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par Alain Lipietz | 24 mars 2005

Politis n°844
Gauche contre Gauche. Alain Lipietz et Jean-Luc Mélenchon débatent du Traité constitutionnel européen
A l’invitation de Politis, Alain Lipietz et Jean-Luc Melenchon débattent, à quelques semaines du référendum du 29 mai 2005 sur le traité constitutionnel.

Note de mai 2017

Lors de la première publication de ce texte, je m’étais interdit de violer la propriété intellecteulle de Politis et je n’avais mis en ligne que ma contribution au débat, que l’on trouve ci-dessous, avec un lien hypertexte vers l’ensemble du débat dans la revue Politis.

Douze ans plus tard, ce lien est caduc depuis longtemps et je doute que le numéro-papier soit encore disponible à la vente. J’en donne donc ici la photocopie sous forme de deux pdf de 2,5 méga-octets chacun :

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Pouvez-vous exposer en quelques mots les principales raisons qui vous conduisent à approuver ou à rejeter le traité établissant une Constitution pour l’Europe ?

Alain Lipietz : Le libéralisme progresse en raison du contraste entre l’unification économique de l’Union européenne, quasiment réalisée depuis 1988, et le pouvoir politique qui reste fragmenté, nation par nation. Or, seul un pouvoir politique démocratique peut contrer la toute puissance du marché. De ce point de vue, l’Europe est un modèle réduit de la globalisation libérale !

Pourtant, l’Europe, candidats à l’entrée compris, est autosuffisante à 90%. Un pouvoir politique pourrait y développer une législation sociale, environnementale et une politique macro-économique « keynnésienne » [1] communes. Mais il n’existe pas ! C’est pourquoi, à chaque traité, je me demande si l’unification politique progresse plus vite ou moins vite que l’unification économique. Au nom de ce critère, j’ai fait campagne contre l’Acte Unique, contre Maastricht, contre Amsterdam, j’ai dit non à Nice [2]. Et je vote oui au Traité constitutionnel européen (TCE).

Car ce TCE, pour la première fois, inverse la tendance. Le Traité constitutionnel représente une avancée considérable dans l’édification d’un pouvoir politique démocratique. Dans le domaine législatif comme pour les dépenses budgétaires, la majorité et la codécision Parlement-Conseil devient la règle et l’unanimité du Conseil des gouvernements, encore trop fréquente, l’exception. Dans le traité actuel (Nice), c’est l’inverse. Autre avancée importante : l’initiative législative (mais pas constitutionnelle) sur un million de signatures. Entre Nice et le TCE, il n’y a pas photo.

En quoi le projet de Constitution démocratise-t-il ou non les institutions européennes ?

A. L. : Actuellement (traité de Nice), les décisions législative sont prises le plus souvent à l’unanimité des gouvernements et plus rarement à la majorité et en codécision avec le parlement. Tout est fait, dans Nice, pour assurer le droit de veto de chaque pays contre les avancées souhaitées par les autres : c’est la prime au dumping. Il s’agit essentiellement d’un traité intergouvernemantal. Avec la Constitution, le rapport des forces s’inverse : on se rapproche d’une vraie communauté démocratique.

Prenons le budget. Actuellement, le Parlement européen ne discute pas les recettes et vote un tiers des dépenses. Le reste, ce qu’on appelle les « dépenses obligatoires », comme la politique agricole commune, est strictement du domaine intergouvernemental. Dans le TCE, le Parlement ne discute toujours pas les recettes, mais il vote toutes les dépenses, y compris le budget et donc la politique agricole, et en cas de désaccord conserve un léger avantage sur les gouvernements.

Sur les autres lois, la Constitution donne au Parlement un pouvoir de co-décision générale, y compris pour les négociations à l’OMC, à l’exception malheureusement de l’harmonisation fiscale et (trop souvent) sociale, et bien entendu dans le domaine de la politique internationale, qui reste un traité inter-gouvernemental. Là encore, le parlement a le dernier mot, mais de façon négative : il peut rejeter une loi si l’ultime version du Conseil des gouvernements ne lui plait pas. Mais il ne peut pas imposer sa version face à la version du Conseil. Par exemple, nous avons rejeté la privatisation des ports. Et à l’issue de la première lecture nous sommes en conflit sur le brevetage des logiciels.

Il y a donc là une première avancée considérable de la démocratie. La deuxième réside dans la fameuse initiative du million de signatures [3]. On se querelle sur l’expression « invite la Commission à présenter une loi ». L’exécutif (la Commission) reste la plaque tournante de l’ordre du jour du travail parlementaire et de la présentation des textes de loi. C’est la même chose en France. Mais le Conseil et le Parlement ont déjà le droit de proposer des lois.

Moi, ce qui m’intéresse dans le million de signatures, c’est la campagne pour les réunir. On aura un formidable outil de construction d’une opinion publique européenne, d’une convergence des mouvements sociaux européens, directement branché sur les institutions. . Cela rappelle un peu le mouvement chartiste anglais (1830) qui se battait à le fois pour une démocratisation des institutions et pour des lois sociales.

La troisième avancée démocratique concerne la révision. Actuellement, le traité de Nice dit en 3 lignes qu’il ne peut être révisé qu’à l’unanimité (à 25 !) : c’est ce qui en principe s’applique pour le remplacer par le TCE. Mais le TCE, lui, est fait pour être amendé en permanence. Il propose 3 formules de révision. Deux formules très légères se contentent de l’unanimité en Conseil (avec un droit d’appel des parlements nationaux) L’article 443 (« Procédure ordinaire ») introduit trois innovations assez importants. Premièrement, le Parlement peut en prendre l’initiative. Deuxièmement, il y a obligation de passer par la formule de la Convention, c’est-à-dire par une réunion de députés nationaux et européens. Troisièmement, si quatre cinquièmes des Etats ont voté pour mais quelques autres n’ont pas ratifié, on regarde ce qu’on peut faire. L’opting-out (4), qui avait permis de passer à l’Euro en laissant la Grande Bretagne à l’écart, est constitutionnalisé. Bref, si Nice est gravé dans le marbre, le TCE est gravé dans la pierre de taille.

N’oublions pas enfin la Charte des droits fondamentaux : même si la France fait parfois mieux (sur le papier), ce n’est pas le cas de certains autres pays de l’Union...

Du point de vue démocratique, avec le TCE on y gagne tout de suite, et on peut gagner encore plus par la suite. Plutôt que de rester avec l’actuel traité, moi, je prends !

Jusqu’ici, l’unification économique induite par la construction européenne ne s’est pas accompagnée d’une harmonisation sociale. Ce déséquilibre entre l’économique et le social est-il modifié par le projet de Constitution ?

A. L. : Le seul gain important en matière sociale porte sur les services publics. Actuellement, les règles de la concurrence s’appliquent aux services publics dans la mesure où cela ne les empêche pas d’accomplir leur mission. Dans l’article 122, les Etats et l’Union « veillent » - c’est une obligation - à ce que les services publics soient mis « dans des conditions y compris financières » qui leur permettent d’accomplir leur mission, « sans préjudice de la compétence des Etats de les fournir et de les financer ». On passe d’une autorisation à une obligation. C’est fondamental. En outre, la loi européenne arrête la liste de ces conditions de services publics.

En revanche, sur l’harmonisation des systèmes sociaux, les gains sont maigres par rapport à Nice, et cela m’a fait hésiter entre voter Oui et boycotter. Aucun pas en avant vers le fédéralisme : ce n’est pas le New Deal rooseveltien !

Contrairement à Jean-Luc, je trouve sain que l’Europe s’interdise d’harmoniser directement les lois sociales des Etats-membres (art. 210-2-a). Jamais les syndicats de l’Europe du Nord ne l’accepteraient ! La Constitution propose « l’égalisation dans le progrès » (art. 209-1). Pour ce faire cela, la Constitution distingue 11 domaines de législation sociale (art.210-2-b). La réforme des systèmes de protection sociale et la lutte contre l’exclusion restent des compétence strictement nationale, comme d’ailleurs les salaires. Pour les 9 autres points, la loi européenne établit des prescriptions minimales relevées progressivement vers l’égalisation. C’est la bonne méthode (celle de la France de l’Apres-Guerre, d’ailleurs) !

Mais... sur 4 de ces points, la décision, par dérogation à la loi générale, reste prise à l’unanimité en Conseil, et non la majorité ! C’est-à-dire que, par exemple, l’unanimité est requise pour augmenter la protection sociale et les indemnités de chômage minimales. En revanche (art. 130) les règles sur les prestations sociales des travailleurs trans-frontières seront dorénavant prise à la majorité Pas inutile, mais c’est maigre.

Car plus on prend les décisions à la majorité, dans le domaine social, mieux c’est. Tant qu’un Etat peut mettre son veto à l’avancée des règles minimales communes vers le progrès social, on défend le dumping social.

Pourtant il est un cas d’avancée de ce droit de veto national dans le TCE, dont la Gauche du Parlement s’est « réjouie » (et que la droite a « déploré ») : pour les négociations de l’Accord Général sur le Commerce des Services ou sur la Propriété Intellectuelle à l’OMC, l’ « exception culturelle » est étendue à la santé, l’enseignement et les services sociaux (art 315-4). Je pense que c’est raisonnable. Il est normal que sur ces points, qui sont considérés comme identitaires pour les nations, on garde la règle de l’unanimité.

Comme toujours en pareilles circonstances, il y a, chez certains partisans du « oui » comme chez des partisans du « non » une tendance à la dramatisation. Serions-nous donc à la fin de l’Histoire ? Ou, pour être moins dans l’emphase, pouvez-vous nous dire en guise de conclusions les conséquences que cette campagne aura, selon vous, sur l’Europe, et sur l’avenir de la gauche ?

A. L. : Le référendum français va toucher 13 % de la population européenne. Ensuite se pronceront les pays à haut risques dont les eurodéputés ont voté majoritairement contre le TCE : la Tchéquie et la Pologne, qui veulent Dieu dans la constitution, et la Grande Bretagne (qui veut une simple zone de libre-échange). L’Europe est en train de faire un choix important : est-ce qu’au 1er novembre 2006, date d’entrée en vigueur éventuelle de la Constitution, nous serons toujours être sous le régime que j’ai combattu, celui-ci de l’Acte Unique, de Maastricht, d’Amsterdam et de Nice ? Ou bien allons-nous commencer à nous en écarter, avec le TCE ?

Globalement, à l’échelle de l’Europe, la droite de la droite veut en rester au traité de Nice. C’est le souverainisme libéral : si l’Europe reste fragmentée en vingt-cinq pays qui prennent des décisions à l’unanimité face à un marché qui, lui, est unifié, c’est le plein pouvoir au marché. Au contraire, le « oui » nous sort de cette logique. Mais si le « non » l’emporte, ce n’est pas la crise, mais le maintien du traité de Nice qui, pour moi, est la constitution idéale du néo-libéralisme.

A l’intérieur de la gauche européenne, la question-clé est ce nouvel espace politique : l’Europe. On l’assume, ou pas ? Accepte-t-on que la démocratie s’applique à cet espace, avec le risque de mener, mais aussi de perdre, un combat social à l’échelle européenne ? Assume-t-on le fait qu’une partie de la lutte des classes et de la lutte pour la défense de la planète se mène à l’échelle du continent ? Je suis de ceux qui pensent, depuis les années 80, que la lutte Etat-nation par Etat-nation est caduque face à un capital multinationalisé. Face à lui nous ne pourrons gagner qu’à l’échelle européenne (au moins !). Nice nous empêche de mener cette bataille à l’échelle continentale. Pour la première fois, ce TCE nous donne des moyens significatifs, il faut donc s’en emparer.

D’ailleurs, si le non l’emporte, quelle alliance la France pourrait-elle former avec des pays comme la Grande-Bretagne, la Pologne ou la République tchèque pour une autre Europe ? Au pire, on en restera tous à Nice, au mieux les pays qui auront choisi cette avancée passeront outre et poursuivront sans nous l’aventure de la construction d’une Europe politique, sociale et écologique.

Quant à la gauche française, si le oui l’emporte, elle retrouvera son unité pour s’emparer des outils démocratiques que donne la Constitution, dont le droit d’initiative citoyenne. Si le non gagne, il faudra organiser des mouvements sociaux pour pousser notre gouvernement à se rapprocher des pays qui auront voté oui et qui seront engagés dans l’Europe politique. Mais alors, quel intérêt de voter non ?




NOTES


[1En référence à l’économiste britannique John Maynard Keynes (1883-1946) qui plaidait en faveur d’une énergique intervention de l’Etat afin de corriger les tendances naturellement anti-sociales du capitalisme.

[2Ces quatre traités constituent autant de réformes du traité de Rome, fondateur de la Communauté économique européenne (CEE), en 1957. Le traité de l’Acte unique, signé en 1986, crée le marché unique européen. Le traité sur l’Union européenne, dit « de Maastricht », paraphé en 1992, transforme la CEE en Communauté européenne (CE), crée une monnaie unique (l’euro) gérée par une institution « indépendante », la Banque centrale européenne, et établit une nouvelle institution : l’Union européenne. En 1997, le traité d’Amsterdam intègre les critères de convergences économiques, modifie certaines politiques mais échoue sur les réformes institutionnelles. Celles-ci constituent l’essentiel du traité de Nice, signé en 2001 afin de permettre un bon fonctionnement de l’Union européenne après l’élargissement de l’Union.

[3Article I-47 § 4 : « Des citoyens de l’Union, au nombre d’un million au moins, ressortissants d’un nombre significatif d’États membres, peuvent prendre l’initiative d’inviter la Commission, dans le cadre de ses attributions, à soumettre une proposition appropriée sur des questions pour lesquelles ces citoyens considèrent qu’un acte juridique de l’Union est nécessaire aux fins de l’application de la Constitution. » Les modalités d’application de ce droit devront être précisées dans une loi européenne.
titre documents joints
  • 1 (PDF - 2.4 Mo)
  • 2 (PDF - 1.9 Mo)

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