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par Alain Lipietz | décembre 2007

A paraître dans Mouvements N°53
Métamorphose du travail, quête du sens
L’apport majeur du livre de 1988 d’André Gorz, Métamorphoses du travail, quête du sens [Editions Galilée], réside essentiellement dans ce titre, Quête du sens. Jamais, depuis les manuscrits de 1844 de Karl Marx, la question du sens n’avait été à ce point placée au centre de la réflexion du mouvement ouvrier. Je dis bien « ouvrier », car la première partie du titre montre bien qu’André Gorz continue, comme il l’a toujours fait, à se poser en interlocuteur du mouvement syndical. Il est donc assez curieux que la réédition aux éditions Folio Essais (réédition précieuse par les annexes qu’elle contient), ait changé de titre : Métamorphoses du travail, critique de la raison économique, ce qui en affaiblit considérablement la portée.

Ce livre de 1988 marque en quelque sorte un point d’équilibre du nouveau Gorz, après la répudiation de ses thèses initiales (Stratégie ouvrière et néocapitalisme, Réforme et révolution, Critique de la division du travail, dont le point focal était essentiellement une réflexion sur le travail en tant que tel, avec pour débouché l’autogestion), et les très provocateurs ouvrages du début des années 80 (Adieux au prolétariat, 1980, Les chemins du paradis, 1983). Dans ces deux ouvrages controversés, André Gorz rompait de façon spectaculaire avec le marxisme et avec toute l’eschatologie du travail, en tant que constitutif d’un sujet émancipateur, en tant que lieu d’émancipation, en tant qu’objectif de l’émancipation [1].

Sensible aux critiques assez virulentes que lui avait valu ces deux livres, André Gorz amoindrit leur radicalité, récupère (mais est-ce au delà du bout des lèvres ?) ses thèses anciennes sur la réforme du processus productif lui-même, et bascule totalement la notion de sens du travail non plus dans l’activité elle-même mais vers le but de cette activité.

Depuis 1980, Gorz a classé à la serpe deux types de travail, le travail hétéronome et le travail autonome. Mais l’important est le sens qu’il donne au nomos.

« L’hétéronomie d’un travail ne réside pas simplement dans le fait que je dois m’y plier aux ordres d’un supérieur hiérarchique ou, ce qui revient au même, aux cadences d’une machinerie préréglée. [Cette phrase résume à peu près la totalité de ce que dit Marx à propos de l’amélioration du travail, des Manuscrits de 1844 au Chapitre inédit du Capital. Note de AL]. Même si je suis maître de mes horaires, de mes rythmes et du mode d’accomplissement d’une tâche complexe, hautement qualifiée, mon travail reste hétéronome quand le but ou produit final auquel il concourt est hors de mon contrôle. Un travail hétéronome n’a pas besoin d’être complètement dépourvu d’autonomie ; il peut être hétéronome parce que les activités spécialisées, même complexes, et exigeant des travailleurs une grande autonomie technique, sont prédéterminées par un système (organisation) au fonctionnement duquel ils concourent comme des rouages d’une machinerie. » [2]

L’autonomie dans le travail étant ainsi évacuée, le sens est entièrement déporté vers les buts du travail. Sont-ils déterminés par une organisation plus générale ou sont-ils l’expression de la volonté de l’individu ? Avant d’en venir là, André Gorz repart sur une justification beaucoup plus fouillée des deux thèses essentielles de ses livres précédents :

- La fin du travail comme valeur, c’est à dire comme objectif en soi, comme moyen d’accomplissement de soi.
- La disparition tendancielle du travail du fait de l’automatisation.

Ces deux thèses engendreront chez ses épigones, dans les années 90, deux livres à succès : La fin de la valeur travail, de Dominique Méda, et La fin du travail, de Jeremy Rifkin. Nous ne discuterons pas de la seconde, tant l’explosion formidable du travail le plus classique (travail minier, travail manufacturé) en Asie, et l’allongement tendanciel de la durée du travail individuel aux États-Unis et dans une moindre mesure en Europe, l’ont démentie depuis. Quant à la première thèse, nous reviendrons sur ses aspects politiques à la fin de cette courte note.

Donc, pour André Gorz, 1988, le sens c’est le but. Ce qui l’amène à découper une typologie du travail par ses buts :

- Le travail à but économique, c’est à dire le travail pour les autres, mais contre de l’argent. Ce travail est totalement hétéronome en ce sens que c’est la machinerie des besoins sociaux qui le détermine, quelle que soit l’organisation globale du travail social : la critique vaut autant pour un travail planifié par l’Etat (et pour le travail du fonctionnaire) que pour le travail déterminé par le marché (qu’il passe par le salariat dans la grande entreprise ou par l’activité du petit entrepreneur individuel).

- Le travail pour soi et le travail domestique. Il s’agit ici de l’activité pour sa propre reproduction, avec un statut intermédiaire. Il est "pour soi" en ce sens qu’il n’a pas d’autre but que soi, mais il n’est pas véritablement autonome dans la mesure où il est déterminé par le besoin physiologique et l’habitus social. Sensible aux critiques que lui ont adressé les féministes lors de son flirt avec la pensée illichienne (Le genre vernaculaire), il se garde d’affirmer que le travail gratuit des femmes à la maison pour leurs enfants et leur mari est un travail nécessairement autonome. Fort de sa propre expérience (depuis des années déjà, il est totalement dévoué à son grand amour malade), il insiste à de nombreuses reprises sur la nécessité d’un partage des tâches domestiques, seule condition à laquelle le travail domestique pourrait être un acte d’amour et non un acte économique. Ce qui l’amène à critiquer, de façon peut-être imprudente, toute idée de rémunérer le travail domestique, ce qui risquerait de le marchandiser. Il oublie toutefois sur ce point que 40% des femmes sont plus ou moins condamnées par la société ou par leur mari à rester femme au foyer, ce qui pose la question de leur indépendance économique. Question que l’Etat a, lui, bel et bien posée, en attribuant aux femmes les allocations familiales, en reconnaissant le principe de la reversion des retraites du chef de famille, et en édictant des lois sur le partage du patrimoine en cas de divorce.

- L’activité véritablement autonome, « qu’on accomplit comme étant une fin en elle-même, librement, sans nécessité. Il s’agit là de toutes les activités éprouvées comme épanouissantes, enrichissantes, source de sens et de joie : activités artistiques, philosophiques, scientifiques, relationnelles, éducatives, charitables, d’entraide, d’autoproduction etc. »

Notons d’emblée qu’on pense à une quatrième catégorie, le travail pour la communauté, rémunéré par la communauté mais délibéré avec elle, celle des coopératives et associations à but social, celle qu’avait en vue le Marx des origines, quand il parlait du travail désaliéné.

De cette analyse résulte donc deux objectifs, qui seront ceux d’une partie du mouvement social et écologiste dans les années 90 :

- La réduction du temps de travail (travailler moins pour travailler tous et pour vivre mieux). La réduction ou plutôt le partage d’un temps de travail supposé se réduire est la réponse à la montée des gains de productivité, elle est aussi (mais sur ce point, le livre ne développe pas) la réponse à l’épuisement des richesses naturelles (matières premières, capacité de recyclage de l’écosystème etc) pour une production et une consommation de biens matériels. Elle est enfin, et c’est bien entendu l’intention principale d’André Gorz, la condition d’une libération du temps pour les activités autonomes.

- La création d’un revenu d’existence dont il détaille avec précision les possibles déviations (version sociale démocrate : l’allocation chômage améliorée, version libérale : une subvention pour la réduction des bas salaires). Clairement, pour Gorz il s’agit d’une autre contrepartie possible des gains de productivité, le moyen de financer le temps libre pour des activités autonomes.

Que reste-t-il aujourd’hui de ce livre ? Deux avancées incontestables, un sérieux loupé, et une regrettable régression.

La véritable avancée, c’est d’avoir tenté de brancher la question du travail (et donc la stratégie syndicale) sur la question du sens donné au travail effectué sous l’angle du produit délivré. Cette amorce d’une articulation puissante entre syndicalisme et écologie, vers un mouvement ouvrier qui ne serait plus autogestionnaire mais écologestionnaire, est malheureusement resté largement en friche. Le néolibéralisme a peu à peu contraint les travailleurs à accepter n’importe quoi, aussi bien comme but que comme organisation du travail. Il y a pourtant là l’amorce d’un renouveau possible dont témoigne l’attitude de certains syndicats et notamment de la CGT lors du Grenelle de l’environnement. En ce sens, ce livre a profondément contribué à battre en brèche l’idéologie productiviste, à mettre en avant la question du sens non plus sous l’angle des besoins (comme l’avait fait l’Ecole hongroise des années 60) mais sous l’angle d’une éthique sociale de la production.

Autre avancée potentielle, même si ce n’est pas la mode, la question du droit inconditionnel à un revenu n’a pas véritablement régressé dans la société et, par petites touches, s’est progressivement imposé dans les idées et même dans les politiques publiques. Avec le RMI, le développement des systèmes économiques locaux, l’idée a progressé que l’on pouvait être payé à simplement exister, moyennant une très vague vérification de "l’utilité sociale" de cette existence. Balayée, la réponse de Richelieu au mendiant : « Mais Monseigneur, il faut bien que je vive ! – Je n’en vois pas la nécessité ».

Sérieux loupé, l’incompréhension du « tiers secteur d’utilité écologique et sociale ». Ni le mot ni l’idée ni les mesures concrètes n’apparaissent dans le livre d’André Gorz. Au contraire, tout ce qui est service marchand à la personne est rejeté dans la sphère de la « domesticité ». Or justement, la mise en coopérative ou en association pour rendre des services à sa propre communauté, services assez subventionnés ou assez payants pour que l’on puisse en vivre, mais sous une forme organisée évitant la relation « servile » avec une personne particulière, tout cela est totalement ignoré par Métamorphoses du travail. Dans un monde où (par exemple) les personnes vieillissantes seront de plus en plus séparées, ne fut-ce que géographiquement, de leurs enfants et devront affronter seules leur propre affaiblissement dans un milieu climatique en rapide changement, la reconstruction d’une communauté artificielle où certains seront payés à s’occuper des autres est pourtant le principal des axes possibles d’expansion de l’activité, riche de "sens" dans tous les sens du mot. Encore faut-il penser les formes organisationnelles, les formes de financement, les formes de contrôle social, de définition sociale du sens de ces activités…

Je finirai par la plus dangereuse régression de ce livre, l’abandon de toute l’ambition du premier Gorz sur la revalorisation du sens du travail lui-même en tant qu’activité. Tragiquement, c’est cet aspect-là qui a été le plus repris, jusqu’au dandysme, par les leaders socialistes, énarques méprisant profondément le travail non intellectuel, "sans ambition", hétéronome des ouvriers. La société ayant horreur du vide, et chaque personne ayant besoin de fierté, c’est dans ce creux laissé béant par les années 1980–1990 que Nicolas Sarkozy est venu reloger la plus abominable des idéologies du travail : l’exaltation de ceux qui « se lèvent tôt », du « travailler plus pour gagner plus »… exactement ce qu’André Gorz critiquait au début de son livre.

Dans les métamorphoses du travail au 21e siècle, nous devrons garder et développer précieusement le "nouveau sens" que le second André Gorz a donné aux mots « sens du travail », mais nous devrons réinventer le premier « sens » qu’il lui avait donné : éprouver, quand on "fait" quelque chose, qu’on participe soi-même à son élaboration.




Sur le Web : Revue Mouvements

NOTES


[1Sur le choc que fut pour moi et bien d’autres les "Adieux au prolétariat", voir mon blog André Gorz, l’émancipé

[2Editions Folio, page 402.

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