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par Alain Lipietz | 17 novembre 2007

Intervention au colloque de la 82e Semaine sociale de France
Pourquoi cela va-t-il si lentement ?
De l’utopie aux choix politiques : le rôle des élus (Alain Juppé, Alain Lipietz)
Pourquoi a-t-on si peu avancé ? Pourquoi, après le geste de René Dumont, buvant spectaculairement un verre d’eau à la télévision en 1973 pour annoncer que l’eau potable allait manquer, 50% des communes de Bretagne n’ont-elles plus l’eau potable au robinet ?

Pourquoi, 15 ans après l’accord de Rio contre le changement climatique, précédé par le premier rapport du GIEC (Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat), l’humanité ni même l’Europe ne sont-elles pas encore revenues en dessous des niveaux d’émission de gaz à effet de serre de 1990 ? Pourquoi les Verts, parti politique sensé traduire dans les politiques publiques la prise de conscience des risques écologistes, plafonnent-ils depuis 1989 aux alentours de 10%, et encore, aux élections à la proportionnelle ?

Je vous suggère une analogie avec des problèmes que vous connaissez mieux que moi, la diffusion de l’Evangile. L’Evangile annonçait deux nouvelles, une bonne et une moins bonne. La bonne nouvelle : « le Christ est ressuscité, la mort est vaincue, vous avez droit vous aussi à la vie éternelle ». Comment une telle nouvelle ne s’est-elle pas répandue comme une traînée de poudre à travers l’Empire romain ? Parce que l’autre nouvelle était plus sévère : « Pour cela, vous devez changer votre vie, et pour commencer, aimer votre prochain comme vous-même ». Au 17e siècle encore, Blaise Pascal développera le calcul des probabilités pour mesurer l’intérêt respectif de ce deux nouvelles.

Si intéressante que soit la vie éternelle, d’autres aspects de l’Evangile se heurtaient en effet, et se heurtent toujours, à des résistances intériorisées par chaque individu. En outre, les religions en place, et tout particulièrement celle de l’Empereur de Rome, ne pouvaient que voir d’un mauvais oeil la progression du christianisme. Nous dirions aujourd’hui qu’au développement de celui-ci s’opposaient, d’une part des résistances culturelles, et d’autre part l’activité de puissants lobbies. En revanche, une fois conquis le principal lobby (l’administration de l’Empire romain), le christianisme devint non seulement religion officielle, mais obligatoire, et les politiques publiques parfois disproportionnées furent menées par l’Etat afin de le diffuser.

Comparons avec l’écologie. Celle-ci n’a pas deux mais trois nouvelles à proclamer. Une mauvaise, une bonne et une sévère. Premièrement, nous fonçons droit vers l’iceberg, deuxièmement, on peut encore éviter l’iceberg et sauver la planète, et troisièmement : pour cela nous devons adopter un modèle de développement soutenable (selon la définition de l’ONU) « respectant les droits des plus démunis et les droits des générations futures à satisfaire leurs besoins ».

Autrement dit, le problème de l’écologie est nettement plus compliqué que celui du christianisme. D’abord, alors que les citoyens et esclaves romains savaient déjà qu’ils allaient mourir, et s’en inquiétaient légitimement, l’écologie doit avertir l’humanité que son mode de développement est insoutenable. Ensuite, la bonne nouvelle selon laquelle on peut encore éviter la catastrophe est à peu près aussi crédible que la possibilité de ressusciter. Enfin, le mot d’ordre « aimer son prochain comme soi-même » s’étend non seulement au mendiant Lazare mais aussi aux générations futures, ce qui devient assez difficile à avaler. Ajoutons que les lobbies qui s’opposent à la diffusion de l’écologie politique sont au moins aussi puissants que les religions en place qui s’opposaient au christianisme.

Examinons chacune de ces difficultés. Tout d’abord, la prise de conscience que notre modèle de développement est insoutenable. Les organisateurs de cette Semaine sociale tiennent ce point pour acquis dans l’opinion publique, et m’ont demandé de m’exprimer plutôt sur le passage de la prise de conscience à l’action politique. Je ne partage pas tout à fait leur optimisme. Prenons par exemple le problème, dénoncé dès la conférence de Rio, en 1992, du « triangle des risques énergétiques ». Ceux-ci s’inscrivent entre trois sommets : le risque de changement climatique provoqué par l’usage des hydrocarbures, le risque nucléaire (prolifération militaire, accidents, problème des déchets), et troisième sommet, la compétition pour l’usage des sols entre les terrains agricoles réservés à la production d’aliments, ceux dédiés à la production de biomasse énergie, et les terres nécessaires à la protection de la biodiversité, telle les forêts primitives ou les zones humides.

Entre ces trois sommets, les écologistes ne voient qu’une issue : une révolution culturelle pour une vie plus sobre, et de puissantes politiques publiques, qui ne peuvent être décidées que par des élus, pour augmenter considérablement l’efficacité énergétique de notre système productif et ne plus utiliser que des sources d’énergie entièrement renouvelables.

Au contraire, les médias et donc l’opinion publique, balancent suivant les évènements d’un sommet du triangle à l’autre, privilégiant après Tchernobyl l’aversion contre le risque nucléaire, puis , après les tempêtes de l’hiver 1999, la canicule de 2003, le dernier rapport du GIEC et le film d’Al Gore, le risque climatique, et depuis quelques mois, avec l’explosion du prix des denrées alimentaires sous la double pression de la demande chinoise en viande, et de la demande mondiale en agrocarburants, les conflits pour l’usage des sols. Et je ne parle même pas de la crise du logement, qui frappe les plus démunis et qui a aussi une dimension foncière.

J’assistais, il y a quelques semaines, à un exposé tirant le bilan de l’évolution de l’opinion publique à l’échelle de l’Union européenne. L’historiographie des sondages montre que la conscience écologique a atteint un pic entre 1989 (Tchernobyl) et 1992 (Rio), puis a considérablement baissé, puis est remontée récemment sans toutefois atteindre le niveau du pic 89-92.

Donc, la crainte de la catastrophe n’étant pas du tout acquise, la conscience de la nécessité d’agir ne l’est pas non plus. Et quand elle semble l’être, elle se polarise sur une cible partielle au lieu d’envisager globalement les changements nécessaires.

Considérons maintenant la bonne nouvelle : « on peut s’en tirer ». Ici, je parle en tant que militant vert. Pouvons-nous vraiment dire qu’en tant que parti vert, nous avons effectivement développé notre discours sur les solutions permettant d’éviter la crise ? Qu’il s’agisse de la crise de l’énergie, de la crise de l’eau, de la crise de la biodiversité etc ? Non, bien, sûr. Et de même que le christianisme a souvent proféré un discours de type apocalyptique (« c’est la fin du monde, repentez-vous »), de même qu’appelé à proclamer le Royaume de Dieu, il s’est focalisé sur les instruments de la conquête du royaume, c’est-à-dire l’Eglise, on pourra certainement reprocher aux écologistes d’en être largement restés à la dénonciation des risques écologiques. Et lorsqu’ils s’aventurent à annoncer la bonne nouvelle, ils mettent surtout en avant la nécessité de leur propre accès aux responsabilités de la conduite des politiques publiques.

Tournons-nous maintenant vers la troisième « nouvelle écologiste », « aime ton prochain comme toi-même », ce prochain étant désormais étendu aux plus démunis, aux générations futures, et même aux autres espèces vivantes. Nous avons dit que, déjà, le christianisme s’était heurté à un double obstacle, les résistances culturelles de la population et la résistance des lobbies.

On se souvient du mot de Saint Paul, « Si le Christ n’est pas ressuscité, buvons et mangeons car demain nous mourrons ». Eh bien nous, écologistes, avons exactement le même problème, que l’on peut résumer par le mot de Louis XV, « Cela durera bien aussi longtemps que moi, après moi le déluge ». Autrement dit, la mobilisation contre l’immense problème de la crise planétaire se borne à l’horizon limité de la vie humaine individuelle, mais aussi à la portée limitée de l’action humaine individuelle.

Contrairement au christianisme où chacun peut croire qu’en changeant sa vie il peut faire son propre salut, les opinions publiques peuvent admettre qu’il faut que tout change aujourd’hui pour que l’on puisse sauver la planète, mais objectent qu’en changeant sa propre vie, on ne fait progresser que de façon infime (de 1/6 milliardième), l’espoir d’enrayer les crises écologiques. Cette conscience que « si je suis seul à faire quelque chose et si les autres ne font rien, ce que je fais ne sert à rien » sert évidemment d’excuse pour ne rien faire. Il est bien évident que si chacun tenait le raisonnement inverse, c’est à dire « je ne peux pas grand chose, mais si tout le monde s’y met, le sort de la planète en sera changé » est mathématiquement tout aussi incontestable, mais psychologiquement beaucoup moins crédible.

Comme toujours, face à une telle situation, il revient aux intellectuels, aux faiseurs d’opinion, et en définitive aux élus en charge des politiques publiques de « donner le La », c’est-à-dire de rendre crédible pour chaque individu que s’il change sa vie, ce ne sera pas en vain, car peu à peu tout le monde en fera autant, et finalement les contrevenants seront à ce point délégitimés que leur inconduite sera déclarée illégale. Pour parler comme les sociologues politiques, de Gramsci à Mancur Olson, l’écologie politique doit d’abord conquérir l’hégémonie culturelle. C’est à dire qu’elle doit présenter ses buts comme l’intérêt du peuple tout entier et délégitimer l’attitude du « passager clandestin » (celui qui compte sur les efforts des autres), afin de légitimer, arrivée à un certain point, son action politique éventuellement coercitive (par exemple prélever des impôts sur les automobiles pour financer des transports en commun).

Or, le paradoxe est que cette action politique (par exemple, construire un tramway dans une ville, problème dont mon honorable interlocuteur connaît les difficultés), suppose l’accord préalable d’une partie substantielle des citoyens déjà tentés, et qu’ensuite l’action publique soit menée de façon suffisamment résolue pour que très vite ceux qui étaient contre le projet aient oublié qu’il fut un temps où ils étaient contre.

C’est là que nous nous heurtons à la question des lobbies. Les empereurs romains ont très vite compris qu’ils pouvaient cesser d’être Dieu eux-mêmes, à condition d’être grands protecteurs du Pape. De même, les Etats qui aujourd’hui sont productivistes et peu écologistes peuvent parfaitement comprendre que leur intérêt est de devenir les agents d’une modernisation écologiste. Plus difficile est la question des entrepreneurs privés qui peuvent se sentir agressés par la mise en place d’un modèle de développement soutenable au service des plus démunis et prenant en compte l’intérêt des générations futures.

On voit bien que pour une part, ces lobbies peuvent être gagnés à la cause écologiste. Après tout, l’industrie automobile n’est pas spécifiquement mariée avec la production des voitures individuelles et polluantes, Electricité De France n’est pas spécialement mariée avec l’industrie nucléaire, les chaînes de supermarché n’ont pas un intérêt particulier à vendre des produits contenant des organismes génétiquement modifiés. À partir du moment où seraient mises en place des règles communes, à l’échelle européenne, voire à l’échelle mondiale, empêchant que la concurrence soit faussée, une partie du capitalisme peut admettre une reconversion écologiste.

En revanche, deux points me semblent opposer durablement le capitalisme à un mode de développement soutenable. D’une part, les entreprises préfèreront toujours produire davantage, fût-ce en polluant et dépolluant, que s’abstenir de polluer, car polluer et dépolluer, c’est toujours faire du chiffre d’affaire. Et surtout, la prise en compte des besoins des plus démunis implique la remise en cause de l’accumulation de la richesse dans quelques mains, accumulation qui depuis une trentaine d’années a pris des proportions jamais vues depuis un siècle et demi.

Il essentiel de rappeler que le développement soutenable comprend, dans sa définition onusienne la prise en compte, comme pierre de touche, des besoins des plus démunis (ce qu’on appelle critère de justice de Rawls). J’ajouterai qu’il me paraît impensable d’obtenir la mobilisation des pauvres dans une révolution écologiste s’ils n’y voient que des sacrifices supplémentaires. C’est ici que l’affrontement le plus dur aura lieu, entre l’exigence écologiste et les exigences de la finance et des grandes entreprises.

Mais je crois que ce n’est pas un problème inconnu du christianisme. Ne serait-il pas plus difficile pour un riche d’être authentiquement écologiste, que pour un chameau de passer par le chas d’une aiguille ?



À noter :

Sur le dialogue entre écologistes et chrétiens , voir Projet n°300,
"Quand le rapport de l’homme à la nature change de nature"

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