Rhodia et REACH
par Alain Lipietz

jeudi 17 novembre 2005

À Strasbourg, c’est la semaine décisive pour REACH. Mais le lundi commence pour moi par une séance exceptionnelle de la Commission économique et monétaire, où je dois présenter mon rapport sur la concurrence à un premier échange de vue. Je m’apprête à lâcher ma petite bombe : je demande une commission d’enquête parlementaire sur les responsabilités des autorités européennes de la concurrence dans l’affaire Rhodia.

Les responsables de la concurrence, que j’ai fait convoquer, sont venus en force : deux responsables de la Direction de la concurrence (dont le directeur adjoint chargé des concentrations, Götz Drauz), et deux membres du cabinet de la Commissaire à la concurrence, Madame Neelie Kroes. Mais les premiers débats traînent. Le commissaire McCreevy, qui vient d’annoncer dans un discours retentissant, « Harmonisation fiscale, non merci », qu’il est pour la concurrence fiscale (c’est-à-dire le dumping fiscal) entre les pays de l’Union, contrairement à la doctrine traditionnelle de la Commission qui est la « concurrence non faussée » (l’harmonisation fiscale : c’était le fameux « paquet Monti »), comparaît lui aussi. Durement attaqué, il dément plus ou moins ses propos sulfureux.

Il est 20 heures 45 : je présente ce que sera le contenu de mon rapport, tout le bien que je pense de la politique de la concurrence, les réserves pour l’avenir, et les deux cas pour moi douteux, le cas Ryanair – Charleroi, et surtout l’affaire Rhodia que je résume brièvement. Socialistes et libéraux-démocrates me font de grands sourires plutôt approbateurs. Le directeur de la concurrence me répond, mais au bout de quelques minutes, il est 21 h, et la séance doit s’interrompre. Vif mécontentement des responsables venus de Bruxelles ! La présidente Pervenche Béres et moi leur proposons d’aller prendre un pot ensemble. En fait de pot, je prends une eau minérale et tous s’alignent. La conversation est assez tendue ; les responsables de la concurrence nous font un exposé standard de l’affaire Rhodia. Je dévoile progressivement que j’en sais nettement plus que ce qu’ils croient.

Le lendemain mardi, briefings pour préparer mon voyage de la semaine prochaine en Equateur et du mois prochain à Hong-Kong : on étudie les problèmes les plus compliqués du commerce international et notamment l’interminable affaire des bananes. La nuit, je rédige à la demande des autres membres de la Commission économique et monétaire un rapport complémentaire sur l’affaire Rhodia pour justifier ma proposition de commission d’enquête.

Toute la journée de mardi se déploie, à l’intérieur du Parlement, le lobbysme des industriels sur l’affaire REACH, et, à l’extérieur du Parlement, celui des écologistes qui ont encerclé le bâtiment de nains de jardin portant un petit écriteau « Don’t dwarf Reach » (ne faites pas de REACH un nain).

Manifestation des eurodéputés Verts

Le Parlement européen est en effet secoué par l’accord passé la semaine précédente entre les socialistes et la droite, à l’instigation de la grande coalition SPD – CDU en Allemagne : vider la directive REACH des deux tiers de sa substance. Cet accord ne fait manifestement pas l’unanimité chez les socialistes, les libéraux démocrates hésitent à le suivre, même la droite apparaît un peu divisée, mais cela ne semble pas pouvoir inverser la tendance : REACH est mal barrée.

Mercredi matin, lever aux aurores malgré une nuit de travail : les manifestants du WWF nous attendent pour la photo à l’entrée du Parlement. Aïe, je me coupe en me rasant. Je comparais pour la photo avec un petit pansement contenant mal l’hémorragie, et naturellement, quatre télévisions se jettent sur moi malgré ma tentative de me cacher… Avec la télé irlandaise qui m’attend pour le nième débat sur les émeutes en France, c’est réussi.

Manifestation devant l’entrée du Parlement européen

J’explique en gros :

- que l’accord socialistes-droite revient à ramener à 12 000 le nombre des substances chimiques qui seront véritablement examinées, alors qu’il en était prévu 30 000 avant le compromis PSE-PPE, et qu’il faudrait en examiner plus de 100 000. Autrement dit, on fait l’impasse sur 90 000 substances dont plusieurs sont probablement des tueuses cancérigènes et mutagènes.
- cette décision des deux grands partis du Parlement dérive directement de l’accord de la grande coalition en Allemagne : tant que le SPD était en coalition avec les Verts, REACH avait sa chance. Mais sa nouvelle alliance avec la droite allemande le ramène à une position anti-écologiste, au nom de la défense de la compétitivité et, naturellement, « de l’emploi ».

Le soir, le groupe Vert a du mal à définir sa tactique : non seulement quelques compromis bien ciblés vident Reach de sa substance, mais en outre la droite a déposé près d’un millier d’amendements qui vont totalement ridiculiser la pratique du Parlement. L’affaire se présente très mal : demain, il est prévu de voter toute la journée.

Le débat est assez compliqué chez les Verts. Le problème principal est évidemment la réduction terrible que l’accord PSE-PPE provoque quant au champ d’application de la directive . Mais certains peuvent trouver que c’est mieux que rien : c’est le même problème qu’avec le TCE ! Et que faire si nous gagnons sur d’autres problèmes importants comme le perfectionnement des tests, les restrictions sur les expériences animales ou, surtout, le principe de substitution obligatoire des molécules dangereuses et l’obligation de vigilance ?

Pour ma part, je considère que ces deux derniers gains possibles sont déjà couverts par la directive sur la responsabilité environnementale des entreprises. En revanche, la restriction du champ d’application de la directive représente une lourde perte par rapport à ce qui semblait acquis il y a quinze jours… même si cet acquis était encore virtuel ! Finalement, sur une intervention habile et calme de Marie-Hélène Aubert, les Verts se prononcent à une large majorité en faveur d’un Non si les amendements sur la restriction du champ d’application l’emportent.

Le lendemain, vote. Le travail de la nuit a permis de regrouper un grand nombre d’amendements, ce qui permet de s’en tirer en trois heures. Vous connaissez déjà les résultats, ne serait-ce que par l’excellent travail de Sinople : comme prévu, la restriction du champ l’emporte largement, mais les amendements que nous défendions sur d’autres points importants sont acquis. Autrement dit, on testera moins de substances qu’espéré, mais on les testera mieux.

Du coup, toute la gauche et même la droite se divisent. Une partie de la droite vote Contre en estimant que c’est une trop grosse charge pour l’industrie. Le gros de la gauche productiviste (socialistes, communistes) et bien sûr les libéraux votent Pour avec soulagement. Les Verts votent très largement contre, mais quelques uns s’abstiennent ou votent pour !

L’évaluation après coup, par notre collaborateur Axel, révèle d’autres points négatifs :

- l’évaluation et même l’enregistrement des substances nouvelles produites et importées en faibles quantités sera finalement moins exigeante qu’avec la réglementation actuelle ;
- même les gains obtenus sont très fragiles : ils n’ont pas été obtenus à la majorité qualifiée et seront donc difficiles à défendre en seconde lecture si le Conseil des ministres ne les reprend pas ;
- surtout, le Parlement européen abandonne le contrôle de la législation ultérieure et la confie à la « comitologie », c’est-à-dire à l’administration.

À noter que les députés français socialistes ou de droite ont plutôt « bien voté ». Cela résulte sans doute de la mobilisation des associations, qui ont concentré leur effort sur eux, et peut-être surtout de la sensibilisation particulière de la France aux « maladies industrielles » : sang contaminé, amiante, etc.



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