SNCF et Shoah : c’est reparti !
par Alain Lipietz

dimanche 3 septembre 2006

Cette fois, c’est bien la rentrée : mardi dernier, débat en groupe à Bruxelles sur la résolution Liban à présenter la semaine prochaine. Négociations pour attribuer le prix Sakharov à Ingrid Betancourt et à l’ensemble des otages colombiens. Bon, on en reparlera…

Mais très vite, je dois rentrer à Paris tant les évènements se précipitent du côté des suites du procès de Toulouse. Les journalistes ont appris que « 200 familles » s’engouffrent dans la brèche ouverte par mon père et mon oncle, qui ont obtenu réparation de l’Etat et la Sncf pour leur transfert et internement à Drancy. Par ailleurs, la Sncf (mais pas l’Etat, qui plaide coupable) a fait appel du jugement de Toulouse. Les invitations pour les interviews, journaux, télé et radios se multiplient. J’espère que vous avez pu voir mon interview sur I>Justice.

Bien sûr, la nouvelle vague de demandes en indemnisations relance le flux de lettres d’injures, de reproches et de légitimes interrogations auxquels j’ai déjà répondu sur mon site dans la rubrique « Vos questions sur le procès Georges Lipietz ». La situation n’est quand même pas excellente sur le front des medias. Fait rarissime, avant même l’ouverture des procès et la publication des arguments de la Sncf, Le Monde s’engage contre nous et les juifs survivants dans un éditorial où il épouse les thèses des avocats la SNCF. Idem dans un article du Figaro intitulé « Les historiens défendent la Sncf ». Même les journaux qui m’avaient longuement interviewé, comme Le Parisien, publient plutôt des interviews des adversaires du procès. Curiosité : L’Humanité, qui n’avait publié qu’un article infamant au moment du procès de mon père, donne cette fois la parole aux deux parties : un avocat contre les procès, et l’une des nouvelles plaignantes qui reconnaît qu’au début, elle n’avait pas été convaincue de la légitimité du procès intenté par mon père. Peut-être L’Huma se rend-elle compte que ce « mouvement des survivants et de leurs familles » devient, comme en Argentine, un véritable mouvement social à dimension collective ?

C’est qu’en réalité, à notre connaissance, il y a déjà plus de 700 survivants ou enfants de déportés qui ont entamé une action auprès de l’Etat et de la SNCF. Mais comme ils sont regroupés autour de plusieurs avocats à travers toute la France, les journalistes ne semblent pas les avoir tous repérés à travers les divers communiqués qu’ils reçoivent !

700, ce n’est pas beaucoup. Il n’y avait déjà pas beaucoup de survivants, et le temps fauche ceux qu’ont épargné les Camps. C’est pourquoi la Sncf joue la montre, après le blocage imposé par le Conseil d’Etat de 1946 à 2001, et les retards du tribunal administratif de 2001 à 2006 (mon père est mort en 2003 !).

Je commence à connaître leur profil, à ces plaignants, car beaucoup m’ont écrit pour savoir comment faire. Les uns sont des survivants eux-mêmes, forcément octogénaires (encore que j’aie vu passer le mail d’un homme qui avait neuf ans au moment de son arrestation, et dont le train n’a même pas pu atteindre Drancy à cause de la Libération de Paris. M’enfin, la Sncf s’était quand même évertuée à acheminer ce train à bon port, si j’ose dire… ) Les autres sont enfants de déportés, quinquagénaires et sexagénaires, dont certains ont vu leurs parents partir pour jamais, ou bien les ont cherché partout à la Libération.

Nos adversaires sont les mêmes qu’avant les vacances. Premier groupe : les « spécialistes de la question » qui se sentent dépossédés par cette nouvelle vague de procès. Ce sont notamment les avocats pénalistes, par exemple ceux du procès Papon, qui n’avaient pas pensé à la voie du tribunal administratif : maître Arno Klarsfeld, maître Zaoui. Ce sont également les grands pontes de « l’histoire du temps présent » (Annette Wieviorka, Henri Rousso…) qui ont abattu un gros travail sur cette sombre époque, mais n’avaient pas creusé la question de la SNCF, et qui rencontrent là deux types de « rivaux ». Ils se sentent dépossédés par l’action autonome de ceux qui étaient « leurs objets », les déportés, dont ils semblent s’agacer qu’ils ne soient pas tous morts et posent encore en « victimes », et par l’action de la justice qui les écoute, comme c’est son devoir. (Dans la pensée unique française du jour, « victimisation » semble l’injure suprême, comme « judiciarisation », avec le sens, à peu près, d’ « américanisation » : faudra y revenir.) Mais d’autre part, ils se sentent interpellés par les travaux des historiens plus jeunes (Bachelier), plus « marginaux » (Ribeil) ou carrément amateurs ( Kurt Schaechter) qui, eux, ont « creusé » la Sncf.

Ensuite, il y a les « républicanistes » pour qui l’Etat français est intouchable et qui considèrent qu’aller en justice pour faire condamner l’Etat relève plus ou moins d’une « judiciarisation » de la société (comme je l’ai suggéré plus haut, cela veut sans doute dire « américanisation » : la France a renoncé depuis belle lurette à son titre de « mère des Lois » et « Patrie des Droits de l’Homme »). Typique semble-t-il, l’éditorial du Monde, dont certes l’un des avocat, Maître Baudelot, est aussi l’avocat de la Sncf, mais qui pousse le bouchon jusqu’à dire que « juger la Shoah », c’est la… banaliser !

Et puis il y a évidemment les antisémites : « Les juifs nous demandent encore de l’argent !! » Curieusement cela ne nous vaut pas le soutien de toutes les associations juives. Lors du « pic de repentance » de la France, dans les années 90, elles ont obtenu des subventions pour divers actes commémoratifs et estiment que le vieux juif déporté de base n’a plus rien à demander. C’est typique de Serge Klarsfeld, qui renie ses propos du Colloque de 2000 depuis que la Sncf finance son Mémorial. Ou du Crif qui écrit (contre une autre organisation juive qui nous approuve) « Le CRIF estime qu’en organisant des expositions de photos des enfants déportés dans les principales gares de France, la SNCF présidée par M. Gallois a eu un comportement exemplaire. » En langage catholique, on parlerait de « trafic d’Indulgences » !

On a du pain sur la planche. L’appel de la Sncf contre sa condamnation par le procès de Toulouse vient d’être transmis à ma mère (seule usufruitière de l’indemnité accordée à mon père). Il pèse des kilos ! On devine que la Sncf n’a pas chômé pendant l’été. Elle a les moyens de faire travailler une armée d’avocats, d’archivistes, d’attachés de presse… Nous nous heurtons à très forte partie. Mais avec les nouveaux plaignants et leurs avocats nous nous sentons moins seuls ! D’autant que les « petits » historiens (pas les mandarins de l’IHTP), par exemple ceux qui travaillent pour les Associations du souvenir liés aux anciens camps de concentration français, travaillent déjà avec nous.

Hélas ! un allié possible vient de disparaître. Nous apprenons la mort de Pierre Vidal-Naquet, qui fut à la fois un farouche combattant du négationnisme, et un vigilant censeur des fautes des gouvernements israéliens s’abritant derrière la mémoire de la Shoah. Il fut surtout un très grand analyste des mythes grecs, dont le travail, avec celui de Jean-Pierre Vernant, a fortement influencé mon Phèdre. Encore un de ces hommes qui m’ont intimidé…



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