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par Alain Lipietz | 18 décembre 2009

Alternatives Économiques Hors série n°83 4e trimestre 2009
La longue route de Copenhague

Sauver le climat ! Aucune cause commune ne paraît si évidente. Le monde entier devrait être déjà mobilisé, comme dans une pacifique guerre mondiale. Et pourtant, face à une horloge géophysique inexorable, le monde semble depuis presque 20 ans paralysé.

Trois barrières enrayent la mobilisation : le voile d’ignorance, les intérêts en place, le affrontements nord-sud.

  Le voile d’ignorance

En 1896, le chimiste Arrhenius découvre que les molécules du gaz carbonique et quelques autres laissent passer les rayons solaires mais captent les rayons infrarouges. Dans les années 1920 l’écologue soviétique Vernadsky en déduit (pour s’en réjouir !) que l’accumulation de ces « gaz à effet de serre » (GES) dans l’atmosphère, dûe à la combustion du pétrole et du bois, finira par réchauffer le climat, en particulier sur les riches « terres noires » de la Russie. Dans les années 1970, la NASA commence à réfléchir sur la prospective du climat (pour soulever le lièvre de « l’hiver nucléaire »). Dans les années 1980 les géophysiciens en reviennent à Vernadsky : réchauffement climatique par accumulation de GES, eau, gaz carbonique, méthane, CFC…

À la veille du Sommet de la Terre (Rio, 1992), dès la première session du Groupe Intergouvernemental des Experts sur le Climat (GIEC), le gratin de la géophysique établit une fourchette prédictive qui a peu varié malgré tous les travaux visant à prendre en compte l’infinité des processus rétroactifs ou proactifs : + 3° pour un doublement du taux de gaz carbonique attendu pour le milieu du 21ème siècle (si tout continue comme avant), 60 cm de montée des eaux. Mais il s’agit toujours de déductions. Ce n’est qu’en 1995 que le GIEC annonce que le « signal climatique » est désormais « détectable » : oui, le climat change déjà, par croissance des émissions humaines de gaz à effet de serre.

Toujours avoir cette chronologie en tête : le changement climatique par effet de serre fut d’abord déduit avant d’être constaté. Les prédictions scientifiques étant faites pour être invalidées, le scepticisme, voire le négationnisme, furent les premiers ennemis de la lutte contre l’effet de serre.

Cette position négationniste, soutenue jusqu’en 2008 par l’administration de G.W. Bush, n’est plus défendue par personne au niveau politique ni bien sûr académique, hormis quelques savants retraités voulant s’assurer un créneau médiatique (Haroun Tazieff puis Claude Allègre, volcanologues qui ne se réconciliaient que sur ce créneau dont ils ignoraient tout), et quelques écologistes ulcérés de voir la lutte contre l’effet de serre évincer leur combat sur d’autres sujets (les risques nucléaires pour Yves Lenoir, la biodiversité pour Dominique Guillet).

 Les intérêts en place

En réalité, le négationnisme climatique n’est que mince verni idéologique pour ceux qui préfèrent, pour des raisons économiques, « continuer comme avant », selon le vieux modèle fondé sur le pétrole bon marché et le droit à polluer gratuitement.

Dés la négociation de la Convention cadre sur le changement climatique, avant le Sommet de Rio, l’administration du Président G.H. Bush (père de G. W.) est déjà convaincue de la croissance de l’effet de serre, mais en conteste les coûts pour l’Amérique et donc l’intérêt de s’en occuper. Cette position est défendue en particulier par l’économiste William Nordhaus, lors de la conférence de Rome (1991).

Sur la base d’une évaluation du coût de réduction du tonnage de carbone émis par son pays (estimation qui ne cessera de se réduire au fil du temps), Nordhaus démontre que les Etats-Unis n’ont aucun intérêt à aller au-delà de simples mesures de bon sens quasi gratuites (« free lunch » disent les négociateurs). En effet, selon lui, le changement climatique ne ferait que déplacer les zones agricoles (ceintures du coton, du mais et du blé) de quelques centaines de kilomètres vers le nord, donc ne modifierait pratiquement pas le PIB des Etats-Unis…

Cette seconde ligne de défense (le changement climatique, c’est pas si grave et on a bien le temps d’y songer) fut confirmée à Rio par G. H. Bush et sa célèbre formule « Notre mode de vie n’est pas négociable ». Position alors critiquée par Al Gore… Mais le ticket Bill Clinton - Al Gore ne parviendra pas non plus, en deux présidences successives, à faire bouger les Etats-Unis. Ceux-ci signeront la Convention-cadre et à ce titre participeront aux négociations ultérieures, mais ne ratifieront jamais quoi que ce soit de contraignant.

Car, dans le rapport coûts/avantages de l’(in)action face au changement climatique, il y a évidemment de grosses différence géopolitiques que nous examinons plus loin, mais il y a surtout une différence temporelle. Alors que les dégâts se projètent dans le futur (de plus en plus proche et certain), les coûts de prévention sont à payer de suite. Certes ils sont d’autant plus faibles qu’on agit tôt, mais pourquoi se presser ? Ce double conflit d’évaluation et d’actualisation se retrouve au centre de la lutte sur le climat, avec ce handicap pour les intérêts des générations futures qu’elles ne peuvent pas plaider leur cause…

La conférence de Rio s’achève pourtant sur un engagement considéré alors minimaliste : revenir en l’an 2000 au niveau des émissions de gaz à effet de serre de 1990. Pour commencer.

Et pourtant, il ne se passe rien avant 1995. Il est déjà trop tard pour tenir les engagements de Rio. Le choc du futur vient alors percuter le présent sous la forme de terribles tempêtes balayant enfin les pays tempérés. La branche de l’industrie capitaliste dont le métier est d’évaluer le prix à payer aujourd’hui pour mitiger les dégâts futurs, l’Assurance, se réveille et convainc. La grande tempête qui vient de ravager l’Angleterre a coûté plus cher que le tremblement de terre de Kyoto ! Il faut faire quelque chose. La Conférence des Parties (CoP) de Berlin prend donc la décision de décaler de 10 ans ses objectifs chiffrés mais de les rendre, cette fois, contraignants.

À la CoP de Kyoto (1997), les pays développés signent un accord de partage du fardeau (burden sharing) sur les objectifs de réduction pour 2012 : Union européenne,– 8 %, Etats-Unis, – 7 %, etc. Mais la délégation américaine est désavouée de retour au pays. Une tentative de conciliation dramatique a lieu à Bonn (2001). Les Etats-Unis demandent de tels assouplissements que la présidente de la délégation européenne, Dominique Voynet, refuse.

Le protocole de Kyoto suit donc son chemin, isolant progressivement les Etats-Unis de leurs alliés (Nouvelle-Zélande, Australie, Canada, Japon). Aux CoP de Marrakech, Bonn et Buenos Aires, le protocole de Kyoto est perfectionné en précisant les mécanismes d’observation des engagements et de sanctions aux manquements. Engagement décisif pour l’avenir : un objectif de convergence des quotas annuels de gaz à effet de serre attribués à chaque personne humaine est affiché pour 2050. Il est probable que la majorité des pays ayant ratifié Kyoto seront au rendez-vous de ses objectifs finalement peu contraignants.

Par ailleurs, sous le paravent de leur hostilité de principe, les Etats-Unis, inquiets tout autant pour leur compétitivité que pour leur intégrité physique, accélèrent discrètement les recherches technologiques leur permettant, ultérieurement, de se joindre à un accord de réduction. De plus en plus d’Etats ou de villes américaines adhérent à Kyoto. Enfin, la destruction de la Nouvelle Orléans par le cyclone Katrina ouvre les yeux des Américains : non, le changement climatique n’est pas un problème que pour le Tiers Monde… Obama succède à Bush et entre dans la négociation.

 Le conflit Nord-Sud

Dés Rio, 4 positions s’étaient clairement distinguées :

- Les pays du Nord décidés à ne rien faire, considérant le coût de la lutte contre le changement climatique trop élevé par rapport aux dommages attendus : les Etats-Unis devraient réduire d’un facteur 10 leurs émissions de gaz à effet de serre.

- Les pays du Nord décidés à faire quelque chose : typiquement l’Europe, avantagée par son avance en matière d’efficacité énergétique, qui ne devait envisager une réduction que d’un facteur 4, et pressentaient déjà la pression de l’immigration climatique.

- Les pays les moins avancés et les petits pays insulaires, où un pays comme le Bangladesh mesure très bien le coût énorme qu’aurait pour lui le réchauffement climatique et la montée des eaux, alors que sa faible émission de GES lui laisse une marge de développement industriel.

- Les puissances industrielles émergentes dans le Tiers Monde (Malaysie) qui considéraient comme une barrière déloyale tout obstacle placé sur le chemin de leur développement industriel au nom des intérêts de la planète.

Les réunions préparatoires à Rio avaient vu s’affronter deux positions. Le World Ressources Institute suggérait d’imposer à tous les pays une décroissance uniforme de leurs émissions (ce qui revenait à favoriser outrageusement les « droits acquis à polluer »). L’analyse du Center for Science and Environment(CSE) de New Delhi (Agarwal et Narain : Global Warming in an Unequal World : a Case for Environmental Colonialism) conduisait au contraire à répartir les droits d’émissions égalitairement par terrien et par an.

La Convention cadre de Rio s’était plutôt rallié à la position du CSE : dans un premier temps, seuls les pays développés auraient à réduire leurs émissions. Reste que les gaz à effet de serre provoquant le réchauffement ne sont pas seulement ceux qui sont émis actuellement, mais le stock accumulé depuis la révolution industrielle du 19ème siècle. Et ce stock fut essentiellement émis par les pays du Nord. Pour contourner ce problème de la « dette écologique », la Convention cadre stipule aussi que les pays développés devront financer intégralement les efforts des pays en développement pour adopter un modèle énergétique « propre » (article 3.3).

Dix-sept ans ont passé. L’empire soviétique s’est effondré. La Chine et l’Inde sont devenus des géants industriels. La CoP a reconnu l’objectif du CSE : égale allocation de droit à polluer à tous les humains comme objectif de 2050. Le coût de « ne rien faire » est devenu de plus en plus évident (5 500 milliards de dollars d’ici 2050 selon le rapport Stern), ceux de la lutte relativement faibles (-1% de PIB cumulé) Le 4ème rapport du GIEC précise les rythmes : pour limiter le réchauffement à +2° par rapport aux températures préindustrielles, dès 2015 l’ensemble de la planète devra commencer à réduire ces émissions, dès 2020 les pays développés doivet avoir réduit leurs émission de -25 à -40%. Tout dépassement conduirait à un scénario bien pire, avec des effets d’emballement incontrôlables.

On pourrait donc en déduire une esquisse d’accord : à partir du moment où un pays dépasse cette allocation, il rentre automatiquement dans le régime des engagements contraignants. Malheureusement, le Nord n’est pas encore prêt à assumer les objectifs nécessaires, et le Sud refuse de prendre à sa charge la lutte contre le réchauffement tant que le Nord n’assume pas la « dette écologique » visée à l’article 3.3.

Dés le Conseil européen de décembre 2008, Nicolas Sarkozy, président semestriel de l’Union, pour s’assurer les bonnes grâces des industries allemandes, italiennes et polonaises, propose un objectif inférieur aux recommandations du GIEC : l’Europe se contentera de – 20 % pour 2020. Ce qui place la planète dans le scénario de l’inacceptable, selon le GIEC. Et les négociations s’engagent avec le reste du monde, privé de ce qui avait été jusqu’ici le leadership européen. Les Etats Unis n’offrent qu’une baisse de 17% d’ici 2020, par rapport à 2000. Et le Nord ne fait au Sud que des propositions de coopération financière très inférieures à ce qu’impliquerait l’article 3.3 (évalué à 150 milliards par an)

Ces deux questions, la vitesse de reconversion verte du modèle de développement au Nord et son financement au Sud, apparaissent, dès la conférence de Bali, comme les points nodaux de la négociation de Copenhague. Deux groupes de travail sont mis en place pour les explorer (AWG-KP et AWG-LCA).

 Perspectives

Depuis 17 ans, la planète est bloquée par le chantage réciproque entre les Etats-Unis et « les pays émergents », comme la Chine : « Nous ne prendrons pas d’engagements tant que vous, qui émettez déjà autant que nous, n’en n’aurez pas pris — Nous n’en prendrons que lorsque nous serons aussi développés que vous. » L’Union Européenne a renoncé à son leadership en décembre 2008 en n’offrant plus qu’une proposition de 20 % de réduction, en deçà de ce qui est nécessaire et de ce que sa technologie lui permettrait.

Une négociation directe Etats-Unis / Chine a permis un certain déblocage en novembre 2009. Les Etats-Unis s’engagent pour des réductions sur les deux prochaines décennies, bien plus rapides que les réductions européennes même si elles restent loin de ce qui serait nécessaire, compte tenu du retard pris depuis 1990. La Chine s’engage sur une forte amélioration de son efficacité énergétique sans demander à qu’elle soit financée par le Nord. Aussitôt le Brésil et l’Inde emboîtent le pas. On reste loin des objectifs minimaux pour sauver le climat, mais chacun semble avoir compris ce qu’il avait à faire.

Copenhague s’ouvre donc sous de meilleurs hospices. Il est peu probable que l’on débouche vers un accord aussi net que Kyoto, ni qu’il soit finalisé en 2009. Mais plusieurs principes semblent se dégager de vingt ans de négociations :

- Tous les humains des générations actuelles et futures ont le même droit sur la capacité de recyclage de l’écosystème planétaire. La négociation doit donc déboucher vers un principe d’égalité des quotas par personne et par an à l’horizon 2050 (soit environ 2 tonnes de CO2/personne/an).

- Tout pays dépassant ce niveau doit entrer dans la liste des pays à engagements contraignants.

- Les pays les plus riches doivent aider les plus pauvres à améliorer leur efficacité énergétique. Cette notion de « richesse » doit tenir compte des nouveaux visages du Sud : les pays comme l’Inde et la Chine comptent une immensité de pauvres, mais disposent des technologies les plus modernes. Ils peuvent assumer une modernisation « propre ». En revance le Nord doit financer l’amélioration de l’efficacité énergétique des pays les moins avancés et intermédiaires.

Ces quelques principes sont terriblement exigeants. La pression de la réalité va pourtant les rendre au fil des années de plus en plus nécessaires. Souhaitons que la prise de conscience générale convaincra chacun d’agir vite…et le plus tôt possible, donc à moindre coût.

Les Terriens sauront-ils réduire les deux « points durs » de la négociation, partage des réductions dans le monde industrialisé, et soutien du Nord à une reconversion énergétique au Sud ? S’il s’agissait d’une guerre, la question ne se poserait même pas : tous les pays sont capables de se mobiliser totalement dans un effort de guerre, tous les pays riches sont prêts à financer l’effort de guerre de leurs alliés. Mais nos dirigeants ont-ils compris que la planète est déjà en guerre contre le changement climatique ?

Une guerre pacifique pour éviter des victimes. Trop fort ?




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