Caracas : le FSM écartelé
par Alain Lipietz

lundi 30 janvier 2006

J’ai participé au FSM au Venezuela, à Caracas, invité notamment à un séminaire sur l’eau et à un séminaire sur "Mouvements sociaux et partis politiques".

Cette année, le FSM était "polycentrique" : à Bamako, Caracas, et Karachi. Evidemment, j’ai choisi Caracas, compte-tenu de mes responsabilités vis-à-vis de la Communauté Andine. Cette décision d’éclater le FSM, disons-le tout de suite, a de fait réduit celui de Caracas à une sorte de Forum Social des Amériques, avec quelques toutes petites délégations européennes. J’ai pu cependant en profiter pour faire le point sur l’évolution de la Communauté Andine des Nations et de la Communauté Sud-Américaine des Nations.

Commençons par l’aspect Venezuela. L’opposition politique à Chavez s’est tellement discréditée qu’elle a même renoncé à participer aux dernières élections législatives. Cela s’est traduit par une faible participation, et un risque énorme pour Chavez de se retrouver tout seul, accréditant l’idée d’un régime autoritaire. Du coup, l’opposition possible est essentiellement sociale. L’opposition de droite reste en perdition dans les sondages, mais Chavez, tout en restant très largement soutenu, a perdu un dizaine de points en quelques mois.

Une des raisons fondamentales, et qui risque de s’accélérer, c’est le retard considérable dans la rénovation des infrastructures. Presque rien n’a été fait pour s’attaquer aux bidonvilles et à la crise du logement. Or, le changement climatique est de plus en plus perceptible au Venezuela : la saison des pluies se prolonge, multipliant les glissements de terrain, jusqu’à cette catastrophe : un viaduc sur l’autoroute reliant l’aéroport à la capitale est maintenant tellement gondolé qu’il a dû être fermé ! Il faut désormais de trois à cinq heures pour relier, par la vieille route de montagne, Caracas à son port et à son aéroport. C’est une véritable catastrophe économique et sociale...

On ne peut pas dire que Chavez ne fasse rien socialement : il encourage un "tiers secteur" coopératif, et finance des missions sanitaires et d’enseignement dans les bidonvilles. Mais j’ai un peu l’impression que cette politique remplace le déploiement de vrais services publics d’éducation et de santé. L’avantage, c’est que s’expérimente réellement une culture de production de ces services à partir de la base.

Quant à la structuration de l’Amérique latine, mes conversations avec des responsables vénézuéliens ou brésiliens me confirment que ça patine. Dans les faits, il ne s’est pas passé grand chose depuis Cuzco. Pire, le Venezuela, qui occupe actuellement la présidence de la Communauté Andine, ne s’en occupe presque pas, et se tourne de plus en plus vers le Mercosur, essayant d’y entraîner la Bolivie d’Evo Morales, laissant à l’abandon (c’est-à-dire face aux Etats-Unis), la Colombie, l’Equateur et le Pérou.

Cette absence de politique sud-américaine ou andine se traduit par un véritable recul, au sein du FSM, par rapport à Porto Alegre, l’an dernier. On aurait pu penser que l’élection d’Evo Morales, après celles de Lula, Chavez, Kirchner, Taboré Vazquez(en Uruguay), et l’inflexion réelle, au sein de la sociale-démocratie et de la politique chiliennes, que représente le remplacement de Ricardo Lagos par Michèle Bachelet, allait se traduire par une accélération du processus d’intégration solidaire latino-américain. Eh bien pas du tout. Les discours des responsables politiques devant le FSM nous ramènent à l’idéologie de la gauche sud-américaine des années soixante : le national-productivisme.

Gauche nationaliste : dans les tribunes où ils s’expriment, les dirigeants de la gauche (et Chavez lui-même, lors d’un meeting fleuve, loin du Forum social mondial, au Polyèdre) exaltent non pas l’intégration de l’Amérique du sud, sous forme d’une communauté, mais une solidarité entre gouvernements de gauche censés incarner leurs peuples héroïques. Ironiquement, Chavez exalte le "groupe Chacal", c’est-à-dire l’axe Chavez-Castro-Kirchner-Lula.

Hugo Chavez au Palais des Sports (Polyedro)

C’est déjà se placer dans la dépendance des alternances politiques : d’ici peu, Lula peut être renvoyé, et le Pérou et l’Equateur passer à gauche. Pire : lors du débat organisé par deux fondations brésiliennes sur l’intégration sud-américaine, le Venezuela est représenté par un militaire de l’Union civile et militaire (UCM), qui souligne la puissance des réserves en énergie fossile du Venezuela. Le représentant cubain parle de l’Amérique de gauche comme d’une constellation d’Etats solidaires. Seul mon vieil ami Marcaurelio Garcia (dont j’ai fait la connaissance dans les années 80, aux débuts du Parti des travailleurs, et qui est maintenant conseiller de Lula pour les affaires extérieures, et premier vice-président du PT), s’élève à une dimension universaliste et humaniste, au moins sud-américaniste. Mais le discours dominant est celui des Cubains.

Gauche productiviste : leur modèle est clairement celui de l’industrialisation la plus rapide possible, en s’appuyant sur l’exportation à tout prix des ressources naturelles. Ce n’est pas le discours de Chavez lui-même qui, on s’en souvient, a ratifié le protocole de Kyoto. Mais c’est bien le discours général des représentants de la gauche gouvernementale.

Or, ce discours national-productiviste est contradictoire avec ce qui s’exprime dans les forums du FSM, beaucoup plus "union des peuples", écologistes, pro-indigènes... La gauche anti-chaviste en formation s’engouffre dans la brèche. Elle a tenté d’organiser un petit Forum social "alternatif". Mais à la manifestation qu’elle organise le vendredi matin, pas grand monde, et d’ailleurs, beaucoup de chavistes de gauche. En fait, ces alternatifs auraient tout à fait pu s’insérer dans le Forum social, et d’ailleurs, ils le font : les écologistes vénézuéliens sont parmi les organisateurs les plus actifs de "l’axe 3" du Forum social, qui traite notamment des questions d’écologie et des droits des peuples indigènes.

La contradiction entre le discours d’en haut et le discours d’en bas n’est, comme on le voit, pas encore explosive : ils manifestent ensemble, et ne se distinguent pas réellement dans les débats. Pourtant, la lutte contre l’extension d’une mine de charbon vénézuélienne à ciel ouvert anticipe sur les problèmes qui ne manqueront pas de se poser si le Venezuela et le Brésil s’entêtent dans la construction d’un oléoduc-gazoduc qui traverserait le continent du nord au sud en passant par l’Amazonie. Nul doute qu’un tel projet serait un véritable calvaire politique : à chaque kilomètre, il tomberait sur les réserves sacrées d’un peuple indigène ou sur une espèce protégée de batraciens !

D’ailleurs, les écologistes radicaux titrent dans un de leurs journaux : "Ici, l’ALCA s’appelle IIRSA". Traduction : l’ALCA est l’Accord de Libre Echange des Amériques, proposé par les Etats-unis et rejeté déjà depuis plusieurs année ; l’IIRSA est l’Initiative d’Infrastructures Régionales Sud-Américaine, sorte de Communauté Economique du Charbon et de l’Acier, qui est pour le moment le seul projet concret de la Communauté sud-américaine des Nations.

L’ALCA... ce projet nord-américain déjà plusieurs fois rejeté, et encore une fois à Mar de Plata l’année dernière, reste la cible incantatoire qui unit la gauche d’en haut et la gauche d’en bas. Or les Etats-unis ont depuis longtemps d’autres fers au feu, les traités de libre commerce (TLC), qu’ils essaient de négocier en bilatéral avec les pays qui sont restés en marge du Mercosur : la Bolivie, le Pérou et l’Equateur. Au moment de mon voyage en Equateur en décembre dernier, les négociations de ces trois TLC avaient échoué. Et voilà que, mardi, on apprend que le gouvernement péruvien vient de signer le TLC avec les Etats-unis ! On aurait pensé que le FSM interromprait immédiatement ses travaux et organiserait une énorme manifestation devant l’ambassade péruvienne ? Pas du tout ! Le forum continue comme si de rien n’était à marteler ses slogans anti ALCA...

Il y a des moments où l’incantation, à gauche, finit par servir les manoeuvres de l’adversaire...

En fait, dans ce FSM dominé par une certaine désorganisation et une absence de réactivité politique, ce qui marche, c’est ce qui a une existence permanente : par exemple, la campagne contre la privatisation de l’eau. Finalement, l’héroïne la plus attachante que j’aurais découverte lors de ce FSM est ... Danielle Mitterrand, qui en a fait sa grande cause. Je partage deux repas avec elle, écoutant avec attendrissement cette militante infatigable, dominant sa faiblesse physique pour affronter des voyages éprouvants, et qui parle encore religieusement de "François". Elle parle de sa relation à lui comme du rapport du mouvement social aux gouvernements de gauche...

Le radicalisme de gauche sud américain...
...rejoint par les indiens...
...et les indiennes...
...en grand uniforme...
...Mais la jeunesse soutient toujours Chavez.


Reproduction autorisée avec la mention © lipietz.net http://lipietz.net/?page=blog&id_breve=122 (Retour au format normal)