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par Alain Lipietz | 30 mars 2009

Intervention au symposium « Le combat contre l’antisémitisme, pour la défense des valeurs européennes et de la coexistence » organisé par le Congrès juif européen
Les nouveaux défis de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme
Monsieur le Président, chers amis,
Je remercie le Congrès juif européen de me donner l’occasion d’intervenir dans ce débat sur La lutte contre l’antisémitisme, la défense des valeurs européennes, et la coexistence. On l’a déjà dit ce matin, le Parlement européen a particulièrement vocation à ce type de combat. Mais dans mon pays, la France, il y a une dissociation, qui se développe depuis une vingtaine d’années et s’est accélérée, entre ces trois combats : contre l’antisémitisme, pour la défense des valeurs européennes et pour la coexistence. On peut dire, pour résumer, qu’il y a même une crise du rapport entre la lutte contre l’antisémitisme et contre le racisme.

C’est assez compliqué à comprendre parce que, la France ayant été presque emblématiquement un pays où la République et les valeurs démocratiques se sont construites contre un cas d’antisémitisme, l’affaire Dreyfus, nous y avions l’impression, et ceci depuis le début du 20e siècle, que la lutte contre l’antisémitisme était égale à la lutte pour la démocratie, pour la paix, contre toutes les discriminations etc. Et naturellement, après l’abominable crime qu’a été la Shoah, auquel a participé une part substantielle de la droite française, il était évident que, l’antisémitisme ayant été la pointe extrême, l’étendard de tous les racismes, la lutte contre l’antisémitisme devenait l’étendard de la lutte contre tous les racismes. Autrement dit, l’exemplarité réglait en quelque sorte le rapport entre la lutte contre l’antisémitisme et la lutte antiraciste. En gros, c’est la position illustrée par le grand philosophe Jean-Paul Sartre : « Il n’y a pas de degré dans le racisme, traiter un arabe de bougnoule, c’est déjà accepter les chambres à gaz ».

Ce modèle-là s’est délité petit à petit, pour trois raisons. D’abord parce qu’il ne fonctionnait pas vraiment. Pendant toutes les années 1950 et 60, on a pu avoir un tabou contre l’antisémitisme, qui ne projetait aucun tabou contre le racisme anti-asiatique, anti-arabe ou anti-africain. Pourquoi ? Parce qu’il y avait des guerres coloniales en cours. Qui dit guerre dit radicalisation des positions de part et d’autre, et évidemment, le simple fait que des « Français blancs » meurent à la guerre, en Indochine ou en Algérie, attisait chez les enfants français d’origine européenne un racisme en quelque sorte « militaire ».

J’insiste sur cette notion de « racisme militaire » parce qu’il va réapparaître, à propos de la question juive, avec les événements actuels. Ce que j’appelle « racisme militaire », c’est le racisme qui consiste à dire « Tu es du même sang, de la même religion, de la même origine que les ennemis de mes parents, donc tu es mon ennemi ». C’est le racisme des Français vis à vis des Allemands pendant et après la Première Guerre mondiale, pendant et après la Deuxième Guerre mondiale. C’est tout ce qu’il a fallu vaincre, pour construire ce Parlement ! Ce Parlement existe grâce à la réconciliation franco-allemande, à la capacité de pardonner.

Première faiblesse, donc, du modèle réglant « par l ‘exemplarité » le rapport entre la lutte contre l’antisémitisme et la lutte antiraciste : il ne fonctionnait pas, face à des situations de type coloniales ou post-coloniales. Deuxième faiblesse – dont j’ai pu participer, d’ailleurs : c’est l’insistance même sur la singularité de la Shoah. Face à la position sartrienne, s’est développée, à partir des années 1970-80, un discours sur la singularité absolue de la Shoah, par rapport justement au racisme de type « militaire », colonial ou post-colonial. La Shoah fut un crime absolu, ne reposant sur aucune « raison », aucune justification concrète – on a parlé ici de « démonologie », je crois que le mot est tout à fait juste. La Shoah ne pouvait donc pas être mise sur le même plan que les autres crimes racistes. Évidemment, c’était bien vu du point de vue analytique, mais, du point de vue politique, ça n’allait pas tarder à provoquer des effets ravageurs.

J’ai par exemple organisé un colloque, dans le cadre de mes fonctions, sur ce qu’on appelle la « justice transitionnelle », c’est-à-dire les problèmes d’amnistie et de crimes contre l’Humanité. Toute une jurisprudence internationale s’est construite sur ces deux notions, avec une continuité entre le tribunal de Nüremberg, le tribunal pénal sur les crimes de Yougoslavie, le TP Rwanda et maintenant la Cour pénale internationale. Mais alors que, aux yeux du reste du monde, il y a une continuité absolue dans la construction de cette jurisprudence des crimes contre l’Humanité, en France, de par notre insistance intellectuelle sur la singularité de la Shoah, nous avons tendu à isoler le Tribunal de Nuremberg de ceux qui ont suivi, à fragmenter l’antiracisme, à fragmenter la lutte pour les Droits de l’Homme et contre les crimes contre l’Humanité, à répudier l’exemplarité de la Shoah. On disait autrefois « Plus jamais ça », maintenant on dit « Ce ne sera jamais exactement ça ! »

Le troisième problème, évidemment, apparaît au moment de la première Intifada, et surtout de la deuxième Intifada. Dans un pays avec une proportion importante d’enfants de l’immigration, dont les parents ont pu participer aux guerres d’indépendance contre la France, mais ont ensuite émigré en France, les enfants tendent à projeter le conflit israélo-palestinien en une guerre de religions ou d’origines, en France, entre juifs et musulmans (ou arabes). C’est extrêmement délicat à contrer, car, comme cela a été dit ici plusieurs fois ce matin, il y a une tendance, chez les antisémites, à s’abriter derrière l’antisionisme. Or là, l’identité juifs = sionistes est totale, Israël s’auto-désignant comme « l’Etat juif », Tsahal comme « l’armée juive ». D’où cette nouvelle forme de ce que j’ai appelé le racisme militaire, qui apparaît chez un enfant qui traite d’ennemi un autre enfant de sa classe, simplement parce qu’il vient de voir à la télévision des images du conflit israélo-palestinien ! Les enseignants doivent faire un énorme effort pour faire la part des choses. Ils doivent expliquer par exemple : « On peut être pro-sioniste, à la limite, on peut être non seulement pour le droit d’Israel à se défendre mais pour la défense du gouvernement israélien du jour, mais on peut être contre la façon dont il défend sa propre cause », ou encore : « On peut dire que les Palestiniens ont eu trop cher à payer pour les crimes commis par les Européens contre les Juifs à l’époque du nazisme, mais ça ne justifie pas la façon dont certains groupes palestiniens combattent l’existence d’Israël ». L’expliquer à une classe, dans une ambiance où certaines autorités disent « Si vous faites une distinction entre anti-sionisme et antisémitisme, vous êtes déjà un nazi », c’est très difficile ! Et inversement, expliquer dans une classe qu’on peut être bon musulman et condamner l’extrémisme islamiste expose à l’insulte « Mais si tu dis ça, cela veut dire que tu n’es pas vraiment un bon musulman ». C’est extrêmement difficile pour les enseignants et les plus raisonnables des enfants.

Le Parlement européen est un des lieux où ces problèmes peuvent se discuter et se dénouer. Parce qu’il est fondé sur la reconnaissance des crimes de chacun, sur le pardon régulé par les lois sur l’amnistie, et sur la réconciliation, parce qu’il est fondé sur le « plus jamais ça » (mais non pas le « plus jamais ça » particulariste, celui qui dit « le crime que ma communauté a subi est totalement différent des autres, celui-ci est impardonnable quand tous les autres crimes sont pardonnables »). Et il est tout à fait significatif que, dans une enceinte comme celle-ci, on puisse avoir aussi bien Monsieur Prasquier, président du CRIF, que moi-même. Alors que vous avez pu voir, projetés ici sur les écrans, que mon propre parti, Les Verts, a été condamné par lui et par d’autres ici-même, pour avoir participé à des manifestations contre l’opération « Plomb durci » à Gaza. Je manifestais, oui, et il y avait trois banderoles dans mon groupe : « Une autre voix juive pour la paix », « Union Juive Française pour la Paix », et « Association des Travailleurs Maghrébins de France. Nous avions réussi à construire un bloc qui, à l’intérieur de ce cauchemar, arrivait à maintenir bien haut le drapeau de l’universalisme, de la coexistence et de la lutte pour la paix. Bien évidemment, nous n’empêchions pas qu’il puisse y avoir, à un autre endroit de la manifestation, des gens qui disaient « Mais de toute façon, des Juifs d’Israël, on ne peut rien attendre d’autre que des crimes nazis ». Exactement de la même façon que, dans l’armée qui intervient à Gaza, vous pouvez avoir des officiers qui ne trouvent aucune objection à raser les maisons et écraser leurs habitants avec leurs chars, et des soldats qui vont ensuite déclarer à la presse : « Mais c’est horrible ce qu’on nous a fait faire au nom de la défense d’Israël » !

Que peuvent faire ceux qui se battent contre l’antisémitisme, pour la défense des valeurs européennes et pour la coexistence ?

D’abord, la lutte même pour faire reconnaître la monstruosité de la Shoah n’est pas terminée. Beaucoup d’entre vous savent que j’ai défendu le procès que mon père avait entamé (et il est mort pendant ce procès) pour faire reconnaître la participation de l’État français et de ses services publics au crime de la Shoah. Non pas complicité, mais vraie participation : quand on enferme des dizaines de personnes dans un wagon pour des dizaines d’heures, et qu’une partie est déjà morte à l’arrivée, je ne dis pas qu’on est complice de la Shoah, je dis qu’on commet la Shoah. Nous avons connu des avancées, nous avons eu des reculs. Des reculs tels que la dernière décision du Conseil d’État français : « Certes, il y a eu crime particulier de la France, mais la France a déjà tout payé ». Et dans les mesures évoquées, on comprenait qu’il s’agissait essentiellement de mesures de solidarité avec les victimes de guerre quelles qu’elles soient. Pour le Conseil d’État, aujourd’hui, mourir sous une bombe, y compris lancée par un avion anglais, n’est pas différent de mourir dans un camp d’extermination ! Ce sont des reculs, mais je me demande si la façon dont nous avons avancé, en France, dans la dénonciation de la Shoah en l’isolant de la lutte générale pour ce que très justement le Congrès juif européen appelle « les valeurs de l’Europe et la coexistence », n’a pas isolé le combat des Juifs dans la période récente.

Pour la prochaine échéance européenne, bien que je ne sois plus candidat, je proposerai que trois objectifs soient mis en avant. D’abord, une recherche systématique, avec des observatoires et des moyens, de tous les crimes et délits racistes. Il a été clairement indiqué dans les exposés de ce matin que la capacité des communautés à répertorier les actes discriminatoires commis à leur égard est souvent forte. Mais il y a aussi des communautés victimes du racisme et très peu organisées, par exemple les Comoriens. Quand des gens de couleur noire portent un nom français, on n’a aucune idée de leur couleur au récit écrit de leurs mésaventures, on ne peut donc pas comprendre, quand ils ont par exemple été arrêtés et maltraités sans raison dans un commissariat, ou quand on leur a refusé un logement, que c’est parce que leur peau était noire ! Il y a donc un véritable enjeu de relevé des actes racistes ou discriminatoires à partir de statistiques prenant en compte des traits ethniques, dans un pays comme la France, et dans d’autres pays aussi.

Deuxième problème, et je crois que c’est vrai aussi bien pour les musulmans, les chrétiens, les juifs et les athées : il faut reprendre l’habitude de manifester ensemble contre tous les crimes racistes. C’est formidable qu’il y ait ici des imams. J’aimerais que lors du prochain procès en France pour une mosquée brûlée, il y ait autant de rabbins.

Troisième problème, c’est effectivement la lutte contre ce que j’ai appelé le « racisme militaire », contre ce racisme qui vient d’un conflit, ce racisme parce que « Tu es le parent d’un ennemi de mes parents ». Je crois que le Parlement européen a joué un rôle assez positif dans la lutte pour une solution juste et durable au Proche-Orient. J’espère qu’il continuera ce combat dans les années qui viennent. Peut-être que le paroxysme auquel nous sommes arrivés, avec l’opération « Plomb durci », amènera, un peu comme après la Deuxième Guerre mondiale, les peuples israélien et palestinien à se réconcilier enfin. Puisse l’Europe les y aider activement.

Je vous remercie, chers amis.




Sur le Web : Programme du symposium « Le combat contre l’antisémitisme, pour la défense des valeurs européennes et de la coexistence » organisé par le Congrès juif européen

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