Cette semaine, second voyage officiel au Pérou en tant que délégation pour la Communauté andine. Le premier avait été marqué par un grand événement, qui, pour les raisons que j’ai discutées ailleurs, n’a guère eu de suites pour le moment : la création de la Communauté sud américaine des Nations. Cette fois-ci, nous venons essentiellement pour le Pérou lui-même.
Résumé des chapitres précédents. Les années 80-90 avaient été marquées par la guerre sale contre le Sentier lumineux, une guérilla « maoïste », en fait plus terroriste que guérilla, dont la cruauté avait fini par lui aliéner la plus grande partie de la population tout en discréditant par ricochet une Gauche Unie, légale et prometteuse. Au début, c’était le Président Alan Garcia qui avait assumé la « sale guerre » contre le Sentier, puis le Président Fujimori, d’image beaucoup plus populaire. Fujimori avait réussi à vaincre le Sentier lumineux, avec l’aide des rondas paysannes, qui organisaient la résistance des communautés indigènes face aux terribles abus du Sentier lumineux. Il avait également réussi à juguler l’hyperinflation. Il aurait donc pu laisser un très bon souvenir, mais avait basculé dans l’autoritarisme, puis la dictature la plus corrompue. Le Parlement européen, comme l’Organisation des Etats Américains, s’était alors opposé à lui. Et finalement, sous le coup des scandales provoqués par la corruption de son âme damnée Montesino, Fujimori avait dû s’enfuir. Il est actuellement emprisonné au Chili. Son successeur régulièrement élu, Toledo, sympathique et tâchant de jouer de son indianité, avait mené une politique d’austérité néo-libérale qui avait désespéré ses partisans. Il me disait à la fin de son mandat : « Le Pérou s’enrichit mais les Péruviens restent pauvres ».
Et comment ! En fait, de 2001 à 2006, le produit national est passé de 2000 à 3000 dollars par habitant… Cela grâce essentiellement à l’explosion du prix des matières premières et à la multiplication des mines. Où en est passé l’argent ? Eh bien, dans les mains des multinationales et des riches Péruviens. Cela se sent dès notre arrivée. La route de l’aéroport au centre-ville qui, lors mes voyages des années 80-90, traversait un immense et sinistre quartier d’auto-construction, est maintenant couverte de publicités lumineuses et de casinos. Mais nous savons que dans la campagne, dans la montagne et dans la forêt, rien n’a changé pour l’immense masse des pauvres.
Toledo a donc fini son mandat (ce qui est déjà bien), et les élections présidentielles de cette année ont vu s’affronter 3 candidats. La droite était représentée par Lourdes Florès Nano, le centre gauche à nouveau par Alan Garcia, et enfin, un troisième candidat, Ollanta Humala incarnait pour la première fois une sorte de populisme indigène quechua et aymara (mais, on va le voir, sans Pachakutik derrière). Les deux derniers se sont retrouvés au second tour. Le soutien, comme souvent maladroit, d’Hugo Chavez à Humala a entraîné la courte victoire d’Alan Garcia.
Alan Garcia est donc un revenant, et tout le monde se demande comment il va tourner. Son parti, l’APRA (Alliance populaire révolutionaire américaine), le plus vieux parti du Pérou, est membre de l’Internationale socialiste. Michèle Bachelet, la Présidente du Chili et modèle de Ségolène, a tenu (et elle fut la seule) à assister aux deux jours de cérémonies de son intronisation. Stratégie chilienne pour sortir de son isolement par la porte de la Communauté Andine (ce qui me plairait assez) ? Tentative de prendre la tête d’un arc social-libéral sur la côte pacifique, malgré la présence de la Bolivie d’Evo Moralès et la probable victoire de Correa en Équateur ? Il faudrait qu’Alan Garcia lui-même rejoigne le camp de la « gauche modérée ».
Hélas ! Il n’en prend pas tout à fait le chemin. Tel qu’on nous en avait avertis, et tel que nous allons le constater, Alan Garcia représente plutôt un populisme à l’argentine, avec une inquiétante tendance à l’autoritarisme. Minoritaire au Congès, il semble y avoir passé une alliance de fait avec ce qui reste du fujimorisme, sur fond de culture populiste commune (et par solidarité objective face aux cadavres dans les placards de la sale guerre).
La réaction des citoyens n’a pas traîné. Le dimanche même de notre arrivée était jour d’élections locales. Le résultat semble sans appel : l’APRA passe de 12 à 2 ou 3 présidences de région sur 26 ! La droite garde seulement la municipalité de Lima. Et Humala ne gagne… rien du tout. Il a été incapable de construire un parti. Quant aux restes du fujimorisme, ils arrivent à conserver l’État le plus pauvre et le plus marqué par la guerre contre le Sentier lumineux.
Le Pérou est donc en miettes. Le parti du Président est déjà désavoué, les partis d’opposition le sont tout autant. Ces partis élus au Congrès il y a six mois, en même temps que le Président, n’ont déjà plus de base ! Ne sont élues que des personnalités locales qui peuvent être soit des « caciques » (des barons locaux), soit, pour au moins une demi-douzaine, des anciens de la Gauche Unie des années 80. Du coup, le Président a les mains libres, mais il n’a plus de main !
La matinée du lundi, nous rencontrons d’abord Javier Diez Canseco, justement un ancien de feu la Gauche Unie, aujourd’hui spécialisé dans la lutte anti-corruption. Puis des associations citoyennes militant pour la décentralisation. Puis c’est le « briefing » avec les ambassadeurs de l’Union européenne. Ensuite la visite officielle à la Commission du Parlement péruvien « pour les peuples andins, amazoniens et afro-péruviens et pour l’écologie » (sic), puis la visite au vice-ministre des Affaires étrangères, et enfin la rencontre avec l’équipe de la Direction de la lutte antidrogue, la DEVIDA. Le mardi, nous rencontrerons surtout des associations des Droits de l’Homme, puis le président du Conseil des ministres, José del Castillo, avec la seconde vice-présidente de la République, Lourdes Mendoza del Solar.
Comme on voit, alors que j’ai bien dû rencontrer 4 fois le Président Toledo, le Président Garcia n’a pas souhaité nous recevoir. Faut-il le mettre au compte de la baisse du prestige international de l’Union européenne, le Pérou étant engagé dans un traité de libre échange avec les États Unis ? Je crois qu’il faut surtout y voir la marque d’une tension entre l’Union et lui, sur la question des droits de l’Homme. Et peut-être aussi une certaine prudence de la part de la représentation permanente européenne par rapport à notre délégation, dont on connaît le caractère combatif !
En fait, trois points chauds vont occuper l’essentiel de notre visite. D’abord la volonté du Président Garcia de rétablir la peine de mort, puis la tentative de contrôler les ONG. Et enfin, la question des conflits sociaux et environnementaux autour des mines.
L’affaire du rétablissement de la peine de mort pourrait être assez facilement mise sur le compte de la démagogie. Mais il y a plus grave : si le Pérou rétablit la peine de mort, il sort de facto du pacte de San José, l’équivalent du Conseil de l’Europe, avec une Cour des Droits de l’Homme, qui, comme la Cour de Strasbourg, constitue l’ultime recours pour les victimes des violations du droit humanitaire.
Quant à l’affaire des ONG, c’est tout aussi sérieux. Un projet de loi est en discussion, qui subordonnerait l’aide internationale au contrôle de l’Agence péruvienne pour la coopération internationale, l’APCI. Celle-ci a déjà pour mandat de vérifier la compatibilité des ONG qui y sont enregistrées avec les « priorités » du gouvernement ! Autrement dit (et nous allons le vérifier très concrètement pendant toute la semaine), les associations luttant pour les Droits de l’homme, la défense de l’environnement, et des paysans luttant contre les dégâts provoqués par les mines, pourraient être désenregistrées et privées de financement international. Cela vaut même pour l’Église catholique, dont un représentant était justement venu à Bruxelles pour nous alerter.
Je dois dire que la réunion du lundi avec les ambassadeurs, y compris l’ambassadeur de l’Union, Antonio Cardoso, nous rassure tout de suite. L’Union européenne est intervenue, et à un haut niveau, pour dire son opposition au rétablissement de la peine de mort et au contrôle de l’État sur les ONG. Dans les conversations avec les officiels, comme dans les interviews pour la presse, je me sens donc très libre pour marteler ces deux points.
– La peine de mort, y compris pour les plus grands criminels, qu’il s’agisse du leader du Sentier lumineux au Pérou, ou du leader du PKK en Turquie, est inacceptable pour l’Union européenne. Tous les prétextes (dont le gouvernement d’extrême droite polonais se sert lui aussi) sur la « répression des violeurs d’enfants » sont faciles à réfuter.
– L’Union européenne, dans son aide publique au développement vis à vis du Pérou, en distribue 3/4 à l’Etat et 1/4 aux ONG. Mais en outre, des pays membres, des régions et des municipalités aident directement les ONG. L’Église catholique et de nombreuses fondations européennes en font autant. Si le Pérou décide que les ONG passent sous le contrôle de l’État, alors, c’est toute cette coopération qui s’effondrera, et en fait toute coopération, car nous considérons qu’il est légitime, à côté de l’aide d’États à États, qu’existe une aide directe de peuples à peuples.
Je ne sais pas si notre visite aura eu de l’effet, mais en tout cas j’ai pu constater tout au long de la semaine que le message est passé.
La réunion avec l’organisme de lutte contre les drogues, DEVIDA, est extrêmement intéressante. Visiblement, il s’agit de professionnels qui ont bien réfléchi à la question, réfutent la stratégie américaine de fumigation, veulent inciter les paysans par des mesures très concrètes à substituer à la coca des cultures légales. J’insiste sur notre disponibilité à soutenir une telle stratégie, et que cela passe par la négociation de « niches exportatrices » agricoles et de « services écologiques » du Pérou vers l’Union européenne, à discuter dans le cadre de l’accord d’association entre l’Union et la Communauté andine, dont la négociation doit s’ouvrir dès février prochain.
Je mesurerai assez vite que très peu de monde, au Pérou, a réfléchi à ce que pourrait être cet accord d’association !
Le mardi est essentiellement consacré à la rencontre des associations des Droits de l’Homme. Nous commençons par un petit déjeuner avec Sophia Macher, la présidente du Conseil de Réparation des victimes du terrorisme. Il s’agit là du troisième volet de ce qu’avait obtenu la Commission Vérité et Réconciliation de Salomon Lerner, avec qui nous déjeûnons justement.
Salomon Lerner, c’est vraiment notre référence au Pérou. Homme extrêmement respecté, il a été responsable (un peu comme Monseigneur Desmond Tutu en Afrique du Sud) d’une commission pour « évaluer, juger et réparer » les crimes contre les Droits de l’Homme pendant la guerre sale contre le Sentier lumineux. Il est déjà venu au Parlement européen, nous avions longuement discuté avec lui lors de notre premier voyage, et je suis intervenu directement auprès du Président Toledo quand il a reçu des menaces.
J’aime et j’admire Salomon Lerner. Sa commission incarne la conception moderne de la « justice transitionnelle », c’est-à-dire de la liquidation du passif des guerres civiles. Une conception que j’avais maladroitement essayé d’évoquer à propos de la Corse, qui me guide dans la reprise du procès initié par mon père contre la Collaboration d’Etat ou dans mes critiques contre la loi Justice et Paix en Colombie. Une telle justice doit certes comporter une part d’amnistie, mais elle ne peut violer l’obligation d’établir la vérité, de juger les crimes, et de réparer, dans la mesure du possible, les torts faits aux victimes. En ce qui concerne le premier impératif, la vérité, la Commission Lerner avait, par exemple, montré que la guerre sale avait fait non pas 35 000, mais au moins 70 000 morts, tout simplement parce que 35 000 des victimes « n’étaient jamais nées » : c’étaient des indigènes qui n’avaient jamais existé pour l’état civil !
Sophia Macher et Salomon Lerner nous confirment que l’aspect « justice » a beaucoup de mal à avancer, car le nouveau Président, Alan Garcia, était déjà président au début de la sale guerre, et il tend à couvrir les activités des militaires (dont tout le monde reconnaît qu’ils ont commis moins de crimes que le Sentier lumineux, mais qu’ils ont quand même quelques tortures et massacres à leur actif).
La discussion sur le troisième principe, la réparation, est fort intéressante. J’y retrouve avec amusement certains des débats à propos du procès de mon père contre l’État et la Sncf. L’État (comme en France) se reconnaît responsable « par action et par omission ». Mais d’abord, qui doit-on indemniser, quand il s’agit de victimes individuelles ? Les veuves, les orphelins ? Ensuite, il y a une dimension collective des réparations pour les communautés indigènes qui ont été martyrisées par les deux côtés. Et la réparation collective sert trop souvent de paravent à la négligence des droits individuels à réparation. Les actes commémoratifs, la construction de routes qui auraient dues être construites de toute façon, sont considérées comme des « réparations collectives », pour solde de tout compte…
Dans toutes nos conversations avec les associations, avec Pablo Rojas (de la coordination des Droits de l’Homme), avec Francisco Soberon, directeur de l’APRODEH, avec Rosa Villaran, secrétaire du mouvement Para que no se repita (Pour que ça ne se reproduise pas), avec Angelica Mendosa, présidente de l’association nationale des familles de disparus, avec l’Institut de Défense Légale, nous retrouvons partout les mêmes inquiétudes. Le poids de la guerre sale pèse à nouveau très fort sur ses victimes. Et la loi visant à museler les ONG fait partie d’un dispositif tendant à blanchir les actes des militaires qui ont « sauvé le pays agressé par la guérilla du Sentier lumineux »…
Mais elle sert aussi à désarmer les dizaines de luttes en cours contre les abus des entreprises minières. Ce sera l’enjeu de la seconde partie de notre voyage.