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par Louis Joinet | 6 décembre 2007

La problématique sous l’angle de la loi internationale
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Impunité, amnisties et obligations internationales
Impunité, amnisties et obligations internationales
Impunité, amnisties et obligations internationales

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  Sommaire  

 Introduction

On constate que les pratiques de « justice transitionnelle » s’insèrent en général dans le contexte d’un processus plus large de transition qui concerne l’ensemble de la gouvernance et de ses institutions. Trois observations en ce sens.

1 – La justice transitionnelle n’est pas un objectif en soi. Elle n’est qu’un sous-ensemble, celui de la justice (entendue lato sensu,c’est à dire y compris la police et l’administration pénitentiaire) qui, à un moment charnière de l’histoire d’un pays, s’insère dans un processus plus global de transition vers un État de droit. Sont donc nécessairement impliqués – outre la Justice – l’Exécutif et le Législatif.

Communément appelés « processus transitionnels » chacun d’entre eux a ses propres spécificités. Aucun ne ressemble à l’autre. On peut cependant retenir comme « summa divisio » :

– d’une part les processus de transition de la guerre vers la paix, le plus souvent par la négociation d’un accord de paix au terme duquel le bulletin de vote se substitue progressivement à la violence des armes ;

– d’autre part les processus qui, hors conflit armé, tentent de progressivement faciliter le passage d’un régime autoritaire, voire totalitaire, vers un État de droit par la négociation d’un accord politique de transition pacifique. On les connaît sous le nom de « dialogue national », « coalition de la société civile », « pacte démocratique », « plate-forme nationale »ou autres« convergences démocratiques ».

3 – « Réconciliation ou conciliation ? » Dans mon rapport sur « la lutte contre l’impunité » intitulé « Ensemble de principes pour la protection et la promotion des droits de l’homme par la lutte contre l’impunité » (E/CN.4/Sub.2/1997/20/Rev.1), il est préconisé de parler de « conciliation »avant que de parler de « réconciliation ». Les raisons en sont les suivantes :

a) La conciliation relève d’une démarche collective. Elle implique, à un moment ou un autre, un minimum de dialogue (phase de l’accord politique ou de l’accord de paix.) qui ne pourra que faciliter à long terme l’amorce d’un réel processus de réconciliation.

b) La réconciliation, quant à elle, relève essentiellement de la morale en ce qu’elle suppose un acte personnel, « le pardon ».

– Mais à qui pardonner si l’auteur n’est toujours pas identifié ?

– Pourquoi lui pardonner s’il n’a pas manifesté le moindre repentir alors que le pardon implique qu’il soit demandé par l’auteur des violations ?

En d’autres termes, selon l’expression consacrée, « pour pouvoir tourner la page,

encore faut-il qu’elle ait été lue. »

C’est donc dans ces deux situations (accord de paix ou accord politique) que se pose presque toujours le recours à une phase plus ou moins longue, plus ou moins chaotique de « justice transitionnelle ».

I – Typologie de l’instauration des processus de justice transitionnelle ?

Dès le début d’un tel processus, une haute priorité est en général accordée à l’une des réformes les plus difficiles, la réforme de l’administration de la justice. Il importe en effet d’éviter que les tribunaux nationaux, avec la loi qu’ils continuent de devoir appliquer, ne demeurent une cause majeure d’impunité. C’est le plus souvent dans un tel contexte qu’émergent les processus de justice transitionnelle mais aussi – et on en parle moins alors qu’ils sont étroitement liés – les processus de légalité transitionnelle. En d’autres termes la question à laquelle ils sont confrontés se pose comme suit : quels juges pour appliquer quelle loi ?

A – Les facteurs légitimant le recours à des processus de justice transitionnelle

Inventaire sommaire des principales difficultés auxquelles se heurtent les nouvelles autorités et qui justifient l’amorce d’un tel processus ?

1ère difficulté : la destruction fréquente de l’infrastructure judiciaire dont elles héritent. Citons quelques exemples tirés de notre expérience in situ.

Timor : en quittant le pays, la dictature à laissé un pays en ruine : palais de justices incendiés, archives judiciaires, état civil, cadastre détruits, etc…)

Haïti : Suite au départ du Président Aristide, de très nombreux commissariats et prisons ont été “vandalisés” ou rendus inutilisables, voire détruits. Conséquences :

– difficulté d’assurer le strict respect des standards internationaux dans les domaines, par exemple, de la garde à vue et de la détention ; d’où la nécessité d’amorcer le respect de ces normes par le recours provisoire à des garanties équivalentes dites « garanties de substitution ». Ex : Utilisation, pour la détention, de locaux dont ce n’est pas la destination sous réserve du respect des impératifs suivants :

a) que la liste de ces locaux soit rendue publique avec identification du responsable,

b) qu’un registre des détenus soit tenu à jour ;

c) que ces locaux soient accessibles à des mesures de contrôles.

2ème difficulté : l’absence ou les carences du personnel judiciaire.

Indonésie : impossibilité d’assurer la continuité de l’administration de la justice faute de juges et procureurs les timorais ayant été, pendant des décennies, interdits d ‘accès à la magistrature.

Éthiopie : après la chute de la dictature, la plupart des juges étaient soit en fuite soit en prison en raison des violations graves dont ils avaient été auteurs ou complices. D’où la nécessité d’assurer, pour amorcer la transition, des filières de formation accélérée, notamment pour des d’étudiants en droit, voire de recourir temporairement a des à des juristes étrangers.

3ème difficulté : cas dans lesquels l’’impunité est moins liée à une absence de volonté politique qu’à des facteurs quantitatifs.

Dans le cas précité de l’Éthiopie, le nombre des arrestations a été tel qu’il n’était matériellement et techniquement pas possible, compte tenu de l’importance du nombre de personnes à juger, de le faire dans le strict respect des normes internationales (délai raisonnable, procès équitable, etc.). D’où le recours à des « garanties de substitution » de type « plea bargaining » (plaider coupable) adaptées à la situation.

Idem dans le cas su Rwanda qui a dû faire appel à des juridictions coutumières bien que peu conformes, sur un certain nombre de points, aux standards internationaux.

4ème difficulté. Comment concilier le principe d’ »Inamovibilité » des juges avec celui de « Vetting » [1]

L’histoire enseigne combien les juges sont trop souvent un frein au changement. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, si tous restent en fonction, la transition risque d’être irrémédiablement compromise. En d’autres termes, l’inamovibilité ne doit pas devenir, là encore, une prime à l’impunité.

Pour éviter l’arbitraire de révocations « à chaud », il a été proposé – dans le rapport précité sur la lutte contre l’impunité – d’avoir recours à un critère le plus objectif possible en s’appuyant sur un principe fondamental du droit, le principe dit : « du parallélisme des formes » :

1°) Les magistrats qui ont été légitimement nommé antérieurement à l’état de crise, donc en conformité avec l’état de droit en vigueur à l’époque, peuvent être confirmés dans leurs fonctions.

2°) Ceux qui ont été nommés de manière illégitime – c’est-à-dire hors la période d’état de droit – peuvent être destitués en application de ce principe quitte à prévoir une procédure d’éventuelle réintégration (examen au cas par cas après un certain délai et selon une procédure équitable).

3°) Enfin et surtout, ceux qui ont été compromis dans des violations particulièrement graves des droits de l’homme doivent pouvoir être immédiatement écartés disciplinairement puis être jugés judiciairement dans le cadre d’un procès équitable.

B – Les rapports entre justice transitionnelle et légalité transitionnelle

Dans un tout premier temps, la justice transitionnelle est presque toujours confrontée à la question de la légitimité contestable ou contestée de la législation encore en vigueur. En principe, elle continue de s’imposer au juge tant qu’un législateur apte à promouvoir la légalité nouvelle (donc démocratiquement élu) tarde à être mis en place, ce qui est la plupart du temps le cas. On constate deux cycles dans ces processus législatifs de transition.

1 — Le premier cycle comporte en général deux phases : abroger puis neutraliser.

a) L’étape, dite “abrogationniste” (abrogation des lois « scélérates » et juridictions d’exception, voire de la peine capitale) doit être entreprise ab initio. Il importe en effet d’agir avec célérité pour éviter que ne s’organisent les lobbies hostiles à la transition.

b) L’étape dite « de neutralisation » vise, quant à elle, à maîtriser ces primes à l’impunité que sont la prescription et l’amnistie. Cette étape est très importante car elle conditionne la crédibilité des premiers pas de la justice transitionnelle.

Sur la prescription. Fort heureusement, on constate une évolution positive du droit international qui interprète de manière de plus en plus extensive le principe d’imprescriptibilité des violations les plus graves (crimes contre l’humanité, crimes de guerre, infractions graves aux conventions de Genève, statut de Rome [2]…)

Mais que faire en attendant que le législateur « transitionnel » soit en mesure de prendre des initiatives en ce sens en droit interne ? C’est là que la jurisprudence transitionnelle prend – ou en tout cas devrait prendre – toute sa place. On entend par là l’interprétation de la loi, en l’état inchangée, à la lumière des principes et valeurs des normes internationales applicables pour la faire évoluer par anticipation vers la légalité future.

D’où l’importance de la ratification des principaux traités internationaux relatifs aux droits de l’homme pour que puisse jouer le principe de la supériorité du traité sur la loi interne.

Comme exemple de cette sorte d’« antidote jurisprudentiel »à l’impunité générée par la prescription, on citera l’originalité de la jurisprudence sur les disparitions forcées initiée par la Cour interaméricaine des droits de l’homme qui tend à instaurer une sorte d’imprescriptibilité du crime de disparition forcée en le qualifiant de “crime continu”.Autrement dit la prescription ne peut courir :

– que du jour où le cas est élucidé ce qui signifie par exemple que si une personne a été portée disparue en mai 1980 et que son corps n’a été retrouvé et identifié qu’en mars 1992, la prescription ne commencera à courir qu’à compter de cette dernière date ;

– qui plus est, à compter de cette dernière date, le point de départ de la prescription peut encore être retardé de la durée correspondant à la période pendant laquelle les conditions d’un procès équitable n’étaient pas encore réunies.

Sur l’amnistie. La question est plus délicate car d’ordre politique plus que juridique. Les périodes de transition sont souvent caractérisées par une soif de justice mais aussi par une soif de paix qui souvent implique, ainsi que ci-dessus souligné, un processus de conciliation pour, si possible, amorcer plus tard un processus de réconciliation.

Dans ce contexte, l’amnistie peut certes faire partie d’un plan de réconciliation ultérieure, mais pas à n’importe quel prix. On pense ici aux auteurs de crimes contre l’humanité. Une exception toutefois : en Afrique du Sud, après l’abolition de l’apartheid (pourtant qualifié de “crime contre l’humanité”en droit international), la politique de réconciliation a été rendue possible parce que les auteur de violations graves ont dû faire repentance - qui plus est en audiences publiques avec retransmission par les médias – ce qui a permis en quelque sorte « de lire la page avant de la tourner. »

Pour éviter que le principe dit « de l’autorité de la chose jugée » ne devienne, là encore, une prime à l’impunité, la justice transitionnelle peut aussi avoir recours au re-jugement selon un procès équitable de ceux qui ont été condamnés sans cette garantie fondamentale. (Dans le cas de l’Uruguay, par exemple, il s’agissait essentiellement de prisonniers d’opinion ou de prisonniers politiques qui refusaient l’amnistie en ce qu’elle aurait impliqué une reconnaissance de culpabilité.)

2 – Le deuxième cycle du processus de légalité transitionnelle et ses caractéristiques.

Quels « substituts » appliquer (à titre provisoire) tant que reste applicable la loi toujours en cours dans la mesure où il est rare qu’elle puisse être changée à bref délai (Ex de la loi indonésienne au Timor)

Premier substitut : gouverner par décret en procédant à de larges consultations des forces vives de la Nation pour suppléer, dans l’attente d’élections législatives l’absence d’un parlement.

Deuxième substitut : le recours aux normes internationales. Les conventions internationales n’ont certes un effet “contraignant” qu’entre les État Parties. Mais elles conservent un effet “déclaratif” à l’égard de ceux qui ne les ont pas (encore) ratifiées. Ce qui signifie que le juge “doit” s’en inspirer en cas de ratification préexistante, mais aussi qu’il “peut” s’en inspirer, en l’absence de ratification, sur la base de l’effet déclaratif précité en pratiquant ainsi une sorte « d’interprétation alternative dans le sens de la légalité futur »au sens précité..

Il est vrai que par un réflexe de « souverainisme juridique » les magistrats, en particulier ceux des cours suprêmes, sont souvent réticents à viser un texte qui n’appartient pas à la loi nationale. D’où l’utilité du recours à la technique du « visa gigogne » qui, à titre d’exemple, se lit comme suit : « Vu l’article xx du code de procédure pénale, ensemble l’article xx du Pacte international relatif aux droits civile et politiques »,le second cité permettant d’interpréter positivement le premier.

 Conclusion

« Qu’est-ce que la justice transitionnelle du point de vue du droit international ?Telle est la question qui nous était posée. Peut-on déduire de ce qui précède qu’il ’existe pas en droit international des standards applicables à la justice transitionnelle ?

De plus en plus nombreuses sont les initiatives prises dans ce domaine qui s’enrichissent les unes les autres et dont la sédimentation et la créativité donnent progressivement naissance à une sorte de droit – pour l’instant coutumier – de la justice transitionnelle.

Mais considérer qu’il existerait des principes et standards internationaux en la matière serait prématuré.

La problématique de la justice transitionnelle se ramène en réalité à ce simple constat : que faire dans l’hypothèse où pour des raisons certes politiques mais fréquemment techniques, il n’est de facto pas possible de strictement respecter les standards internationaux applicables alors que la pression de la société civile, en particulier des victimes, s’intensifie en faveur du respect des droits de l’homme ?

Ne devrait-on pas considérer que puisse être admissible, dans ces situations transitoires, une certaine flexibilité (droits indérogeables exceptés) quant à l’application desdits standards ou faut-il s’en tenir – en toutes circonstances – a leur stricte respect alors que – par exemple – l’institution judiciaire ne peut redevenir immédiatement opérationnelle ?

Dans ces situations les responsables politiques de bonne foi sont confrontés à ce dilemme : entre l’idéalement souhaitable et le pratiquement possible il faut choisir, le pire étant l’immobilisme par excès de légalisme. “Summum jus, summa injuria” ( trop de droit, trop d’injustice) disaient les légistes romains. Il importe donc de toujours progresser quitte à recourir si nécessaire, mais toujours avec prudence, à des solutions spécifiques. (Cf. les développements précités relatif à la technique (provisoire) de « l’équivalence des garanties » ou à celle des « garanties de substitution »).

De telles pratiques dictées par les contraintes des périodes de transition ne sont admissibles qu’à la double condition :

a) d’être strictement limitées dans le temps (principe de proportionnalité ratione temporis) ;

b) surtout de toujours tendre à ce que le pratiquement possible rejoigne progressivement l’idéalement souhaitable et non l’inverse (principe de l’effet utile).

Cette règle d’interprétation, antidote de l’immobilisme, nous vient du droit romain. Elle a été consacrée par Cicéron dans son « De officiis »d’où est tiré le célèbre adage « Actus interpretandus est potius ut valeat quam ut pereat » [« L’acte doit être interprété de façon à lui donner vie plutôt que de le laisser sans effet”]

Pour conclure, nous estimons que le concept de justice transitionnelle est d’apparition trop récente pour être inséré dans le corset d’une démarche normative. Il doit conserver en l’état toute sa créativité potentielle. Tout au plus peut-il – comme aujourd’hui – être théorisé. Le débat est ouvert. Qu’il continue !




NOTES


[1Procédure de certification d’une partie des juges du régime déchu et d’« épuration » de certains autres.

[2Créant la Cour Pénal Internationale avec les éléments d’un code pénal international.

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