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Accueil  > Vie publique > Articles et débats > Chirac et l’environnement : l’hypocrisie (http://lipietz.net/?article1057)

par Alain Lipietz | 6 août 2003

Libération
Chirac et l’environnement : l’hypocrisie
Le discours présidentiel ne va jamais jusqu’à sa traduction législative. Il s’arrête là où il risquerait de nuire aux intérêts des industriels.

Le 11 juillet, la cinquième session du Comité intergouvernemental sur les ressources génétiques et les savoirs indigènes s’est achevée sur un échec à Genève. Il s’agissait de reconnaître et rémunérer les savoirs des peuples indigènes sur la biodiversité, afin d’en encourager la conservation : deux thèmes devenus chers au président Chirac. Et pourtant, la France a voté avec les pays développés contre les pays du tiers-monde, défense de l’industrie pharmaceutique oblige !

On n’en peut plus douter : cette discordance entre la parole présidentielle et la pratique gouvernementale fait maintenant système et finit par devenir prévisible. Le discours s’arrête à l’endroit exact où il risquerait de se faire loi, au détriment des intérêts financiers. L’exemple de la charte de l’environnement en est un exemple frappant.

On en attendait monts et merveilles ! Et elle est enfin arrivée, la fameuse Charte de l’Environnement. Une telle Charte, attachée à la Constitution, serait prodigieusement utile. D’une part, elle servirait de " feuille de route " pour les législateurs français. D’autre part, et dans l’attente de leurs travaux, elle servirait à fonder la jurisprudence administrative : n’est-ce pas à partir de la simple Déclaration des droits de l’Homme que le celle-ci a affirmé le " droit au logement " et donc le devoir de réquisition (dans son arrêt dit " de l’avenue René Coty ") ?

Promulguer une Charte de l’environnement en préambule de la Constitution est dont un acte juridique majeur. Des intérêts colossaux sont en jeu, d’une part en terme de santé publique, de préservation du patrimoine, de l’autre en termes de limites à la loi du profit, de coûts d’indemnisation. Il ne suffit pas en effet de proclamer que " Chacun à droit de vivre dans un environnement équilibré et favorable à sa santé ". Il faut proclamer qui doit veiller à l’application de ce droit magnifique, et qui est responsable civilement en cas de violation.

Il y avait donc deux principes importants en jeu : le principe de précaution et le principe du pollueur payeur. La Commission Coppens, en charge de la préparation de la Charte, s’était déchirée sur ces deux points, et avait proposé deux versions sur chacun d’entre eux. Une première version faisait explicitement référence à ces principes et en donnait la définition internationale, la seconde se contentait, sans les nommer, d’en formuler un équivalent lénifiant. Qu’allait choisir notre président, autoproclamé champion mondial de l’environnement à la conférence de Johannesburg ?

La question est loin d’être anodine. Une Charte, élément constitutionnel qui définit la légalité et la jurisprudence future, doit faire appel à des concepts juridiques forts. En ce qui concerne les principes évoqués, des règles internationales les utilisent, et donc les précisent déjà. Notamment, certaines directives émises par le Parlement européen s’appuient sur leur définition, et leur donnent un sens détaillé en droit positif. En refusant de nommer ces principes, la France déciderait sans complexe de s’affranchir des évolutions juridiques liées à ces principes, que ce soit au Parlement européen, à l’OCDE ou encore aux Nations Unies.

Qu’en est il donc de la version de la Charte présentée en Conseil des ministres le 25 juin dernier ? Le principe de précaution y est explicitement cité (comme il l’était dans la loi Barnier de... 1995) mais assorti d’une condition terrible. Il faut qu’il y ait possibilité de " dommage irréversible " pour pouvoir appliquer le principe, alors que d’après les législations adoptées par l’Union européenne, le principe de précaution doit être appliqué dès qu’il y a présomption de risque, irréversible ou pas ! Par exemple, dans la directive proposée par la Commission sur la responsabilité environnementale, et dans sa version adoptée par le Parlement Européen le 14 mai 2003 [1], dès qu’il y a " soupçon de risque probable ", l’activité visée fait l’objet d’une enquête, et lorsque le risque est " immédiat ", l’activité est tout simplement interdite. Foin d’irréversibilité ! Au reste tout n’est-il pas potentiellement réversible ? Arguerait-on de l’existence des trithérapies pour s’affranchir du principe de précaution dans la dissémination du Sida ? Sans aller jusque là, si par la malheur la France adoptait cette formulation dans sa constitution, le Conseil constitutionnel serait fondé à s’opposer à toute transcription trop fidèle de la directive européenne, comme il l’a fait en s’opposant à la Charte européenne des langues régionales, au motif que notre Constitution stipule que " le français est la langue de la République ".

Quant au principe pollueur payeur (celui qui polluee doit payer les dommages), il a purement et simplement disparu, même dans la version faible de la commission Coppens ! Selon l’article du Monde du même jour ; on aurait craint en haut lieu que la France d’en bas entende : " un droit à polluer, à condition d’en avoir les moyens". Moyennant quoi, avec la Charte, celui qui à les moyens de polluer continuera à pouvoir le faire sans payer ! Ou plus exactement , il " devra contribuer à la réparation des dommages causés à l’environnement, dans des conditions prévues par la loi ". La quelle n’est donc pas tenue de les lui faire intégralement payer, laissant ouverte la possibilité de s’en tenir à la triste réalité actuelle : au pire la situation du pollué payeur (la victime subit et paye si elle en a les moyens) , au mieux le principe du contribuable payeur (l’État se chargeant de réparer à la place du coupable).

Arrêtons nous un instant sur le problème du " pollueur qui ne peut pas payer ", enjeu d’une stratégie subtile des entreprises pollueuses qui, depuis des années, organisent méticuleusement leur insolvabilité en matière environnementale, par une cascade de sous-traitances. Dans le cas de l’Amoco Cadix, on pouvait encore déterminer qui avait fait quoi (le chargeur, le transporteur etc.) Dans le cas de l’Erika, on ne sait déjà plus à qui appartient le bateau, et dans le cas du Prestige, on ne sait même plus à qui est le fuel qui souille toute la façade atlantique de l’Europe !

C’est pourquoi, rapporteur de la fameuse directive Responsabilité environnementale pour la Commission économique et monétaire du Parlement européen, et dûment averti par les ONG de défense de l’environnement des dimensions bien concrètes, sonnantes et trébuchantes, du problème, j’avais maintenu la formulation forte (le pollueur doit financer la remise en l’état initial), assortie d’une clause de responsabilité conjointe et solidaire sur toute la chaîne de sous-traitance, et j’avais introduit l’obligation de s’assurer ou de constituer une réserve pour faire face à ces frais de " remise en état ". Ce que le Parlement a voté. Aussitôt, la France et la Grande-Bretagne ont déclaré qu’en Conseil européen elles s’opposeraient à cette clause de garantie financière obligatoire pour couvrir les dommages causés par les entreprises.

Quand donc la Charte de Jacques Chirac ne prévoit qu’une " contribution " du pollueur, et précise que " la présente Charte inspire l’action européenne et internationale de la France " (article final), il ne faut pas y lire une aimable rhétorique. Il s’agit d’une manœuvre de guérilla juridique dans la défense des intérêts des entreprises contre la rigueur du Parlement européen.

En somme, la Charte en l’état actuel illustre assez bien la définition que nos moralistes donnent de l’hypocrisie : " l’hommage du vice à la vertu ". On peut ne retenir que l’hommage et l’opposer au cynisme avec le quel l’actuelle ministre de l’environnement détruit l’œuvre de ses prédécesseurs. Le problème est que l’hommage de la vertu ne peut éternellement cacher les vices. Vient l’épreuve du passage à l’acte, en l’occurrence le moment législatif. Des milliards, des dizaines de milliards d’euros sont en jeu. Sachant les risque encourus, le Chef de l’État français prend les devants : dans son projet de Charte, il a vidé de sens le principe de précaution et supprimé le principe du pollueur-payeur que souhaitent imposer les représentants des citoyens d’Europe.

En matière environnementale comme en d’autres , vivement l’Europe fédérale !



À noter :

- Lire l’article dans Libération.
- Voir, sur le site de l’OMPI, les informations sur le Comité intergouvernemental de la propriété intellectuelle relative aux ressources génétiques, aux savoirs traditionnels et au folklore de la Cinquième session (Genève, 7 - 15 juillet 2003).

NOTES


[1Sur cette bataille, voir Responsabilité environnementale.

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