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par Alain Lipietz | 7 novembre 2008

Elégie pour Francine Ségeste
Il fait froid dans cette pièce ils ont dit
Eteignez le chauffage on reviendra demain
Pour préparer le corps
Il fait froid je veux sur elle étendre son châle mais ce n’est plus la peine
Elle n’aura plus jamais froid
Cette couverture sur son corps de morte qu’on a mis
Achetée je ne sais plus où je ne sais plus quand
Et pourquoi je lui mettrais pas son châle
Trente-cinq ans qu’on l’a choisi ensemble
À Vézelay

Il va falloir que j’apprenne
Dire ce qui n’est plus la peine
Dire ce qu’il me faut garder
Comme un diamant dans un collier

Dire d’abord qu’elle était belle

Ses yeux ne mangent plus son visage
Ils sont refermés à jamais
Jamais plus ne m’y baignerai
Ces yeux d’océan ces yeux de rivière
Dire qu’elle n’eut pas toujours ce corps de Buchenwald
Qu’il m’a fallu pour six ans réapprendre à aimer
Apprivoiser comme une oiselle dont on sent les petits os sous les ailes
Le sourire qui ce soir éclaire ses joues creuses
Illuminait jadis un corps empli de grâces
Car Aphrodite d’Or mit sur son front la grâce
Le douloureux désir et le souci qui brise les membres
Son corps féminin qui tant est tendre
Ses seins son ventre faits pour l’amour
Corps de désir et de plaisir
Qui a quitté Seigneur ma couche pour la vôtre

Dire que ma main en caressant le sein
N’effacera plus les rides du souci

Dire qu’elle fut la bonté même
Qui fit supporter mon arrogance
Dire qu’elle s’est tant donnée aux autres
Qu’elle faillit en oublier ses vers
Oublier ses livres oublier ses tableaux
Dire que demain ceux-là qui l’ont connue
Ne garderont que sa bonté
Et que ceux qui ne l’ont pas connue
Ne connaîtront que ce qu’elle avait tu

Dire qu’il me faudra dorénavant vivre sans sa bonté
Dire qu’il faut imprimer encore un de ses livres

Dire qu’elle ne verra pas grandir
Ses si belles petites filles
Elle qui aimait tant ses garçons
M’a appris ce que c’était
Qu’une lignée de filles

Dire qu’elle fut l’intelligence
Et la circonspection et la précision
Et l’esprit de finesse de son mouvement de libération
Et que mère femme au foyer travailleuse en lutte lesbienne musulmane
Toutes les femmes sont diminuées par le départ de sa belle âme

Dire qu’il faudra se passer d’elle pour bâtir le monde qu’elle a chanté
Il arrive que la voix manque

Dire qu’elle était bonne mais pas conne
Dire qu’elle fut une révoltée
Que là où je comprenais les raisons
Elle préservait l’indignation

Dire que je suis dans cette maison
Qu’elle n’avait pas fini de ranger
Dire qu’il nous reste des photos
Qu’elle n’eut pas le temps de composer
Dire cette nuit que je ne sais pas
Pourquoi demain je me lèverai
Dire qu’elle m’a dit qu’il fallait que j’apprenne
À en aimer une autre qu’elle

La nuit s’étire
Dormirai-je avec elle
C’est sa chambre froide
C’était notre chambre
Ses lévres entr’ouvertes sourient encore plus fort
Bien sûr dormir avec elle
Avec toi toi mon amour toi
Encore au moins encore une fois

Notre vie maintenant réduite à ces détails
Symboles dérisoires que je respecte ou pas
Dérisoire dérision au sourire du Néant
Ça fait des années que je travaille sur Mallarmé
Pour me préparer à ce néant
Ça fait des mois que j’ai arrêté
Car tu voyais trop bien que ça parlait de toi
O ma Nush qui écrivais les poèmes de ta mort à ma place
Combien de jours encore
D’un corps tu n’as que faire
Du monde tu t’émerveilles
Nous ne vieillirons pas ensemble
Notre amour si léger prend le poids d’un supplice

Et ces mots écris par toi écris pour moi écris par d’autres écrits pour d’autres
Maintenant sont ma morphine mon skenan mon rivotril
Nous n’avons jamais su régler la perfusion
Je préférais te donner la becquée de ces bonbons
Vaporiser l’eau d’Evian dans ton palais séché
Et comme un goutte à goutte je consulte mes mails
Où coule la providence des messages d’amitiés
La tendresse que tu n’entendras plus qu’on m’adresse pour me consoler
Les larmes qu’on se partage dans ton immense réseau d’amis
Comme le ruisseau d’une oasis




Sur le Web : Elégie pour Francine Ségeste, sur le site de l’éditeur ILV

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