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par Alain Lipietz | 1er mars 2000

Équilibre ou transformation sociale
La majorité plurielle à mi-course
Il y a deux façons de faire le bilan d’un gouvernement, quand on appartient à l’un des partis signataires du " contrat " passé devant les électeurs. Soit une comparaison entre promesses et réalisations. Soit l’écoute de l’opinion, l’examen des résultats. Curieusement les deux méthodes convergent, comme si les engagements initiaux avaient été si judicieux que le degré de leur réalisation déterminerait exactement et la réalité objective des résultats, et l’appréciation de la Vox Populi.

Commençons donc par les résultats. Tous les clignotants sont aux vert, le chômage baisse au rythme de 3 à 400 000 par an, la consommation populaire est repartie, et cela sans inflation, ni déficit du commerce extérieur, les caisses de l’État se remplissent. Oui mais... on est toujours à plus de 10 % de chômage déclaré, la misère apparente ne baisse guère, et les " cagnottes " successivement découvertes dans les rentrées fiscales n’empêchent pas le déficit public de se compter par centaines de milliards à cinq ans du début du " choc des retraites ".

Superphénix et quelques autres projets absurdes sont arrêtés, le réacteur nucléaire du futur est en suspens, les Plans de Déplacement Urbains donnent enfin une large priorité aux transports en commun (en particulier dans la mégapole francilienne). Oui mais : le siècle s’achève sur une nième marée noire, deux tempêtes sans précédent fauchent les forêts industrielles et le réseau Très Haute Tension d’EDF, et il est de plus en plus douteux que la France tienne ses engagements de Kyoto contre le changement climatique. L’équipage du Titanic a vu l’iceberg, et pourtant il tergiverse.

L’opinion, pour la première fois depuis qu’on la mesure, est majoritairement optimiste, et favorable au droit de vote pour les étrangers. Les indicateurs du racisme sont en chute de deux dizaines de points. Oui mais ? Cet optimisme, cette ouverture plafonnent à 51%. La prospérité dominante ne fait qu’aviver les rancœurs dans les quartiers de relégation. 60 000 hommes et femmes, qui avaient ajouté foi à la parole de l’État, se cachent aujourd’hui, leurs papiers refusés. Les Français découvrent l’incroyable violence qu’une société d’exclusion engendre chez ses enfants, alors même qu’elle reconnaît l’horreur de ses prisons. La déchirure sociale ne se propage plus, elle se raccommode par endroits, mais, pour ceux qui sont tombés, le gouffre s’approfondit.

Après la débâcle des années 80-90, la société française a cessé de reculer. Tonique, elle réagit. Les grèves de 1995, la victoire accordée à la majorité plurielle, le soutien dont celle-ci continue de bénéficier en sont le signe. Mais, en relevant la tête, on ne voit que mieux ce qu’il reste à accomplir. Et l’on est bien loin du compte.

C’est alors qu’il faut se tourner vers le bilan des engagements tenus. Oui, le très net " mieux " qui est partout dans l’air, c’est bien le résultat d’une politique qui a tourné le dos à deux décennies d’errances. Il faut le dire, le mesurer. Non, la majorité ne fait pas " la même politique que Juppé ", non, elle n’a pas simplement de la chance. Elle a construit cette chance, comme les gouvernements Balladur et Juppé l’avaient enterrée. Et donc les résultats " manquants " sont eux-mêmes le produit de politiques " manquantes ". Nous sommes loin du compte, parce que la transformation sociale, et d’abord la recomposition sociale, prennent du temps. Or ce temps, nous le perdons, alors que nous avions nous-mêmes fixé le chemin, et que nous vérifions chaque jour, par les pas que nous faisons (des pas si comptés, si étrangement hésitants !), que ce chemin était le bon.

Oh ! certes, ce plan de route ne faisait pas l’unanimité. L’accord Verts-PS de 1997 ressemblait beaucoup plus au programme de la candidate Voynet de 1995 qu’à celui de Jospin ou de Hue. Mais enfin, c’est celui-là qu’avaient préparé les Assises de la transformation sociale, au fond du malheur de la gauche (entre 93 et 96). C’est celui-là que les Français avaient choisi en 1997. Au lieu de le suivre résolument, on a proclamé " l’équilibre ". Equilibre entre quoi et quoi ? entre les engagements et leur reniement ? entre le nécessaire et le facile ? entre la transformation sociale et le conservatisme ? À coup sûr, l’équilibre des moyens conduit à l’équilibre des résultats : " Plutôt bien, mais peut mieux faire ". Peut-on devrait dire " doit mieux faire ", car il est déjà bien tard.

Ainsi, trois offensives étaient annoncées contre le chômage : la reprise économique par l’abandon du corset de Maastricht, le partage du travail pas la loi-cadre sur " les 35 heures tout de suite, vers les 32 heures à la fin de la législature ", le développement du Tiers-Secteur.

La première se déroule bien. L’Europe sort de sa sclérose ; sans y être en pointe, l’économie française fait bonne figure dans la reprise. Or c’est bien la France " plurielle " qui a poussé de façon décisive pour la décision politique du passage à l’Euro, à l’été 97, alors que quasiment aucun pays ne respectait les fameux " cinq critères ". L’entrée de l’Italie entérinait le choix de l’Euro faible et donc de la compétitivité et des bas taux d’intérêt. Mais personne n’avait jamais cru que la reprise abolirait le chômage. Tout se jouerait sur les deux autres fronts, ce qu’en jargon des économistes on appelle " enrichissement en emplois de la croissance ". Soit : partage du travail et tiers-secteurs.

Les " 35 heures tout de suite par une loi-cadre " deviennent, fin 1999 (à l’exacte moitié de la législature), la seconde loi Aubry. Soit, allons, les 35 heures en 2002. Un rythme de réduction de la durée du travail de moins de 2 % par an, inférieur aux gains de productivité, certainement pas un " partage du travail ". Donc : de quoi transformer presque toute la croissance en emplois, pas de quoi réduire significativement l’acquis de chômage des années 80-90. Une génération entière est ainsi sacrifiée.

Attention : je ne dis pas que " la loi Aubry ne crée pas d’emploi ". Sans cette loi, la croissance n’en créerait aucun. Mais les 35 heures voulues par les Verts et acceptées de mauvaise grâce par le PS visaient à créer massivement des emplois, même sans croissance (et la croissance européenne n’échappera pas à un fort ralentissement quand éclatera la bulle américaine). La loi Aubry II en crée exactement à la mesure de la " théorie de l’équilibre " : assez pour montrer qu’on est différent, pas trop pour ne pas heurter les résistances patronales (et syndicales) au partage des revenus (Voir La Société en Sablier), donc trop peu pour mordre sur l’exclusion.

Cela dit, l’argument " à la Sauvy " des goulots d’étranglement sur le travail qualifié qui apparaîtraient en cas de baisse trop rapide du chômage doit être pris en considération. Le fond de la question, c’est que l’entreprise française a, depuis belle lurette, renoncé à la mission de " former " ses jeunes salariés. Or l’école ne peut tout faire.

C’est une des raisons pour laquelle le développement d’un Tiers-Secteur constitue le troisième et indispensable front de lutte pour l’emploi. Le tiers secteur, c’est l’ensemble des activités économiques sur initiatives de citoyens, de forme associative ou coopérative, qui offrent à la société non seulement des services particuliers mais tout un halo d’effets sociétaux positifs (solidarité, convivialité, réinsertion sociale et professionnelle), et à ce titre méritent certaines prérogatives fiscales (comme, en sens contraire, les activités polluantes méritent une écotaxe). Ce tiers-secteur est non seulement indispensable pour satisfaire les besoins créés par l’individualisation extrême de la vie quotidienne dans le monde moderne, mais aussi parce qu’il est seul à pouvoir réinsérer les exclus ou précarisés de la période écoulée. Or, si les " emplois-jeunes " en traduisaient clairement la logique macro-économique, si un débat interrégional est aujourd’hui lancé à partir des premières réflexions sur le sujet (Voir mon pré-rapport sur la question), dans le même temps une " Instruction fiscale " est lancée contre les incontestables abus de certaines associations ? ce qui aboutit, de par la pratique des services fiscaux, à une véritable crise de l’activité économique associative.

On retrouve là un problème de fond, qui porte sur le rapport société - gouvernement élu - appareil d’État. Une coalition qui s’assigne pour but la transformation sociale ne peut pas s’imaginer que l’administration répercutera au doigt et à l’ ?il ses inspirations transformatrices. Bousculer les comportements bureaucratiques exige, non le culte de l’équilibre, mais un énorme effort dynamique, s’appuyant sur une mobilisation de la société civile. Le signal donné par le mot d’ordre " équilibre " n’a qu’un seul sens dans le langage administratif : " on ne bouge pas ! ". Le choix de l’équilibre en matière de régularisation des sans-papiers s’est automatiquement traduit par " On en prend la moitié, et une fois le quota atteint, on ne prend plus personne ". Une logique de transformation sociale aurait au contraire fait fonds sur le relâchement de l’angoisse du chômage, sur la bouffée d’amour à l’égard de notre société multi-ethnique et multi-culturelle qui accompagna la victoire de l’équipe mosaïque au Mondial de football, sur la chute du racisme, pour régler la question par un geste fort et large, débouchant aussitôt sur un débat organisé à propos de nos perspectives démographiques à l’horizon 2010.

En témoignent les aventures de la parité. Introduite par les Verts en 1989 à la risée de tous, elle conquiert l’opinion en quelques années, est reprise par l’ensemble de la majorité plurielle qui l’adopte dans la Constitution sous la forme prudente que lui impose un président de droite, puis se voit débordée à l’Assemblée Nationale par volonté unanime de l’appliquer dans son esprit et sans mégotage !

Ce peuple est plus mûr qu’on ne le pense, et son point d’équilibre n’est pas là où on le croit.




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