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par Noël Mamère | 6 décembre 2007

L’impunité et le devoir de mémoire
Je suis très honoré d’inaugurer ce colloque organisé en coproduction avec deux députés européens Verts, dont la compétence tant pour l’une présidente de la sous-commission des droits de l’homme, que pour l’autre Président de la Commission Andine au Parlement Européen ne fait aucun doute quant à la qualité intrinsèque du contenu. L’objectif est de réfléchir ensemble sur un concept et des pratiques, la justice transitionnelle qui marquera une étape dans l’émergence d’une conscience universelle et peut-être, je l’espère, le premier pas d’une gouvernance mondiale fondée sur le droit et la citoyenneté.

"Je voudrais ici faire trois remarques préalables. Comme vous tous, j’ai été choqué par l’image d’Ingrid Betancourt et sa lettre qui montre sa lutte courageuse contre le désespoir en même temps que sa résistance. Les FARC et leur conception de la lutte armée par prises d’otages civils est évidemment la raison essentielle de cette captivité qui est celle de plus de 3000 autres otages détenus par l’ensemble des groupes paramilitaires. Mais le refus du Président Uribe d’organiser un échange humanitaire doit être clairement condamné. Sa politique nous ramène à notre sujet d’aujourd’hui. La ley de Justicia y Paz a été créée par le gouvernement Uribe au début de son mandat pour que les paramilitaires se démobilisent. Cette loi est le fruit d’une négociation entre le gouvernement et les chefs des AUC les milices d’extrême droite dont ce président est lui même issu. Sans revenir sur les défaillances qu’elle avait au départ et les modifications que lui a apporté la cour suprême de justice, il me semble intéressant de suivre quelque peu le processus.

En acceptant que le seul but de la justice transitionnelle soit la recherche de la paix, sans vérité ni justice, on admet que les peines soient minimes et que la justice passe après. Cette loi à tout de même permis la démobilisation de quelques 35 000 paramilitaires, dont un peu plus de 10 000 en armes, même si une partie s’est enrôlée pour se démobiliser aussitôt et toucher les aides de l’Etat, le chiffre est grand.

La démobilisation a eu lieu, les premières enquêtes apportent de temps à autre quelques éléments. Mais de « nouveaux » groupes paramilitaires se sont formés, qui ne sont en fait que la reformation d’anciens, ou, mieux, qui ne sont jamais démobilisés. C’est surtout la situation de la victime qui est probablement la pire conséquence de cette fausse vraie justice transitionnelle, non seulement on ne lui assure pas de protection mais en plus elle doit venir témoigner devant son bourreau et en supporter la pression morale et physique. Pusieurs assassinats et de nombreuses menaces ont eu lieu sur des victimes. On a même vu la fête organisée autour du chef ’’para’’, ’’el Aleman’’, au moment où il venait témoigner. Pour beaucoup, cet homme qui a massacré plusieurs centaines de personnes est un héros. On peut aussi voir des publicités dans les journaux qui présentent certains chefs paras comme des hommes de paix, remplis de bonne volonté.

Tous les jours, on voit, on entend ou on lit que les paramilitaires étaient un moindre mal, malgré les 300 fosses communes découvertes dernièrement. Au final, la loi justice et paix ne fit que détourna l’idée même de justice transitionnelle pour pouvoir couvrir, amnistier et oublier les crimes des uns,crise des milices d’extrême droite dont ce président est issu, pour mieux s’attaquer à ses ennemis de la guérilla d’extrême gauche qui n’a d’autre perspective que sa propre survie. Ce n’est pas la seule loi de justice transitionnelle, sans transition politique et sociale, qui existe. C’est ce sur quoi je vous invite à réfléchir. Les Etats sont de plus en plus enclins à nous faire prendre des « vessies pour des lanternes ». La fausse loi d’amnistie en Algérie, qui ne dit rien sur la responsabilité des militaires dans la guerre contre le GIA, ou sur la réalité des disparus, en est une autre. La société doit s’impliquer et surveiller l’Etat.

Si ce colloque pouvait définir les conditions de ce contrôle de la société, il serait déjà une réussite. L’exemple de la Colombie comme celui de l’Algérie sont des contre-exemples à étudier et à méditer. En ce qui concerne la Colombie, j’insiste parce que le projet initial était d’organiser ce colloque à Bogota. Il faut tout faire pour lier en Colombie l’échange humanitaire, le processus de paix, le respect de l’Etat de droit. Ingrid, dont je souhaite qu’elle sorte le plus tôt possible de cet enfer, pourrait devenir le symbole de cette lutte pour la justice, la réconciliation et la mémoire.

La deuxième remarque que je voudrais faire icime ramène à l’époque où j’étais journaliste. J’ai réalisé plusieurs années une émission sur les droits humains qui s’appelait « Résistances ». C’était dans un autre temps, celui où existait encore l’apartheid, Hassan II, quand la Pologne était encore sous la botte de Jaruselsky, la Stasi au pouvoir, Pol Pot dirigeait toujours son armée génocidaire, les Ceaucescu ripaillaient dans leur palais et Pinochet paradait. Le mur de Berlin n’était pas tombé. Il y avait deux camps, le monde dit « libre » et le monde dit « socialiste ». On ne parlait pas à cette époque de justice pénale internationale. Nous soutenions les dissidents, les résistants, les opprimés, d’autres les pourchassaient ou les instrumentalisaient. Le mur est tombé mais d’autres murs se sont élevés depuis. Ne retombons surtout pas dans une nouvelle conception « campiste » de l’histoire où nous choisirions le Bien contre le Mal dans une guerre de civilisations absurde et criminelle. Ce colloque est peut être surtout important pour cette raison : Refuser de choisir son camp, quand les deux nient la liberté des personnes, le droit des peuples, le respect de leur culture et de leur identité, de leur mémoire, de leur histoire, de leur langue.

Refuser de choisir son camp face à ceux qui se livrent à la torture, aux prises d’otages, aux enfermements arbitraires, aux attentats suicides contre les populations civiles, aux interventions militaires au nom de la démocratie ou de l’humanitaire. Refuser de choisir son camp est un devoir, car il trace en fait un troisième camp, celui de l’émancipation, une ligne éthique de responsabilité contre les forces de domination et d’oppression. C’est ce qui est en jeu dans ce colloque. Il ne suffit pas aujourd’hui de se référer à la défense des droits humains. Il faut mettre en place des dispositifs de droit international, assumés parfois contre les lois injustes et les pratiques néfastes des Etats ou des groupes armés.

La troisième remarque préalable que je souhaite faire c’est l’importance de ce colloque à un moment où se développent les invectives à l’adresse d’une justice internationale, perçue comme inefficace ou trop désincarnée, et alors que nombre d’intellectuels ou de politiques (surtout français) ne cachent plus leur agacement face à la multiplication des déclarations de « repentance » qu’ils confondent volontiers avec le besoin irrépressible de reconnaissance des crimes commis. A l’heure du voyage de Nicolas Sarkozy, nous sommes là aussi dans une actualité brûlante. II devenait urgent de dresser un premier bilan critique des politiques de réconciliation, fondées sur les droits de l’homme, le devoir de mémoire et la justice. Il n’est pas indifférent en effet que la Déclaration universelle des Droits de l’homme soit contemporaine du Procès de Nuremberg. La volonté de justice est à l’origine aussi bien de l’internationalisation du Droit dans la lutte contre l’impunité, que dans l’universalité du combat contre les injustices et les inégalités.

Il y a dix ans le gouvernement britannique a fait un choix capital, même s’il n’a pas été jusqu’au bout en décidant de ne pas extrader dans un premier temps le général Augusto Pinochet. Nous sommes peut-être passés à une nouvelle étape du long cheminement vers un Etat de droit international. Il n’est pas inintéressant de s’arrêter un peu sur cette double question de l’impunité et de la mémoire. Ce que nous rappelle le processus judiciaire chilien, (mais qui s’appuyait déjà sur l’expérience sud-africaine et qui a enfanté les expériences marocaines, argentines ou Sierra Leonaises et bien d’autres), c’est d’abord le souvenir des crimes de la dictature, ce sont les souffrances des victimes, des torturés, des emprisonnés, des exilés, des parents de disparus. C’est le dialogue entre plusieurs générations, entre celles qui ont vu les crimes se perpétrer, qui ont pu en entrevoir les causes, les mécanismes, le fonctionnement, et celles qui étant nées depuis n’en ont même plus la mémoire. Or c’est ce travail sur la mémoire, c’est ce devoir de mémoire qui est à l’origine même de la lutte contre l’impunité. Nous le savons tous, le bourreau tue toujours deux fois, la première fois par son crime, la deuxième fois par son silence. Le Goulag, le Lao Gaï, Auschwitz sont d’abord couverts par la chappe de plomb du silence. Les survivants ont du mal à transmettre cette expérience, par nature incommunicable où le bourreau en tuant, nie la part d’humanité de la victime mais renonce lui même à faire partie de l’humanité. La loi du silence engendre et traduit en même temps cette rupture profonde du lien de fraternité qui unit les hommes quelle que soit leur fonction.

C’est pourquoi je profite ici de cette occasion pour saluer, le formidable travail de mon ami Alain Lipietz sur le devoir de mémoire et la justice, à propos du cas concret de la SNCF. Chaque institution qui a participé de quelque manière que ce soit à un crime contre l’humanité ou à un génocide, même de manière collatérale, même cinquante après, doit pouvoir rendre des comptes. En montrant l’ampleur de la collaboration, le procès Papon après le procès Barbie, a contribué à enraciner cette réconciliation en pronant que la Barbarie n’était pas du seul côté allemand, qu’elle avait des auxiliaires dévoués dans l’appareil de l’Etat français, qu’aucun des grands corps de l’Etat ne fut épargné. Alain doit être soutenu dans son combat face à la SNCF, car c’est le même fil conducteur qui relie ce combat à celui que nous menons pour la justice transitionnelle. Dans les pays de dictature, après les répressions violentes des premiers jours, des premières semaines, des premiers mois, c’est le quotidien qui reprend le dessus, un quotidien où tous les chats sont gris. Comme le disait Vaclav Havel, l’ex président tchèque « Nous étions tous victimes et tous coupables ».

Pour lutter contre cette amnésie volontaire et collective, la lutte contre l’impunité est décisive. Sans elle, ni vraie justice, ni vraie paix. Mais sans lutte contre l’impunité il n’y a également ni vraie justice, ni vraie démocratie. Car, si l’impunité triomphe, parce qu’elle est le fait de l’Etat, elle devient pour toute la société un message clair. Il y a une prime à la délinquance d’Etat. Dès lors, et on le voit bien aujourd’hui dans la Russie de Poutine, où cette lutte contre l’impunité non seulement n’a pas eu lieu, mais a été disqualifiée dès le début de la Perestroïka. De la criminalisation de l’Etat à celle de la société il n’y a qu’un pas, vite franchi.

C’est encore le devoir de mémoire qui est à l’origine de la notion de crime contre l’humanité. En effet, si après la seconde guerre mondiale et son cortège de monstruosités, ce concept a fait son entrée dans le droit international c’est non seulement en raison de l’ampleur du crime lui même, la Shoah, qui se caractérisait à la fois par la transformation de la raison en rationalisation de la terreur, légalisant le crime en une sorte de « service public criminel », mais peut-être, mais surtout, parce qu’il fallait donner à ces lois un mode d’existence inoubliable pour que ceux qui seraient tentés de reprendre les mêmes techniques, la même méticulosité, dans le dessein unique de détruire leurs semblables, sachent que ce crime était au dessus de toutes les normes légales, que toute autorité existante ou à venir, puisse revendiquer. Il fallait combattre ce mal sur son propre terrain, en créant une légalité supérieure à toutes les autres. Il fallait inventer un crime imprescriptible, car c’était l’oubli de toute loi humaine par ceux qui avaient mis dans l’exercice de la solution finale tout leur professionalisme, à l’origine de la destruction des juifs d’Europe comme des tziganes. La lutte contre l’impunité, le génocide, et les crimes contre l’humanité sont donc bien liés indissolublement. On ne peut renouer les fils du lien social d’une nation si l’on efface à jamais les actes fondateurs de la Barbarie. Si le polpotisme n’est pas jugé, la nation cambodgienne aura du mal à retrouver son identité. Si le génocide au Rwanda n’est pas jugé, hutus et tutsis garderont au fil des générations la mémoire de la haine. C’est au nom des crimes impunis, commis par les fascistes serbes et croates, que leurs héritiers se sont battus ces dernières années.

La France n’est pas exempte de ce travail de mémoire. Trop souvent nous avons voulu donner des leçons au monde entier en nous adressant facilement à la conscience universelle, au nom de l’exception française. Ce faisant, en donnant la France en exemple, nous oublions de regarder dans notre arrière-cour, truffée de cadavres au sens propre du terme. Des fusillades de Sétif en 1944, à ceux de Madagascar, de l’Indochine à la guerre d’Algérie, des centaines de corps d’algériens jetés à la Seine en Octobre 1961, dans un pogrom organisé par le préfet Papon, à l’assassinat de Medhi Ben Barka, réalisé avec l ’active complicité des « services », la liste est longue des exactions de notre pays dans ce qui s’est appelé trop longtemps, l’arrière-cour de l’Empire, le pré-carré francophone, le « domaine réservé », bref une sorte de no man’s land où, sans que l’on rende quelque compte à qui que ce soit, le pire est toujours permis. Il ne s’agit pas de faire ici un mea-culpa sans objet. Il faut au contraire s’appuyer sur ce passé honteux pour montrer, pourquoi et comment, au nom de la grandeur de la France, on a pu piller, accaparer, assassiner sans vergogne, pourquoi et comment cela s’est perpétué jusqu’à nos jours, pourquoi et comment il est urgent d’en finir avec cette tâche indélébile. Peut être faudrait-il lancer l’idée d’un Centre d’Etudes pour la Justice Transitionnelle, en France ou en Europe (comme il en existe un très performant aux Etats Unis) de manière à fédérer les énergies et les initiatives qui sont prises en ce domaine. J’ose émettre cette proposition comme celle d’une Fondation pour les défenseurs des droits humains qui, trop nombreux, sont encore pourchassés, torturés, incarcérés, pour revendiquer le devoir de mémoire, de justice et de réconcilation.

Voilà mes quelques remarques. Vous allez travailler sur un sujet concret. Lors d’une période de transition politique, après une période de violence ou de répression, une société est souvent confrontée au difficile héritage des abus aux droits de l’homme. Les pays les plus divers, comme la Bosnie-Herzégovine, la Sierra Leone, le Pérou et le Timor Oriental, sont en train de lutter pour venir à bout des crimes du passé. Ce que nous avons appris des expériences pratiques, c’est qu’il n’est pas nécessaire de choisir entre la paix et la justice, mais qu’elles peuvent être associées pour punir les responsables d’exactions et mettre en place des mécanismes de justice transitionnelle. Une conclusion importante que la communauté internationale a tiré est la nécessité d’aider ces sociétés à trouver la solution qui leur convient le mieux.

Afin de promouvoir la justice, la paix et la réconciliation, ce ne sont pas seulement aux politiques de travailler cette question mais surtout aux fonctionnaires, aux juges et aux avocats non gouvernementaux. Ils ne doivent pas seulement juger individuellement les responsables ou accorder des réparations aux victimes de la violence étatique ; On ne peut adopter une approche générale pour traiter des expériences historiques uniques. Un programme efficace pour combattre l’impunité nécessite une stratégie complète, comprenant plusieurs étapes -les commissions de vérité, la tenue de procès, les programmes de réparation, les enquêtes et d’autres mesures- qui jouent un rôle nécessaire mais seulement partiel. Il faut également que chacune de ces étapes complète et renforce les autres mesures.

Ils doivent aussi prendre des initiatives de recherche de la vérité sur les abus du passé ; Réformer des institutions telles que la police et la justice, retirer les responsables de violations des droits de l’homme des postes de pouvoir. C’est un travail long et complexe qui ne se résume pas par un slogan. Il faut travailler, travailler, travailler encore et plus pour la justice, la mémoire et la réconciliation. Bon travail.




Sur le Web : Sur le site de Noël Mamère

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