Semaine latino-américaine
par Alain Lipietz

dimanche 1er mars 2009

Semaine latino

Je devais cette semaine m’embarquer pour un long voyage : bureau du Parlement Euro-latino-américain (l’Eurolat, dont je suis vice-président) au Guatemala, puis visite officielle des délégations Communauté andine et Mercosur au Venezuela, avec une étape à Bogota pour défendre les "Colombiens pour la paix" Mais les embrouilles diplomatiques que j’avais vaguement évoquées la semaine dernière ont pris de l’ampleur. Je passe le début de la semaine à Bruxelles à chercher, en vain, à les débrouiller, tout en participant à la réunion de la commission du Commerce international où est voté le premier des fameux accords de partenariat économique (APE), justement avec les Caraïbes.

APE

Mardi, le vote s’annonce serré sur le premier accord de partenariat économique résultant du démembrement de l’accord Afrique-Caraïbes-Pacifique.

Comme, par ailleurs, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a quasiment disparu de la carte, ce type d’accord bi-régional va peu à peu remplacer le multilatéralisme, et la position de la gauche au Parlement est d’essayer qu’il s’agisse bien de bi-régionalisme ("de bloc à bloc") et non pas d’accords entre l’Union européenne et les petits pays pris séparément. L’enjeu est aussi de ne pas séparer les "trois piliers" sacrés : dialogue politique et droits de l’Homme, coopération pour le développement, accord commercial. Malheureusement, la Direction générale du Commerce essaie de réduire le plus possible les APE à des accords de libre échange. Ainsi, Peter Mandelson a réussi le tour de force de rendre à l’Europe son visage de puissance impérialiste. Il a été poliment renvoyé à Londres, mais le pli est pris.

Le premier accord, avec le Cariforum (c’est-à-dire les îles des Caraïbes) vient au vote en commission du Commerce international aujourd’hui. Il est objectivement très mauvais pour les Caraïbes, mais tous ces pauvres pays ont signé. On se retrouve dans la situation embarrassante pour la gauche et les écologistes de voter contre un accord avec le Tiers-monde, bien que les gouvernements du "sud" l’aient signé. Mais nous savons, par les ONG et les Eglises, qu’ils ne reflètent absolument pas l’avis de leurs peuples. Les votes commencent donc, très serrés. Finalement la droite a mieux mobilisé (elle essaie à plusieurs reprises de faire voter un député de trop) et l’emporte de peu. Ce n’est pas très grave : cette commission est très libre-échangiste, et il n’est pas certain que la plénière vote de la même façon.

++++Venezuela

Je suis bien obligé maintenant de vous raconter ce qui s’est passé au Venezuela.

Lors du référendum organisé par le Président Chavez pour permettre à tous les élus de se re-présenter sans limite (innovation qui ne choque personne en Europe, mais qui n’est pas tout à fait la tradition latino-américaine), s’est déchaînée évidemment la colère de la droite vénézuélienne, qui avait gagné le référendum précédent sur une réforme constitutionnelle beaucoup plus large, mais qui contenait déjà cette clause. La proposition de Chavez est assimilée à une « présidence à vie » ! C’est parfaitement ridicule, car les Vénézuéliens peuvent évidemment souhaiter qu’un élu puisse se représenter à la fin de son mandat... sans pour autant voter pour lui !

Malheureusement, les questions vénézuéliennes sont devenues quasiment un enjeu interne à la politique intérieure espagnole. Gauche et droite s’y jettent à la figure des accusations contre Chavez qui, puisqu’il a d’assez bons rapports avec les Farc pour faire libérer des otages colombiens, est donc un complice des Farc, et donc quasiment un membre de l’ETA basque... A l’approche des élections (régionales et européennes), la bataille espagnole prend un tour de plus en plus âpre, y compris à l’intérieur de chaque parti, pour occuper une bonne place de candidat sur la liste.

Un de nos collègue du Parti Populaire (droite espagnole), Luis Herrero, a très bien compris le truc. Pour le référendum vénézuélien, il se fait désigner comme observateur international pour le compte du camp du Non. Arrivant à Caracas, il harangue les médias, traitant Chavez de « dictateur », et soutient que le report de l’heure de clôture du scrutin est une manœuvre pour profiter de la nuit et organiser la fraude sur les résultats ! Stupéfaction vénézuélienne. La Cour Nationale Électorale retire à Luis Herrero son accréditation d’observateur : normal. Mais, ce qui est moins normal, le gouvernement le fait expulser par le premier avion vers le Brésil.

Arrivé à Madrid, Luis Herrero, accueilli quasiment comme Ingrid Betancourt, n’a plus qu’à crier au martyr : sa place est assurée sur la liste du Parti Populaire espagnol pour les élections européennes !

Toute la droite européenne (le PPE) est alors tétanisée et doit soutenir Luis Herrero, quoi qu’elle en pense. La gauche se marre doucement. On convient en réunion de délégation commune (CAN – Mercosur) que je ferai un projet de lettre reconnaissant à la CNE le droit de retirer son accréditation à Herrero, réaffirmant que nous ne considérons pas le Venezuela comme une dictature, mais exprimant notre préoccupation sur la façon dont ce visiteur a été expulsé sans jugement (façon discrète de ma part de critiquer la "directive retour"...), en violation de ses droits humains et de son immunité parlementaire.

Les chipotages sur le texte de cette lettre durent toute la fin de la semaine dernière et le début de cette semaine-ci. Pendant ce temps-là, les Vénézuéliens, qui ont pris la mouche, décident d’exiger des excuses de la part du Parlement européen. J’envoie le projet de lettre des délégations CAN et Mercosur (lettre qui n’est toujours pas partie) à un ami vénézuélien proche du pouvoir pour savoir si elle suffirait à calmer le jeu. La réponse tombe mardi : c’est non.

Je suis donc obligé d’annuler le voyage de la délégation.

Bilan des courses : le Parti Populaire espagnol a gagné sur toute la ligne. Lui peut aller faire son cirque électoraliste au Venezuela. Mais les délégations officielles présidées par mon collègue socialiste pour le Mercosur et moi-même pour la CAN n’ont pas le droit de venir, alors qu’elles pourraient exprimer devant les médias vénézuéliens un point de vue beaucoup plus équilibré. La droite a gagné, la gauche européenne est humiliée par le Venezuela : bravo...

++++Guatemala

Mercredi, j’embarque donc pour une longue journée de vol (départ 7h du matin, arrivée au-delà de minuit) vers Antigua, ancienne capitale baroque et merveilleuse du Guatemala, réduite en ruines par les tremblements de terre et les éruptions volcaniques.

C’est dans ce haut lieu touristique que le bureau d’Eurolat (l’assemblée parlementaire euro-latino-américaine) a choisi de se réunir. Pour le contenu, c’est essentiellement de la cuisine interne, mais je dois faire mon boulot.

On a quand même des débats assez intéressants sur le fond, lors de la visite des autorités guatémaltèques. Et d’abord, visite du président de la République Álvaro Colom. Un petit homme à l’air timide, effacé ; mais lorsqu’il parle, exprimant une très grande modestie alliée à une très grande force. Quel étrange personnage ! Dans ce pays où les partis s’égrènent de la droite à l’extrême droite, lui est associé à la social-démocratie mondiale, et il a été élu contre toute attente. On murmure qu’il est un chamane. J’espère que sa magie pourra aider le Guatemala, pays ravagé par la délinquance et la corruption qui débordent du Mexique.

Est-ce à cause du lieu ou du discours inaugural du président, appelant à prendre à bras le corps la double crise économique et climatique ? Toutes les interventions suivantes sont extrêmement "intégratrices". Aussi bien Pizarro, président du Parlement latino-américain, que Rosario Green, la sénatrice mexicaine, ou Luis Duque, président du Parlement andin, se prononcent pour une unification du continent sud-américain passant ensuite un accord d’association avec l’Europe, le plus vite possible. Mais ils expriment leurs doutes sur la faisabilité d’un tel projet : « C’est l’heure de la diplomatie parlementaire ! » Puissent-ils avoir raison, et que ce parlement euro-latino-américain serve à débloquer les souverainismes nationaux.

A propos de souverainisme... Il est amusant de voir que les prises de paroles européennes voient se succéder les membres orientaux de l’Union : deux Slovaques, dont mon amie non-inscrite Irena Belohorska, clament leur joie d’être non seulement dans l’Union, mais dans l’euro, ce qui les rassure. Même la Lettone Inese Vaidere, pourtant membre de la souverainiste Union pour l’Europe des Nations (le parti de Pasqua), se désole que l’Europe ne soit pas plus intégrée et que même la Lituanie ait été recalée à l’entrée dans l’euro ! L’effet « trois petits cochons » dont je parlais la semaine dernière se confirme. Mais "Naf-Naf", c’est à dire les gouvernements de droite qui dominent l’Europe occidentale, sont-ils prêts à se montrer solidaires de l’Europe centrale et orientale ? J’ai des doutes.

L’après-midi, on passe à la discussion sur le règlement. Il s’agit de savoir comment on votera dans l’Eurolat, par tête ou par blocs (Europe/Amérique latine). Le problème est évidemment d’éviter que, sur les sujets sensibles, la majorité d’un continent s’allie à la minorité de l’autre, et vice-versa, avec un résultat totalement hasardeux et pas vraiment représentatif. On en a tout de suite une illustration : le président du Parlement latino-américain, le Chilien Pizarro, attaque vigoureusement sur la question de l’immigration et de la directive "retour". Le Chili n’est évidemment pas une grande terre d’émigration vers l’Europe, mais il parle au nom de tous les Latino-américains, absolument ulcérés par la "directive de la honte". J’explique que le compromis esquissé sur le règlement (on vote en général par tête, mais à la demande d’un certain nombre de membres, on peut voter par continent) s’appliquera certainement dans ce cas. Bien que j’aie voté non « comme nous le demandaient l’Église catholique et les ONG » à la directive de la honte, je n’ai aucun espoir de faire renverser, par le Parlement Eurolat, la décision des gouvernements européens !

Le lendemain, débat avec le ministre des affaires étrangères guatémaltèque et son équipe. Il est parfaitement évident que la question de l’émigration est pour lui le problème numéro 1, avec la préparation de la conférence de Copenhague.

Le Conseil européen n’est pas représenté par l’ambassadeur de Tchéquie (qui n’existe sans doute pas) ni, comme l’aurait voulu Sarkozy, par l’ambassadeur de la précédente présidence, la France. L’intérim de l’évanescente présidence tchèque est assuré par la présidence suivante, suédoise. Et l’ambassadrice de Suède est très claire : le deuxième semestre 2009 sera entièrement occupé par la préparation de l’accord post-Kyoto de Copenhague.

J’essaie de poser quelques questions sur l’intérêt qu’il y a pour la communauté d’Amérique centrale à négocier un accord d’association, voire de libre-échange avec l’Europe. Je suis un peu étonné par l’absence de technicité des réponses de l’équipe du ministère des affaires étrangères. La présidente du Parlacen (Parlement d’Amérique centrale), Gloria Oqueli, prend alors la parole pour demander « con cariño » aux pays européens de ne pas mener cette négociation comme une entreprise mène une négociation commerciale, mais plutôt comme ils s’étaient impliqués dans la négociation à la fin de la guerre civile au Guatemala. « Pour qu’il y ait la paix sociale, il faut la justice », rappelle-t-elle. Et, à mon étonnement, elle cite une discussion qu’elle a eu récemment avec Raimon Obiols, l’eurodéputé philosophe socialiste espagnol, à propos du mot d’ordre « Un autre monde est possible ». Pour elle, ce mot d’ordre est pessimiste, il se résigne à rêver d’un autre monde au lieu de transformer celui-ci !

Je cours la voir à la fin de la réunion : « Mais tu as parfaitement raison. Ce mot d’ordre est un vers d’Eluard, qui perd son sens véritable quand on l’isole du vers suivant : Un autre monde est possible / Mais il est dans celui-ci  ». Elle est ravie de l’apprendre, et tout à fait d’accord.

++++Bogota

Samedi matin, conférence de presse organisée par les Colombiens pour la Paix, qui m’avaient invité à faire un petit crochet.

Ils militent pour un accord humanitaire préparant une sortie négociée de la guerre. Du coup, le président Uribe les a traités de « bloc intellectuel des Farc », et j’ai écrit une lettre de préoccupation (encore une..) à Uribe !

Je fais ma conférence devant un parterre d’organisations sociales et d’organisations des droits de l’Homme. Je commence (sous les applaudissements) par expliquer que j’ai passé 6 ans à jurer aux Colombiens que nous, les Européens, ne nous battions pas seulement pour la libération d’Ingrid Betancourt, mais pour la libération de tous les séquestrés de Colombie (80% des otages mondiaux !) Et que maintenant qu’Ingrid est libérée, nous avons bien l’intention de continuer. Puis je brode sur le thème : accord humanitaire = libération des otages civils + échange des prisonniers militaires. Puis : ouverture de négociations politiques, et nécessité d’une certaine dose d’amnistie, mais respect de la législation internationale sur les amnisties : vérité, justice et réparation. Ca vaut pour les Farc comme pour les paramilitaires...

Je me permets au passage quelques petites mises au point, face à ce public quand même assez à gauche et très anti-uribiste. J’explique pourquoi l’Europe ne peut pas considérer la Colombie comme une dictature à l’égale de la Birmanie ou de l’Ouzbékistan. Les ONG peuvent, au moins dans les zones non occupées par les paramilitaires, se réunir. La gauche peut y gagner des élections, et les juges peuvent y inculper les députés liés aux paramilitaires. Si donc la Colombie n’est pas exactement un État de Droit, c’est un État « avec du droit » !

Autre remarque : on peut très bien - et c’est mon cas – considérer que les Farc n’ont plus rien de progressiste, ne sont plus « des camarades qui se trompent », mais un groupe sans plus d’idéal vivant d’enlèvements, de narcotrafic, et massacrant les indigènes, et pourtant vouloir négocier avec eux. On peut en penser exactement autant du régime du président Uribe. Je rappelle qu’en 14-18, les forces socialistes qui refusaient la guerre considéraient les deux blocs belligérants comme "impérialistes de part et d’autre", ce qui ne les empêchaient pas de les appeler à négocier la paix !

L’après-midi, avant de reprendre l’avion, petit détour par le Pôle démocratique (la gauche légale colombienne), qui tient son congrès. Je déjeune avec le président Carlos Gaviria, je discute aussi avec une partisane de son opposant Gustavo Pietro. Les débats tournent autour de l’élargissement de la base du Pôle démocratique, qui pourrait très bien gagner les prochaines élections contre Uribe si le danger Farc s’efface et si la droite uribiste se divise. Cela amène le Pôle démocratique à se diviser justement sur le problème que j’évoque plus haut : considère-t-on les Farc comme des camarades qui se trompent et dont on condamne fermement les méthodes, ou comme des gens qu’on condamne fermement mais qu’on appelle quand même à négocier ?

Une amie péruvienne qui assiste au débat me glisse : « C’est exactement comme ça que s’est écroulée et a totalement disparu la Gauche Unie péruvienne : elle a été incapable de dépasser ses rivalités de leaders, et surtout elle n’a pas su prendre clairement toutes ses distances avec le Sentier lumineux, poussant ainsi les Péruviens dans les bras d’Alberto Fujimori, qui a su incarner le rejet populaire des méthodes sanglantes du Sentier lumineux. »

Mais nous interrompons notre conversation pour écouter Paul-Émile Dupret, collaborateur du groupe GUE au Parlement européen, qui vient apporter le salut des communistes. C’est une véritable charge contre l’accord d’association Union européenne-Communauté Andine : « Cet accord ne prévoit même pas que ses volets commerciaux pourraient être suspendus en cas de violation grave des droits de l’Homme comme c’est le cas en Ouzbékistan. Or, les clauses commerciales que veut dicter l’Union européenne sont épouvantables, par exemple sur la propriété intellectuelle. La Communauté andine n’aura plus le droit d’importer des médicaments génériques contre le sida. Cet accord provoquera des milliers de morts. »

Je suis littéralement soufflé. Évidemment, tous ces points sont des enjeux de lutte entre le Parlement et la Direction des Relations extérieurs de la Commission d’une part, la Direction générale du commerce de l’autre. Et j’interviens régulièrement sur ce sujet par des lettres publiques à la Commission européenne, qui me répond de façon lénifiante. Mais je n’aurais pas l’idée de monter les Latino-américains contre un accord d’association avec l’Europe ! Visiblement, la haine des souverainistes « de gauche » contre l’Union européenne est telle qu’elle les amène à faire le boulot des concurrents gringos.

Et maintenant deux pages de publicité.

* Le colloque sur "L’alimentation durable" que j’organise le 2 avril (avec l’aide mon assistante et néanmoins porte parole des verts franciliens en charge des relations avec les associations, Natalie Gandais-Riollet) avance à grands pas. Voyez le programme et réservez cette date !

* Pendant mes interminables déplacements de la semaine, j’ai commencé à écrire une nouvelle. On y joue des tours à la loi "Hadopi", dite encore "riposte graduée", que Sarkozy veut imposer, et contre la quelle les Verts se battent avec toutes les forces de l’internet "libre". Comme ma précédente nouvelle ("Le Videur du Cyberespace"), je la met en ligne sur le site de littérature équitable In Libro Veritas.



Reproduction autorisée avec la mention © lipietz.net http://lipietz.net/?page=blog&id_breve=338 (Retour au format normal)