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par Alain Lipietz | 25 novembre 2004

Proposé à Libération
Derrière le Non de Fabius à la constitution, la répudiation de la liberté religieuse ?
Commentaire sur la contribution de Laurent Fabius
L’article de Laurent Fabius dans Libération du 23 novembre 2004 à propos du Traité pour une Constitution Européenne marque une étape tout à fait surprenante dans l’argumentation des partisans du Non.

Jusqu’à présent ceux-ci se contentaient de pointer les multiples articles maintenus dans le projet constitutionnel qui ne sont que la reprise inchangée de vieux articles actuellement en vigueur, parfois depuis Nice, parfois depuis Amsterdam ou Maastricht, parfois même depuis le Traité de Rome (1957 !).

Autant de traités négociés et ratifiés M. Fabius étant ministre (sauf Rome...) et qui ont en effet marqué la construction européenne du sceau du libéralisme économique. Les partisans du Oui - j’en suis - ont beau jeu de faire observer que voter Non ne signifiant rien d’autre qu’en rester à l’actuel Traité de Nice, tous ces articles seront intégralement conservés par un vote Non. Nous en connaissons, depuis des années, voire des décennies, les effets (chômage, recul des droits sociaux, etc.). Ces articles seront d’autant plus difficiles à modifier, en cas de victoire du Non, que le Traité de Nice ne peut être modifié qu’à l’unanimité des 25 pays. Au moins, le projet de Traité constitutionnel, en son article IV-443, ouvre la possibilité d’une modification par 21 pays sur 25.

Là où pour la première fois Laurent Fabius franchit les bornes, c’est lorsqu’il s’en prend à l’article 70 de la deuxième partie garantissant la liberté religieuse, c’est-à-dire la liberté de "manifester sa religion individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques". Cette rédaction, selon Laurent Fabius, pourrait exposer la France à des recours devant la Cour de Justice des Communautés Européennes concernant la Loi sur les signes religieux à l’école. Or cet article, comme toute la deuxième partie, n’est autre qu’un article de la Charte des droits fondamentaux adoptée à Nice, sous la présidence française, et Laurent Fabius faisant partie du gouvernement.

Mais cet article n’est lui-même que la reprise intégrale de l’article 18 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme rédigée en 1948 par le Français René Cassin et aussitôt ratifiée par la France, article repris par l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme, également ratifiée par la France qui reconnait le pouvoir judiciaire de la Cour correspondante, sise à Strasbourg. Pour la première fois, un homme politique français de haut rang s’en prend donc, à propos de la Constitution européenne, à un article clé du noyau des droits inscrits en préambule de la Constitution française et précisés par la Charte Universelle des Droits de l’Homme, dont il demande donc implicitement la dénonciation par la France.

Le commentaire de Laurent Fabius est d’autant plus stupéfiant que le débat a bel et bien eu lieu au moment de l’adoption de la loi anti-foulard. Les adversaires de la loi avaient déjà fait remarquer que cette loi s’opposait à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme dont la Cour européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme de Strasbourg est garante. Les partisans de la loi (dont Laurent Fabius) avaient alors argué d’une lettre d’un juge de Strasbourg affirmant que l’interdiction du foulard à l’école ne contreviendrait pas nécessairement à la liberté religieuse, exemple de la non-condamnation de la Turquie à l’appui. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 19 novembre 2004 (article 18), vient d’ailleurs de reconnaitre que l’introduction de l’article 70 dans la Constitution européenne, ayant la même portée que l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, n’appelait pas de modification de la constitution française.

Depuis, la France a été effectivement condamnée par l’Unicef pour la loi anti-voile. D’autres procédures sont en route, soit à Strasbourg, soit d’ores et déjà à la Cour européenne de Luxembourg pour discrimination : les enfants musulmans ou Sikhs privés d’école parce que soucieux d’exercer leur droit de pratiquer "les rites de leur religion dans l’espace public" seront en effet en position plus défavorable sur le marché du travail. Comme on le voit, le problème vient de la loi anti-voile et non pas de la Constitution européenne.

L’offensive de Laurent Fabius vise donc en vérité à remettre en cause en France la liberté religieuse telle qu’elle a été codifiée universellement à la suite de la seconde guerre mondiale. Sa formulation extrêmement précise reflétait les braises encore fumantes des dramatiques persécutions anti-juives : il était hors de question d’imposer à quiconque de ne pratiquer sa religion que dans "son for intérieur". Qu’un homme comme Laurent Fabius déclare ainsi la guerre à la liberté religieuse ne peut avoir qu’une signification : non pas anti-juive cette fois, mais anti-musulmane. On retrouve directement cette inspiration quelques lignes plus bas lorsqu’il écrit à propos de l’article I-25 et de la majorité qualifiée : « Il faut avoir à l’esprit que, en fonction de ce critère, si la Turquie entre dans l’Union, elle sera le membre le plus influent au sein du Conseil. »

Il est bien évident que la règle de la majorité donne un poids prépondérant au pays le plus peuplé et qu’il y a toujours un pays plus peuplé que les autres ! Actuellement c’est l’Allemagne et cela ne pose aucun problème à Laurent Fabius. Quel est donc le problème avec la Turquie ? On ne dira pas explicitement que c’est la religion culturellement dominante de ce pays (l’Islam) qui pose problème. Il est toutefois clair, par le rapprochement de la remise en cause de la liberté religieuse et de cette allusion sibylline que Laurent Fabius, derrière son opposition à la Constitution, affirme d’abord et avant tout un modèle religieux européen : une Europe où la liberté de conscience serait limitée au christianisme et au judaïsme pratiqués à domicile.

Ayons l’honnêteté de le dire, cette orientation totalement inacceptable de Laurent Fabius est très loin de refléter la position de l’ensemble des partisans du Non. La plupart de ceux-ci visent simplement à rejeter des décennies de construction d’une Europe libérale. Je suis de ceux qui pensent que le vote Non ne permet en aucune manière de se débarrasser des « articles maudits » et, au contraire, les confirme, mais c’est un débat tout à fait légitime.

L’argumentation de Laurent Fabius est, elle, d’une autre nature. Il vise à imposer à l’Europe et à la France ce qu’il pense être la « laïcité à la française » et que beaucoup perçoivent comme un athéisme d’Etat militant. Cette idéologie est sans doute partagée par la majorité des héritiers socialistes de l’ex-Fédération de l’Education Nationale, dont il cherche à recueillir les voix. Il est peu probable qu’il ait mesuré le coût potentiel, y compris pour le judaïsme, de la répudiation de l’article 18. Mais qu’un tel projet ait pu être caressé par un homme d’Etat de la seconde puissance européenne suffit à justifier l’urgence de graver l’expression onusienne de la liberté religieuse dans le marbre de la constitution européenne.




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