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par Alain Lipietz | 7 septembre 2017

Sur "Jeannette. L’enfance de Jeanne d’Arc", film de Bruno Dumont
J’ai visionné sur Arte Jeannette. L’enfance de Jeanne d’Arc de Bruno Dumont. Non sans inquiétude, tant la critique est réticente. Eh bien, j’ai beaucoup aimé.

 Une formidable puissance évocatrice

Une fillette adorable aux yeux de braise, à la chevelure sauvage, plantée sur une dune parmi ses moutons, vous balance à la figure l’une des plus dévastatrices dénonciations de l’échec du christianisme : « O mon Dieu si on voyait seulement le commencement de votre règne. Mais rien, jamais rien. Quatorze siècles de chrétienté. Et ce qui règne sur la face de la terre, rien, rien, ce n’et rien que la perdition. Il faut qu’il y ait quelque chose qui ne marche pas. »

Sa prière se fait psalmodie, sur une musique encore vaguement religieuse façon Carmina Burana. Puis, toujours chantant, elle se met à danser, piétinant le sable, une danse primitive, néolithique. Et peu à peu, sans changer de cadre, sans guère plus d’acteurs : nous sommes dans une comédie musicale, dont le compositeur Igorr ira puiser dans toutes les ressources de la musique populaire contemporaine (du rock au rap). Le chorégraphe est Philippe Decouflé, excusez du peu. Le cinéaste, Bruno Dumont, filme non pas à Domrémy la lorraine, mais sous un ciel d’opale, dans son pays des Flandres. Comme toujours (sauf dans le film qui s’appelle Flandres, et qui donc se passe en Afghanistan.)

La convention est totale, mais c’est parfaitement du cinéma, enraciné dans le réel. On filme en « son direct » : elles chantent (et pas mal du tout !) a capella, tout en dansant dans le sable. La musique leur parvient par oreillette, et nous est restituée au montage : on entend le vent, les moutons, le ruisseau, les fautes des actrices. J’écris « Elles chantent » , car à la mi-temps du film, trois ans plus tard, Jeannette devient la jeune fille Jeanne : une autre actrice non-professionnelle, tout aussi brune et qui ressemble à la petite.

La petite actrice a une dizaine d’années, avec ses belles dents toutes neuves. Dans le texte écrit, elle a douze ans et demi. Car il y a un librettiste, et pas n’importe qui : Charles Péguy.

Cette comédie musicale est donc une pièce du Patrimoine mise en musique. Ce n’est pas tout à fait la première fois que je vois ça. Enfant au temps de la RTF, j’ai eu la chance d’assister à un évènement national : toute la France scotchée entre sa télé et son poste radio pour voir et entendre Les Perses d’Eschyle (par Jean Prat, musique de Jean Prodromides). J’ai vu aussi au théâtre Trézène Mélodie : la Phèdre de Racine mise en scène et en musique par Cécile Garcia-Fogel, et j’en suis encore émerveillé (il m’a semblé d’ailleurs qu’à plusieurs reprises Igorr lui rendait hommage).

Alors, je le répète : si on aime un peu Péguy, ou si l’on s’interroge sur les mystères de la vocation de Jeanne d’Arc, oui, il faut voir ce film. Enfin, je pense : moi je l’ai vu à la télévision, et ce n’est pas tout à fait la même version sur grand écran. Oubliez les critiques qui se plaignent d’un « systématisme ». Si on n’aime pas le systématisme, on va voir La jeune fille Violaine de Claudel, pas la Jeanne de Péguy. Car la musique de Péguy, instantanément reconnaissable, c’est systématique :

Style 1 : une fugue infinie d’alexandrins solennels qui se répètent en variations minimes, comme les fils d’une tapisserie, jusqu’à vous bouleverser ;

Style 2 : une prose familière imitant le travail du paysan sur sa bêche, un langage simple mais tout aussi répétitif, jusqu’à vous illuminer ;

Style 3 : très rarement, de la « poésie normale » de son époque, mais en picorant des deux styles précédents (comme Châteaux de Loire). C’est ce style « facile » de Péguy que, de mon temps, à l’école, on retenait de lui.

Et le miracle, c’est que la musique et la chorégraphie « déjantées », et la réalisation frontale, et le jeu et le chant des actrices, épousent incroyablement bien ces « styles » Péguy. Et le miracle du cinéma de Dumont (en fait : du cinéma tout court, mais on l’oublie) c’est qu’il résonne en nous, appelant le réel par ses conventions mêmes.

Un exemple : la jeune fille Jeanne s’approche, sur la crête, d’un humble ruisseau serpentant dans les dunes. Elle s’assied tristement, contemplant à ses pieds la vallée minuscule, comme un modèle réduit « des coteaux courbes et des nobles vallées. » Et d’un coup surgit, de ma petite enfance lorraine, un souvenir de méandre. Et j’ai pensé « Mais… elle va nous chanter Adieu Meuse endormeuse et douce à mon enfance, là ! » C’était bien ça. Oui, le souvenir est remonté dans cet ordre là : d’abord la vallée, puis le poème.

 L’actualité du texte

Car je ne peux le cacher : j’ai aimé, adoré, dans mon adolescence, non seulement Péguy mais ce texte-là, en fait sous deux versions, Jeanne d’Arc (1897) et Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910). Dans la première, Péguy est encore socialiste et s’apprête à être dreyfusard. Dans la seconde, il a rompu avec ses copains passés « de la mystique (dreyfusarde) à la religion (radical-socialiste) », il est devenu patriote, mais se pose toujours les mêmes questions. Le texte, réduit à ce qu’en garde Dumont, varie donc assez peu entre ces deux versions, systématisant, enflant de la première à la seconde, dans les styles 1 et 2, avec une goute de style n°3 (justement Adieu Meuse endormeuse…) La tirade initiale de Jeannette, typique du style n°2, est dans la version 1910.

Au début de l’interview de Cannes, Dumont prétend qu’il ne faut pas écouter le texte quand il passe dans les styles 1 et 2, pas plus qu’on ne comprend l’anglais dans un concert de rock. Tu parles ! Aussitôt après ces dénégations, il se lance dans une brillante analyse de la pensée complexe de Péguy. Et pour le film il a choisi les passages qui l’intéressent, d’une brûlante actualité.

D’abord bien sûr, ces deux enfants, réfugiés fuyant la guerre, à qui Jeannette donne son pain. C’est le versant socialiste de Péguy, c’est l’hommage urgent de Dumont à l’accueil, aux « passeurs de solidarités », entre Calais et Grande Synthe.

Puis, accablée par les malheurs du monde, résolue à tout donner d’elle-même pour y mettre un terme, Jeannette s’en va consulter une religieuse, Madame Gervaise. Stupeur du spectateur : Madame Gervaise apparaît dans les dunes sous la forme… de deux jumelles habillées en bonnes sœurs. Face à Jeannette qui leur confie son immense générosité (O s’il faut pour sauver de la flamme éternelle / Les corps des morts damnés s’affolant de souffrance, / Mon dieu donnez mon corps à la flamme éternelle…), elles condamnent :Taisez-vous, ma sœur , vous avez blasphémé. Et débitent le discours classique de l’Institution, après l’Église primitive et avant Vatican II : la Sainte Résignation.

Le Mystère de la Charité est un immense dialogue digne de la tirade du Grand inquisiteur chez les Karamazov. Dumont ne nous en donne que quelques extraits, livrés par les jumelles lancées dans des entrechats ridicules, peut-être inspirés de Tweedledee and Tweedledum dans Alice au Pays des Merveilles, sous le regard de plus en plus buté et réprobateur de la fillette. Là, le critique de La Croix décroche et rejoint le chœur des imprécatrices : « Dynamitage potache sans queue ni tête ». Péguy aurait été content de Dumont.

Et le temps passe, et les Anglais et leurs alliés Bourguignons vont faire tomber Orléans, et alors le roi de France ne tiendra plus (combien de temps ?) que le sud de la Loire, le domaine des Anjou-Armagnac, et en fait il n’y aura plus de France, car la vraie France d’alors c’est entre Soisson, Reims, Orléans et Tours. Et alors ? lui rétorquent son oncle et son amie Hauviette. Ce sera la paix ! La Paix vaut mieux que la Résistance et la poursuite de la guerre.

Et alors ? Jeanne devenue jeune fille est un peu embarrassée pour répondre. Non, Péguy ne polémique pas contre Vichy et les collabos : sa pièce date d’avant la Première Guerre Mondiale, qu’il appelle déjà de ses vœux, où il mourra dès les premiers combats. Mais les partisans de la capitulation argumentent si bien qu’on se prend à rêver d’une uchronie : et si les Anglais avaient pris Orléans ? si la France, Bourgogne comprise (c’est à dire le Grand duché d’Occident, de la Suisse aux Pays-Bas) était devenue anglaise ? L’histoire de l’Europe en eût été changée, mais en bien ou en mal ? Vaste débat, et je vous laisse découvrir l’argumentation de la Résistance, dans la bouche de la Pucelle.

Rompant avec la « religion » et la Résignation, Jeanne retrouve la mystique, celle qui unit, de façon millénariste et assez « théologie de la Libération », le sentiment d’appartenance et l’aspiration à la révolution sociale, le Royaume de Dieu ici et maintenant. C’est décidé, elle part sauver Orléans, et il lui faut un cheval. Pour l’obtenir, elle ruse, elle ment à ses parents. Mais elle part, pour suivre l’appel de Dieu.

Comme on part au jihad pour la Syrie, en somme. Comme partent les jeunes filles d’aujourd’hui, avec les mêmes arguments : l’image des malheureux opprimés, là-bas, qu’il faut bien secourir. Comme on partait pour Madrid, ou pour la Bolivie.

En soulignant la part de tranquille et dangereux mysticisme qui se cache derrière la mystique de Péguy, Dumont ne nous épargne rien du piège le plus pervers de notre temps. Un thème qu’il avait déjà, courageusement, exploré dans Hadewijch. Mais c’est pour souligner aussitôt que Jeanne ne veut partir au combat qu’après avoir proposé la paix, et encore !, après avoir construit une armée de soldats bienveillants et pacifistes, pour faire « la guerre à la guerre ». Un monde où tout est grâce, quoi…

 Dumont dans le domaine de la Grâce

Il l’avoue dans l’interview de Cannes et c’est bien évident : avec Péguy (dont c’est la spécialité), Bruno Dumont découvre le domaine de la Grâce, ce monde pourtant charnel où l’on se met toujours à la place de l’autre, où l’on met d’abord l’autre dans sa raison à lui. Alors que lui, Dumont, dans une œuvre jalonnée par un prix Jean Vigo et deux Grands Prix à Cannes, n’avait jamais quitté jusqu’ici le domaine de la Disgrâce, celui de Bernanos : sous le Soleil de Satan, Prince de ce monde. Avec des titres ô combien significatifs de son ambition : L’Humanité , La Vie de Jésus, et au nadir de notre disgrâce, Flandres, le seul grand film français sur « notre » intervention en Afghanistan. Avec bien sûr, puisqu’il est chrétien, la petite Espérance qu’en effet, quelque part mais où ?, tout est grâce.

Il lui aura peut-être fallu cet intermède de deux films burlesque sur la puissance du Mal : P’tit Quinquin et Ma Loute, pour exorciser Satan et entrer (et peut-être n’est-ce qu’une visite) dans le domaine de la Grâce. Par la voie de l’enfance, de l’innocence de Jeanne et de ses deux actrices, et de la poésie de Péguy. Sans perdre sa lucidité : la première tirade de Jeannette, qui nous sidère dès les premières minutes, s’achève par : « Enfin ce qu’il faudrait, mon Dieu, il faudrait nous envoyer … une sainte qui réussisse. » Péguy sait bien, Dumont sait bien , nous savons bien que la sainte c’est elle, qu’elle changera – et abrégera – le cours de la Guerre de Cent ans, mais qu’elle finira brulée sur un bûcher. Hérétique.

Dans la dernière séquence, Dumont la filme de dos, sur un cheval clopinant dans le ruisseau, partie pour la Loire, pour Orléans. Sans doute encore une citation visuelle : «  Et c’est le souvenir qu’a laissé sur ces bords / Une enfant qui menait son cheval vers le fleuve / Son âme était récente et sa cotte était neuve / Innocente elle allait vers le plus grand des sorts. »




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