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par Alain Lipietz | 22 février 2009

Sur l’avis du Conseil d’État relatif à la responsabilité de l’État français dans la déportation résultant des persécutions antisémites
Quel drôle d’avis que celui donné par le Conseil d’État au tribunal administratif de Paris, à propos de l’arrestation et de la déportation vers Auschwitz d’un « Billet Vert », Monsieur K., devant sa fille Madeleine H ! Il s’agit d’un des premiers procès « post-G.Lipietz » sur la responsabilité de l’État et de la SNCF dans la Shoah.

J’ai raconté l’affaire et les débats ici. Le CE a rendu son avis lundi 16 février. Selon les uns (la presse et mes collègues étrangers, notamment espagnols) il est historique. Selon ma sœur Hélène et l’avocate de l’affaire K, il est décevant voire honteux !

Pour moi il est historique mais un peu étonnant par ses approximations. J’imaginais les « avis » du Conseil d’État comme des modèles de précision juridique, comme des sortes de monuments… Rappelons que TA de Paris posait au CE trois questions, qui appelaient (le rapporteur public ne l’a pas caché) courage et solennité dans la réponse.

« 1°) Le caractère imprescriptible des crimes contre l’humanité (…) peut-il être étendu, en l’absence de dispositions législatives expresses en ce sens, aux actions visant à engager la responsabilité de l’Etat à raison de faits ayant concouru à la commission de tels crimes ? »

Le CE répond : « [L’ordonnance du 9 aout 1944 rétablissant la République en France métropolitaine n’a] pu avoir pour effet de créer un régime d’irresponsabilité de la puissance publique à raison des faits ou agissements commis par les autorités et services de l’État dans l’application de ces actes. Tout au contraire, en sanctionnant l’illégalité manifeste de ces actes qui, en méconnaissance des droits fondamentaux de la personne humaine tels qu’ils sont consacrés par le droit public français, ont établi ou appliqué une telle discrimination [raciale], [elle a] nécessairement admis que les agissements d’une exceptionnelle gravité auxquels ces actes ont donné lieu avaient le caractère d’une faute de nature à engager la responsabilité de l’État.
Il en résulte que cette responsabilité est engagée en raison des dommages causés par les agissements qui, ne résultant pas d’une contrainte directe de l’occupant, ont permis ou facilité la déportation à partir de la France de personnes victimes de persécutions antisémites. Il en va notamment ainsi des arrestations, internements et convoiements à destination des camps de transit, qui ont été, durant la seconde guerre mondiale, la première étape de la déportation de ces personnes vers des camps dans lesquels la plupart d’entre elles ont été exterminées. »

Bref, faisant fi des arguties sur « les contraintes de l’Occupation » et « la convention d’armistice de 1940 », le CE reconnaît que l’État français fut coupable d’un crime atroce, « ne résultant pas d’une contrainte directe de l’occupant », et que ce crime, étant contre l’humanité, engage la responsabilité imprescriptible de l’État. Il s’agit du premier jugement de cette portée, émis par une haute autorité judiciaire, et non d’une déclaration d’un chef de l’exécutif (le Président Chirac, avec autrement de solennité, dans son discours du Vel d’Hiv en juillet 1995).

Victoire totale, donc, sur le fond, du combat de mon père, y compris contre la SNCF qui, de son côté, ne peut plus s’abriter ni derrière les Allemands ni derrière l’Etat. Mais on aurait aimé que le CE, dans son expression, fasse un effort de pédagogie à l’usage des citoyen-ne-s… Même les mots "crimes contre l’humanité" sont remplacés par des périphrases, et leurs caractéristiques juridiques sont renvoyés aux "visas" : Vu le statut du Tribunal militaire international de Nuremberg du 8 août 1945 et le protocole signé à Berlin le 6 octobre 1945. C’est vrai que ça valait le coup de faire comprendre "L’Etat français relève du procès de Nuremberg" (et non une poignée de conspirateurs, et pas seulement pour intelligence avec l’ennemi) mais ça aurait été encore mieux en le disant...

La seconde question du TA était la suivante.

« 2°) Dans le cas d’une réponse négative à la première question, [quand] convient-il de considérer le point de départ de la prescription quadriennale opposée par les ministres de la défense et de l’intérieur à la demande indemnitaire de la requérante ? »

Le CE répond très logiquement, en conséquence de sa première réponse : « Le présent avis rend sans objet les questions relatives à la prescription posées par le tribunal administratif de Paris ». Nouvelle victoire. Mais ça aurait couté quoi d’écrire noir sur blanc "la réponse à la première question étant positive, il n’y a pas de prescription donc pas de délais de prescription" ?

Oui mais voilà. Le TA posait une 3e question précise :

« 3°) Dans l’hypothèse où la responsabilité de l’État serait susceptible d’être engagée pour faute, de quels chefs de préjudice la requérante pourrait-elle obtenir réparation, que ce soit en son nom propre ou au nom de la victime dont elle est l’ayant droit ? Y-a-t-il lieu de déduire de l’indemnisation qui pourrait être accordée, les sommes versées en application [de diverses mesures énumérées par le TA ?] »

Et là dessus le CE répond, en énumérant une série d’autres mesures (mais pas les « 42 mesures » dont avait parlé son rapporteur public) que :

« Prises dans leur ensemble et bien qu’elles aient procédé d’une démarche très graduelle et reposé sur des bases largement forfaitaires, ces mesures, comparables, tant par leur nature que dans leur montant, à celles adoptées par les autres Etats européens dont les autorités ont commis de semblables agissements, doivent être regardées comme ayant permis, autant qu’il a été possible, l’indemnisation, dans le respect des droits garantis par la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, des préjudices de toute nature causés par les actions de l’État qui ont concouru à la déportation. »

Bref, pour la première fois, la plus haute assemblée de la justice administrative, chargée de juger l’État et ses services publics, reconnaît celui-ci coupable et imprescriptiblement responsable, mais considère que, sans le savoir, et même longtemps sans l’admettre, il aurait déjà tout réparé ! La liste des réparations donnée par le CE, limitative, s’interrompt avec le décret du 26 décembre 2000, époque où et le Président de la République F. Mitterrand, et la justice administrative tenue par la jurisprudence Ganascia depuis 1946, affirmaient que la République, n’étant ni coupable ni responsable des crimes commis par le non-Etat de Vichy, ne devait aucune réparation à ses victimes !!

Cherchez l’erreur. En fait le CE me semble tombé un peu vite dans un syndrome de toute puissance : il aura vu enfin que l’État était coupable et responsable de « préjudices de toute nature », effort théorique indéniable dont il a de fait la primeur, et cela mérite d’être salué. Mais, dans la foulée, il affirme, à mon sens abusivement car il ne donne aucune référence, qu’il a pu évaluer valablement « chacun de ces préjudices », les aura comparé aux « réparations » offertes par l’État français, puis à celles des « autres Etats européens », et aura conclu qu’ils étaient « comparables » donc suffisants « autant qu’il est possible ». Mazette !

Le problème, c’est qu’ici le CE passe du domaine du droit à celui des faits : oui ou non l’État français a-t-il offert des réparations à chacune de ses victimes. Et ne chipotons sur le caractère, inévitablement forfaitaire en effet, de ces réparations. Ni sur cette façon de confier le mètre-étalon des réparations aux autres États. La difficulté de l’exercice, qui fragilise doublement l’avis (qui n’est qu’un avis) du CE, porte d’une part sur l’exhaustivité des réparations et sur le caractère de « réparation » (et non de solidarité nationale, voire d’assurance sociale) des indemnités reçues par les victimes de la Shoah française.

Autrement dit, le CE pouvait raisonner dans l’abstrait, par déduction, à partir de la jurisprudence internationale des crimes contre l’humanité, et à partir des travaux des historiens sur la composante française de la destruction des Juifs d’Europe, pour répondre aux deux premières questions. Pour répondre à la troisième, il ne pouvait déduire par induction de la multiplicité des mesures « graduelles » pour affirmer que toutes les victimes avaient reçu réparation. Il aurait pu répondre sur le plan des principes à la question posée par le TA de Paris (« Y a-t-il lieu de déduire… »). Mais sur la réalité des réparations, il ne pouvait que laisser chaque tribunal vérifier empiriquement la réparation ou alors l’accorder.

Prenons l’exemple de nos parents et de la première requérante « post-G.Lipietz », Madeleine HG, fille de Monsieur K.

Le CE invoque « le décret du 13 juillet 2000 instituant une mesure de réparation pour les orphelins dont les parents ont été victimes de persécutions antisémites ». Il s’applique en effet à Madeleine HG. Cette mesure est-elle suffisante ? Le même CE avait répondu par la négative (arrêt Pelletier). Ce ne pouvait être qu’une sorte d’avance, qui ne préjugeait pas de l’indemnité due par l’État au titre de sa responsabilité : « Si le décret a ainsi entendu reconnaître les souffrances endurées (...)par les orphelins mineurs de vingt et un ans au moment où la déportation est intervenue (…), il ne modifie pas les conditions dans lesquelles les personnes qui s’y croient fondées peuvent engager des actions en responsabilité contre l’État. »

Jugement d’autant plus important qu’historiquement l’arrêt Pelletier est le fondement de toute les actions ultérieures en responsabilité de l’État, dont l’action intentée par mes parents sur le conseil de Me Rouquette  !! La question ouverte par l’arrêt Pelletier (« rechercher la responsabilité de l’État ») trouve aujourd’hui sa réponse générale explicite (« Oui, il est responsable »). Mais pas son évaluation au cas par cas. D’autant que rien, dans les mesures invoquées par le CE, ne semble viser la réparation des dommages infligés par l’État français à Monsieur K. lui-même ("la victime dont la requérante est l’ayant-droit", comme dit le TA) : l’arrestation, l’internement dans un camp de concentration français deux ans avant la conférence de Wansee et le choix nazi de la « solution finale », puis la déportation vers un camp d’extermination allemand, excusez du peu). Dommages qui existeraient toujours, même si Monsieur K. n’avait pas eu d’orpheline de « moins de 21 ans ».

D’ailleurs, par la suite, les critiques du décret du 13 juillet 2000 auront gain de cause : ce décret sera étendu à tous les orphelins de déportés, que l’État français en soit responsable ou pas, et perdra tout caractère de réparation de son crime contre l’humanité. Il s’agissait bien d’une (légitime !!) mesure de solidarité.

Quant au préjudice propre subi par Madeleine HG, indépendamment de son père (avoir dû vivre cachée pendant 4 ans de la force publique en charge de la politique antisémite de l’État français), on ne voit pas bien quelle mesure précise est censée, selon le CE, avoir réparé ce dommage.

Bref, et sauf erreur de recension, l’État a réparé (plus ou moins bien) le fait que Mme HG se soit trouvée orpheline (« par chance », avant 21 ans) mais pas de l’avoir persécuté elle-même, ni d’avoir arrêté Monsieur K, ni de l’avoir interné dans le Loiret en tant que juif, ni de l’avoir livré aux nazis allemands, qui l’ont tué.

Ayant la même liste des « réparations » en main, le tribunal administratif de Toulouse n’a pu que constater que ni mon père et ni mon oncle, ni leurs deux parents, ne s’étaient retrouvés orphelins, qu’ils n’avaient pas été transférés en Allemagne, qu’aucune des mesures citées par le CE ne « couvrait » les dommages qu’ils avaient subis. Et l’État et la SNCF restaient donc leur devoir réparation pour leur enfermement en France et pour les conditions abominables du voyage Toulouse-Drancy. Pour ces dommages, le « tarif » des réparations n’est donc plus contesté par personne, il fait jurisprudence, et l’imprescriptibilité de cette dette vient d’être affirmée par le CE…

Sache le TA de Paris juger avec le même discernement et le même courage que celui de Toulouse.




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