mercredi 24 avril 2024


















par Alain Lipietz | 6 décembre 2007

Amnistie, amnésie, impunité... Problèmes de la justice transitionnelle.
Conclusion
Je dirai en conclusion ce que m’a apporté ce colloque, par rapport à ce que j’en attendais ce matin. Je tiens d’abord à remercier non seulement les interprètes, mais tou-te-s les intervenant-e-s. Ils et elles ont souvent fait un très long voyage pour mettre en commun, face à des personnes vivant principalement en France, et à deux parlementaires européens, les expériences les plus discutées aujourd’hui, ou qui sont en train de ré-émerger, concernant ce problème de l’amnistie et de l’impunité, et de ce qui serait entre les deux, qu’on peut appeler Justice transitionnelle.

Par rapport à mes propos de ce matin, le premier point à souligner est : « N’oublions pas le gain et l’attractivité de l’amnistie ».

Ce fut dit à plusieurs reprises, presque en s’excusant, par un certain nombre d’intervenants, notamment Michel Tubiana : il existe une demande d’amnistie, une demande populaire qui peut être majoritaire. On peut dire, comme notre ami du Sierra Leone, Michael Adenuga : « Forgive and forget, ça vaut mieux que la guerre ». On peut finir par dire, comme Nassera Dutour, « Entre la vérité et la justice, si je ne peux pas avoir les deux, je préfère la vérité ». À un certain moment, on peut vouloir l’amnistie.

On peut la vouloir aussi pour les raisons que Clarisa Carillo vient d’évoquer. La plainte ne vient pas spontanément. Quand on a été « condamné à être victime », la première réaction est de s’écraser, y compris dans son cas tout à fait paradoxal, où pendant trente ans on se présente comme épouse et fille de disparu, alors qu’on a été soi-même victime d’un emprisonnement arbitraire et qu’on oublie de le dire ! On peut, comme l’a fait mon père, hurler pour tous les morts, et s’apercevoir seulement à la fin de sa vie qu’après tout, au fait, adolescent, j’ai été trimballé dans un train où j’ai souffert horriblement pendant trente-six heures, et depuis, je réveille mon épouse avec mes cauchemars. Etc...

Le moment où l’on fait le choix de dire « Finalement, ça ne va pas se passer comme ça » survient au bout d’un processus individuel et social, long, compliqué, cristallisé par diverses causes : un événement, la diaspora… C’est très difficile de comprendre pourquoi se constitue le mouvement des victimes. Il y a des pays oubliés, des petites régions oubliées dans les pays « victimes », il y a des groupes de victimes qui émergent ou ré-émergent très tardivement et arrivent à s’imposer. Pourquoi les Arméniens ont-ils cette puissance d’évoquer le crime contre l’humanité dont ils ont été victimes, sans comparaison avec d’autres peuples ? C’est bien, c’est tout à leur honneur, ça entraîne d’autres peuples derrière eux.

Deuxième grande question, celle du collectif et de l’individuel. La question de l’opting-out, le droit individuel à la plainte et à la réparation, par rapport à une conciliation politiquement acquise. Même s’il a un accord interne à la société pour dire « ça va, on arrête là-dessus », il reste le droit individuel de ne pas pardonner, il reste le droit de dire « ce dont j’ai été victime a été particulièrement grave et ne peut pas se solder par un accord national ni même international. »

Immédiatement derrière cette idée que l’amnistie, et même la justice transitionnelle, sont le prix à payer pour avoir la paix, il y a le problème de la fonction de la justice. Est-ce que la justice est là pour sanctionner, ou pour prévenir la répétition ? Quelqu’un ici l’a été contesté, je crois pourtant que, même dans le cas de la justice pénale la plus banale (condamner un assassin, un voleur ou un violeur), la fonction de la justice est quand même de prévenir. Si l’on ne dit pas que la fonction de la justice est de rappeler qu’il y a des droits, qu’il y a des choses qui ne se font pas, et qu’on peut être puni parce qu’on les a commises, si l’on ne rappelle pas que, même dans les cas les plus banaux, la visée d’éviter que ça ne recommence est présente dans la justice, où va-t-on ?

La justice a pour fonction, aussi, de prévenir le retour des crimes. Elle n’est pas la seule ! Elle n’est qu’un petit rouage dans l’immense mouvement de l’Humanité qui, malgré tout le travail de ses leaders spirituels, des ses leaders intellectuels, retombe périodiquement dans l’inhumanité, ses plus grands philosophes (Heidegger) adhérant aux plus grandes bandes de criminels. Rien n’empêche l’Humanité de régresser, tout le monde le sait, et c’est très difficile au contraire de la faire avancer. La justice est un des petits rouages qui la fait avancer, utilisons-la.

Problème aussi, qui a été exprimé par une formule forte de Louis Joinet : « la conciliation vient avant la réconciliation » ; c’est à dire qu’obtenir la paix implique souvent un compromis qui dit « attention, il y aura de l’amnistie », ou « attention,la justice sera transitionnelle », mais il doit d’abord y avoir un accord politique. Cela nous a été expliqué précisément, dans le cas de l’Afrique du Sud : il y a d’abord eu un accord entre l’ANC et le régime de l’apartheid, pour dire « On sort de l’apartheid ». Il s’est passé des choses complexes, les uns demandaient « on ne veut pas de condamnations pour ce qui s’est passé », les autres disaient « Si, si, il faudra au moins juger », etc. D’une certaine façon, il y a une négociation sur ce qu’on va faire.

Le tarif, longtemps, ça a été « zéro » pour les crimes. C’est ce qui s’est passé pour l’Espagne, et trois fois de suite (après un vote parlementaire et deux référendums) en ce qui concerne la France. La France s’est auto-amnistiée des crimes de la guerre d’Algérie, elle s’est auto-amnistiée de ses crimes en Nouvelle Calédonie, par des référendums.

On peut trouver ça normal de la part de l’Etat bourreau, mais il y avait une demande sociale, il y avait une base juridique importante, et d’une certaine façon, ça a permis de passer outre. Ce type d’accord, aujourd’hui, est contesté. Même si, pour des raisons telles que « raccommoder l’Etat »(raisons dont j’ai dit qu’elle étaient légitimes, et que ces raisons d’amnistie pouvaient avoir une base populaire), on passe par la conciliation pour en finir avec la guerre, aujourd’hui il est prévu, et il sera de plus en plus prévu, et la jurisprudence internationale prévoira de plus en plus, que cette conciliation devra prévoir, à l’avance, que l’amnistie n’exclura ni la vérité, ni la justice, ni la réparation.

J’ai noté avec amusement qu’il y a des cas où la réparation passait plus facilement que la justice et la vérité. Dans les cas dont je m’occupe, comme la Colombie, où il s’agit de 4 millions d’hectares de terre qui ont changé de main, je rencontre quantité de responsables colombiens, y compris en Antioquia (la région qui va du Moyen-Magdalena jusqu’au Nord, jusqu’à la côte), qui récitent, en personnes ayant parfaitement lu les juristes internationaux : « L’amnistie ne doit oublier ni la justice ni la vérité. » Et quand je souffle : « Et… la …réparation ? ». « Ah, oui, bien sûr, la réparation » me répond-on. Mais on sait très bien qu’il n’y aura pas réparation, on sait très bien que ces 4 millions d’hectares ont changé de mains, et sans doute définitivement.

Enfin, toujours sur cette question du gain de l’amnistie et de la justice transitionnelle, un débat a commencé sur le rapport qu’il y a entre vérité et réconciliation. C’est un débat important. Il n’est pas simple, il a juste été effleuré. Est-ce que la vérité favorise la réconciliation ? Ça va à l’encontre d’une idée spontanée. Pendant cinquante ans, en France, on a dit « On n’établira pas la vérité, pour ne pas interrompre la réconciliation. Et je complète ce que j’ai dit ce matin : si je défalque les 90% de lettres antisémites que je reçois à propos du procès de mon père et de mon oncle, dans les 10% restantes, l’argument de la réconciliation est à chaque fois présent. « C’est La République, etc etc. »

Les arguments en faveur de la réconciliation sans la vérité ont été forts, on ne peut pas se contenter de brandir le slogan « pas de paix sans justice ». Beaucoup de gens disent, à la suite de Goethe, « mieux vaut une injustice qu’un désordre », c’est-à-dire que si au prix d’une injustice, on peut avoir la paix, prenons la paix. Ce sont plutôt les psychanalystes qui nous alertent - je vous disais ce matin que c’était un peu le point de départ de ma réflexion personnelle. Nous avons eu l’exposé de Paz Rojas sur les stigmates que ça laisse sur l’âme des torturés, des enlevés, de leurs enfants etc, et sans doute aussi des enfants de leurs biourreaux, qui nous montre que la paix n’existe pas sans justice. On a eu, en Allemagne, en Italie, à peu près à la même époque, quand la première génération post-fasciste est arrivée à l’âge de la post-adolescence, des phénomènes extrêmement violents, comme la Fraction Armée Rouge, comme les années noires des guerillas urbaines italiennes, qui sont très clairement des effets du refoulé. Nous n’avons pas eu ça en France, par bonheur. Peut-être parce que nous avons eu l’amnistie après une épuration violente, une amnistie qui d’une certaine façon répondait à cette épuration violente. Les historiens américains qui ont étudié le cas français ont rappelé que l’amnistie française est venue bloquer un phénomène spontané d’épuration qui pouvait devenir explosif, même s’il était limité, à 80% dans les cent premiers kilomètres derrière le front, mais qui était souvent violent et choquant. L’idée « qu’ils avaient payé » était une idée répandue, et qui n’était pas complètement fausse.

Autre point important que j’ai noté, et sur lequel il faudra que nous continuions, par exemple dans le numéro suivant de la revue Mouvements : le problème des appareils et des individus criminels, et de « qui paie ? » Ce matin, j’ai peut-être donné l’impression de dire « de toute façon, l’Etat est là en dernier payeur ». Sur la question de la réparation, il faudrait quand même d’abord que les auteurs paient, quand c’est possible. Dans l’exemple de la Colombie, où à plusieurs reprises des officiels colombiens m’ont demandé de demander à l’Europe de payer pour les déplacés, j’ai répondu « A l’extrême limite, l’Union européenne accepterait de payer pour le démantèlement du mur entre la Palestine et Israël. Mais elle ne paiera certainement pas pour indemniser des déplacés tant que ceux qui les ont expulsés occupent actuellement leurs terres. Vous les connaissez, vous avez leurs noms, ils sont là, ils nous vendent de l’huile de palme et ils ont pignon sur rue. Ce n’est certainement pas l’Europe qui paiera à leur place. »

Un des problèmes les plus difficiles qui subsistent est le mélange entre crimes de guerre et crimes de droit commun, pratiquement insoluble. On nous l’a dit à plusieurs reprises : la vie continue pendant la violence politique et pendant la conciliation. Et la vie, ça comprend la délinquance. Et la délinquance est d’autant plus importante que le pays est appauvri par la violence, et qu’il n’y a plus d’Etat, et que les périodes troublées sont des périodes où les délinquants se multiplient.

Je conclurai sur une dernière remarque, c’est l’aspect « point de capiton » (puisque j’avais évoqué la psychanalyse au début de cette conférence). On reparle de la Guerre d’Espagne parce que l’affrontement entre le Parti socialiste et le Parti Populaire a repris une certaine virulence. On reparle des affaires du passé à un moment où elles sont revivifiées par des batailles politiques qui ont lieu actuellement. La mémoire est souvent mobilisée, dans ces moments-là, pour les batailles d’aujourd’hui. Reprenons la guerre d’Algérie : nous sommes à un point d’incandescence de la guerre mémorielle avec le voyage du Président Sarkozy en Algérie. Il est bien évident que tout le monde cherche à tirer la couverture à soi dans cette affaire, aussi bien Nicolas Sarkozy consolidant son alliance avec l’électorat lepéniste que le Président Bouteflika essayant de consolider l’amnistie couvrant, non pas la première, mais la deuxième guerre d’Algérie. Cet aspect de point de capiton, où l’on revient sur le même point après être passé par toute une boucle historique, ne peut pas être ignoré.

Voilà donc ce que m’a inspiré, à chaud, ce très important colloque.




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