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1er juin 1999

Confluences pour une alternative progressiste n°47
OPA, rachats, fusions d’entreprises : la tectonique des plaques
Les années 90 ont ouvert une nouvelle ère dans le monde des affaires. Au nom de la mondialisation se constituent de gigantesques pôles industriels et financiers, les entreprises-monde. L’objectif affiché est d’atteindre la taille critique qu’exige la globalisation des marchés. Menées tambour battant, ces restructurations ont des conséquences généralement néfastes pour l’emploi et instaurent un nouveau rapport de force avec les politiques publiques. Confluences a demandé à deux économistes, Alain Lipietz et Henri jacot, de faire le point sur ces sujets d’actualité.

Confluences : Nous assistons, depuis plusieurs années, à une accélération des fusions/ acquisitions mettant en scène des groupes industriels et financiers de premier plan. Comment interprétez-vous ces manœuvres d’intimidation ou d’opportunité, dont le dernier avatar est l’Offre Publique d’Échange de la BNP sur la Société Générale et Paribas ?

Alain Lipietz : La vague de fusions actuelle est bien différente de celle des année 70 (les fusions " conglomérales "). Il s’agit à présent de concentrations horizontales, au sein du même métier. Ces fusions suivent officielle-ment une logique productive (atteindre un "seuil" de taille mondiale). C’est parfois justifié, car, quoiqu’on en ait dit au début des années 80, les techniques actuelles laissent un grand avantage à la production de masse, aux économies d’échelle, aux économies de " variété " (la capacité de produire de multiples variantes de produits similaires). Mais ce n’est pas toujours justifié : "small" reste "beautiful" dans de nombreux cas.

Il faut donc prendre en compte une cause cachée : la logique purement financière. La fusion accroît la valeur des actions ; la revente des départements devenus redondants accroît les résultats. Par ces deux biais se trouve accrue la " valeur qui revient aux actionnaires ". Or ceux-ci, grâce a une révolution dans le "gouvernement d’entreprise ", ont repris le pouvoir que leur avait arraché, à l’époque du fordisme, la classe technocratique des managers, Es sont donc aujourd’hui en mesure de dicter leur loi à la logique productive.

Henri Jacot : Il est de fait que depuis 3 à 4 ans environ, nous assistons à un processus littéralement sans précédent de concentration du capital. 1998 a été reconnue comme le record absolu de ces fusions à l’échelle mondiale, en montant de chiffres d’affaires et de capitaux concernés, et on peut s’attendre à ce que 1999 voit ces sommets battus. Ce mouvement est lié directement à la globalisation des marchés et de la concurrence, dans un contexte de bouleversement industriel et financier dû à l’émergence de nouvelles technologies.

On voit ainsi ces concentrations toucher des branches anciennement motrices lors des Trente Glorieuses (dans l’automobile, la chimie, le pétrole). Mais aussi, et peut-être plus fortement encore, dans les branches motrices de la nouvelle expansion de longue durée qui se profile (secteur de la "convergence" informatique-télécommunications-multi-média, secteur des sciences de la vie avec par exemple la création de Avantis rassemblant Rhône-Poulenc et Hoechst). Et encore, et peut-être surtout, dans les secteurs financiers des banques et des assurances qui évidemment centralisent les moyens nécessaires à de telles concentrations du capital, la saga BNP-Société Générale-Paribas en étant une bonne illustration en France.

Confluences : Quoiqu’en disent les dirigeants d’entreprises, ces opéra-tions d’envergure s’accompagnent invariablement de restructurations, synonymes de plans de licencie-ments. Quels dangers font-elles courir à l’économie et à l’emploi ?

Alain Lipietz : Pour autant qu’elle obéit à une vraie logique productive (y compris dans l’industrie bancaire), une fusion vise toujours à améliorer l’efficience du nouvel ensemble par rapport aux éléments précédents. C’est une forme particulière d’accroissement de la productivité, ce qui pose toujours des problèmes d’emploi, peuvent être résolus que par une hausse du volume des affaires ou une baisse de la durée du travail.

Mais, on l’a vu, une fusion obéit bien souvent à une logique financière qui peut s’opposer la logique productive. Beaucoup de fusions échouent aujourd’hui parce qu’elles détruisent les cultures d’entreprise, qui étaient à la base de l’efficience des éléments antérieurs à la fusion. Le cas le plus célèbre dans la période récente est la désorganisation de l’ensemble Boeing-Mc Donnal-Douglas, dont on pensait qu’il ne ferait qu’une bouchée d’Airbus Industrie. J’ai des craintes du même ordre pour l’ensemble Renault-Nissan, même si une vraie logique industrielle obligeait Renault à se mondialiser.

Henri Jacot : Évidemment, comme toujours lors des grands mouvements passés de concentration du capital, ces fusions ou absorptions gigantesques se traduisent par de profondes restructurations signifiant dégraissages, plans de licenciement, et menaces pour l’emploi et l’économie. Théorisées dans de nouvelles méthodes de management telles que le "reengineering", le "downsizing", l’"upgrading", elles tendent d’autant plus à se traduire négativement pour les salariés que, avec la montée de la financiarisation institutionnelle et des fonds de pension, c’est plus que jamais la " valeur pour l’actionnaire " qui est recherchée.

Mais naturellement, si l’on prend bien conscience que ces mouvements du capital ont comme base objective les profondes modifications à l’œuvre dans la taille des marchés, les nouvelles technologies, les forces productives pour ainsi dire, on voit bien qu’il ne suffit pas de dénoncer de telles opérations de concentration du capital et que la stratégie du " sur-place " est battue d’avance. Il faut plutôt, selon moi, développer de nouvelles perspectives de lutte collective des salariés autour des modalités de contrôle, de gestion, voire de détention du capital. Et ce à un niveau plus que jamais européen. Cela interpelle en particulier fortement les syndicats, qui commencent heureusement à en prendre conscience. Mais là encore, comme à l’accoutumée, le capital a pris quelques longueurs d’avance.

Confluences : Dans certains secteurs, l’hyperconcentration du capital conduit à des situations de duopole voire de monopole. Or l’économie de marché se fonde en partie sur la libre variation des prix et sur libre dynamique entre offre et demande. Partant de ce constat, peut-on dire que le capital n’est pas en train de casser l’économie de marché ?

Alain Lipietz : Non, je ne crois pas. Baran et Sweezy tenaient jadis ce raisonnement à propos des concentrations à l’échelle natio-nale, qui allaient casser, en éteignant la concurrence, le dynamisme du capitalisme !

Pourtant, le "Capitalisme Monopoliste" des années 50 70 fut un des modèles de développement les plus dynamiques de l’histoire, même au plan social.

Aujourd’hui, c’est l’extension des marchés (avec la globalisation) qui pousse à la concentration des entreprises, laquelle s’essouffle à courir derrière. Il y a plutôt " trop de concurrence" à l’échelle mondiale, avec une tendance à la surproduction, à la baisse des prix, y compris dans le duopole de l’aviation civile. Le seul vrai monopole pervers, c’est Microsoft, mais a est encore capable d’innovation !

D’une manière générale, pour faire "mieux" fonctionner le capitalisme, je compte d’abord sur les luttes sociales, celles des travailleurs, des consommateurs, des écologistes, avec pour relais la législation (aujourd’hui nécessairement européenne), sur la concurrence.

Henri Jacot : On assiste plutôt à un mouvement d’oligopolisation, qu’à de véritables monopoles ou duopoles. D’ailleurs, on voit bien progressivement disparaître dans ce processus les anciens monopoles publics nationaux qui sont confrontés de plein fouet à ces évolutions. Cela pose donc crucialement aussi la question de la redéfinition de ces services publics, à une autre échelle, là aussi européenne, et avec de nouveaux contenus possibles que l’on pense par exemple à l’accès de masse, à organiser, à l’internet.

Certains avancent ainsi que l’on tendrait vers un monde globalisé où à n’existerait plus que trois ou quatre méga-entreprises secteur. Le capital lui-même n’a en récoltée pas intérêt à laisser se développer un véritable monopole dans un secteur, car sinon l’entreprise concernée pourrait capter des surprofits importants au détriment même des autres entreprises. On le voit aux États-Unis avec le procès intenté à Microsoft ; on ne peut pas ne pas faire le lien avec ce qui s’est passé il y a à peu près un siècle à l’encontre de Rockfeller, et qui a vu la naissance de la législation anti-trust forçant par exemple au démembrement de la Standard Oil.

Dans cette bataille titanesque, l’Europe devrait là aussi jouer un rôle beaucoup plus actif en terme de politique structurelle, ne réduisant pas celle-ci à une simple politique de concurrence comme actuellement, avec tous les effets pervers ou contre-productifs qui en découlent, mais en initiant une véritable politique industrielle, commerciale, ainsi que de recherche scientifique et technique, se traduisant y compris par la constitution d’ "entreprises européennes ".

C’est là également un champ d’intervention dont devraient s’emparer les salariés et leurs syndicats, en ne laissant pas l’initiative au capital.

Propos recueillis par Grégory Delanne




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