaient même le devoir, pour des raisons d’ordre public et de stabilité économique et sociale. Mais c’était une décision souveraine, soumise à leurs règles de démocratie interne.

Certes, dans le cadre de l’Union européenne, quand un Etat octroie une aide publique de ce genre, les articles 106 et 107 (ex-86 et 87) des traités régissant le fonctionnement de l’Union lui font obligation de traiter de la même façon toutes les entreprises et résidents de son territoire : c’est le principe de non-discrimination. L’État Islandais par exemple pouvait limiter aux seuls résidents islandais l’extension qu’il offrait à la garantie du SGD, mais il devait alors le faire pour tous les déposants locaux de toutes les succursales de banques étrangères en Islande.

Ce point n’est en réalité qu’un détail. L’article 107 précise que c’était à la Commission européenne de froncer les sourcils en cas d’irrégularité. Elle ne l’a pas fait, tant cette attitude « nationaliste » était la norme en octobre 2008.

Le gouvernement britannique n’attendit pas la Commission. Il saisit les avoirs financiers islandais sur son territoire (britannique) ! De quel droit ? Du "droit" que lui donnait l’Acte antiterroriste adopté après le 11 septembre 2001 pour « geler » les avoirs d’Al Quaeda. Sans l’ombre d’une preuve, ni même d’un soupçon étayé, la Grande-Bretagne traitait l’Islande comme un État terroriste.

Il y a certes lieu de s’interroger sur où sont allées les pertes d’Icesave, et d’abord à combien se montent-elles. Ce doit être l’objet d’une enquête pénale, pour laquelle a été commissionnée la très respectée eurodéputée verte Eva Joly. En l’absence de toute « evidence » de financement du terrorisme, le geste du gouvernement britannique s’apparente à un abus de pouvoir et même à une forfaiture.

Mais les gouvernements britanniques et hollandais allèrent encore plus loin. Ayant souverainement remboursé à "leurs" résidents les pertes supposées de « leurs » déposant chez Icesave, bien au-delà de se que permettait le SGD islandais (ce qui était leur droit et sans doute leur devoir), ils prétendent exiger du gouvernement islandais… le remboursement de ce qu’ils avaient versé. Versé à leur résidents, pas aux Islandais ! Autrement dit, ils prétendent transformer la dette privée de Icesave en dette publique de la nation islandaise.

Le montant exigé (3,1 milliards) est négligeable dans les profits 2009 de la City et de Wall Street, qui provisionnent 65 milliards pour les seuls bonus de leurs traders. Mais chaque Islandais, bébés, vieillards et chômeurs compris, se retrouverait endetté de 10000 euros, et ce à un taux extravagant, bref : endetté à vie, et peut-être sur plusieurs générations. En Amérique latine, on parle de « peonaje » : le petit paysan, endetté auprès d’un grand propriétaire, est de fait maintenu à vie dans une situation de servage moyenâgeux.

C’est cela qui provoque à juste titre la révolte des Islandais et l’indignation européenne. Mais, toute émotion mise à part, il faut rappeler d’abord qu’il n’y a rigoureusement aucune base légale à une telle prétention, on l’a vu : les Etats ne sont comptables de rien, si ce n’est « d’établir et reconnaître un SGD ». Et ce pour les trois raisons de principe énumérée plus haut. Si les Islandais souhaitent le faire, libre à eux , mais il est en effet correct de leur demander par referendum.

Les gouvernements anglais et britannique ne peuvent à la rigueur qu’invoquer un moyen jurisprudentiel : une « négligence particulièrement coupable » dans le devoir de surveillance qui incombait aux autorités islandaises. La citation du rapport Porter rappelée plus haut fait justice d’une telle accusation. Il y a bien eu négligence coupable, mais ni plus ni moins que dans la plupart des gouvernements et institutions du monde, alors enivrés par le mirage d’une « autorégulation des marchés ». La responsabilité est belle et bien partagée, et on peut même expliciter dans quelle proportion. Car, même si les deux « vertueux et prudents » gouvernements hollandais et britannique avaient eu des doutes sur Icesave, et pensé que les dépôts de leurs résidents étaient mieux garantis chez eux qu’en Islande, qu’avaient-ils le droit de faire, en tant que « pays-hôtes » de Icesave ?

La réponse est explicitement dans la directive 94/19 et une « Annexe II » sous forme de guidelines y est consacrée :

« Host Member State schemes will be entitled to charge branches for supplementary cover on an appropriate basis which takes into account the guarantee funded by the home Member State scheme. To facilitate charging, the host Member State scheme will be entitled to assume that its liability will in all circumstances be limited to the excess of the guarantee it has offered over the guarantee offered by the home Member State. »

Bref, le pays-hôte peut offrir un complément de garantie et, pour cela, forcer une succursale locale d’une banque étrangère à cotiser chez lui en plus des cotisation dans le pays du siège de la banque. En réalité, les autorités britanniques et néerlandaises n’ont jamais souhaité limiter la capacité de Icesave à servir des intérêts particulièrement élevés à leurs déposants, mais en prenant plus de risques. Ces autorités avaient alors le devoir d’en avertir ces déposants, et supportaient la responsabilité civile de ne pas avoir imposé les mesures complémentaires prévues par la directive. Excellent principe de limitation des mirages du « off-shore » !

Rapporteur en 2001-2002 pour la directive sur les « Règles prudentielles et la surveillance des conglomérats financiers », j’ai fait adopter par le Parlement européen une généralisation de ce « principe du pays hôte principal » en précisant que les autorités responsables de la surveillance d’un groupe transnational revenait automatiquement au pays hôte de l’activité principale dans l’Union. Dans le cas d’Icesave : la Grande Bretagne, qui a eu raison de rembourser les déposants, mais tort de se retourner ensuite contre l’Islande.

On pourra bien sûr contester cette argumentation. Il existe une Cour dont le mandat est d’interpréter les directives : la Cour de Justice Européenne de Luxemburg. Il est temps que la Grande-Bretagne et les Pays-Bas reviennent aux principes de l’État de Droit qui ont fait la gloire universelle de leur Histoire, et se tournent enfin vers l’arbitrage de cette Cour, renonçant à la menace d’arracher une livre de chair à chaque Islandais, bébés compris.

Un dernier point. Le gouvernement et la majorité parlementaire qui ont dans un premier temps cru devoir accepter le diktat anglo-hollandais, sans oser recourir à la Justice, sont composés de ces femmes et de ces hommes que les Islandais, déjà révoltés, avaient appelé aux affaires, après la faillite du modèle ultralibéral et des politiciens qui, dès novembre 2008, avaient capitulé devant ce diktat. Ces nouveaux représentants du peuple, arrivés au pouvoir sans grande expérience des batailles financière, ont cru devoir céder aux menaces de ces deux pays mobilisant à leur service le chantage coupable du FMI et le silence aussi coupable de la Commission Barroso. Aujourd’hui, l’Espagne, présidente en exercice de l’Union européenne, a mis les choses au point : il n’y a pas de lien entre le remboursement de la dette Icesave et la candidature islandaise à l’Union européenne. On attend une mise au point aussi ferme de Dominique Strauss-Kahn en ce qui concerne les crédits du FMI.

Mais je soupçonne, dans la naïve « disponibilité à rembourser » de bien des Islandais et de leur représentants, une sorte de sentiment de culpabilité : comme une une sanction divine après les années-mirages de l’argent facile. Je dis très tranquillement à ce peuple rigoureux et courageux : Vous n’êtes ni légalement responsables, ni moralement coupables pour les turpitudes de la finance internationalisée.

Alain Lipietz

Economiste, ancien député européen (1999-2009)




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