Lundi soir, la semaine s’annonçait plutôt favorable. Les commissions Affaires extérieures et Développement, qui décernent le Prix Sakharov, se sont réunies pour fixer une « short list » de lauréats et en ont retenu 3 : le Biélarusse Milinkevich défendu par le PPE, le Libanais Tueni défendu par la gauche, et… Les otages de Colombie et ceux qui les défendent, avec pour symboles Ingrid Betancourt et les associatifs, soutenus par les Verts et des dissidents des deux bords. Il reste donc fort possible que cette troisième solution sorte finalement du chapeau.
Mardi s’ouvre le débat sur le Livre Blanc sur les services d’intérêt général (SIEG). Bref résumé des chapitres précédents : après le clash de juillet, le socialiste Rapkay a négocié un accord très faible avec le PPE, mais laissant néanmoins la porte ouverte à une ou des directives spécifiques aux services publics. Je rappelle par ailleurs que le traité actuel, interprété par la Cour de Luxembourg (arrêt Altmark), libère les États et collectivités locales des lois de la concurrence quand il s’agit de permettre aux services publics, « en droit ou fait », d’accomplir leur mission (article 86 CE), et que le traité constitutionnel transformait cette autorisation en obligation de les « fournir et financer », et appelait en outre le parlement à légiférer spécifiquement (voir ma note de synthèse sur ce sujet complexe).
Le débat commence mardi à 9h par une intervention du président de la Commission, José Manuel Barroso. Le débat va durer très longtemps, avec beaucoup d’intervenants, et Barroso y assistera tout du long. Dans son exposé introductif, en français (retranscrit, comme tout le débat), il se dit disposé à faire une proposition de textes législatifs en codécision, et énonce les 4 principes classiques qui définissent le modèle européen en matière de services publics. Les orateurs des groupes se succèdent, mais très vite il apparaît que le compromis de Rapkay, s’il est officiellement soutenu par le PPE et le PSE, est vigoureusement combattu à droite par les libéraux et un certain nombre de PPE (dissidents) qui ne veulent pas de directive cadre spécifique aux services publics, et à gauche par nous et quelques socialistes (dont les Français) qui clairement exigent qu’il y en ait une. Quant aux communistes, ils se divisent entre une intervention un peu évasive de Francis Wurtz et une autre farouchement hostile à une directive sur les services publics, de Sahra Wagenknecht.
Au fil des interventions, l’hostilité à une directive sur les services publics devient de plus en plus apparente. Les libéraux invoquent la résistance des citoyens à une Europe politique qui prétendrait régenter ce qui doit rester national, au nom de la « subsidiarité ». Attitude profondément hypocrite de leur part (mais que justifie tout à fait le Non hollandais et une partie du Non français). Ils savent très bien que ne pas légiférer sur les services publics signifie que ceux-ci restent englobés dans la directive Services (ex Bolkestein). Or, celle-ci pose de multiples limites à l’action des États et des collectivités locales ou régionales pour les services publics. À noter que Bernard Lehideux, de l’UDF (membre du groupe libéral-démocrate), expose avec clarté et fermeté une position semblable à celle des Verts et des socialistes français.
J’interviens pour remettre les choses au point : j’approuve l’intervention inaugurale de Barroso, je critique les phrases ambiguës du compromis Rapkay, mais je critique tout aussi fermement l’usage hypocrite de l’idée de subsidiarité alors qu’il existe déjà une directive Services contraignante. J’annonce les amendements des Verts, dans le droit-fil des demandes du mouvement syndical européen : un rappel de l’article 122 du Traité constitutionnel (qui appelle à une loi européenne fixant l’obligation des États de fournir et financer les services publics), un rappel de l’article 86 du traité actuel (celui sur lequel s’est appuyé l’arrêt Altmark pour affirmer que les lois de la concurrence s’arrêtent là où commencent les exigences du service public). Un troisième groupe d’amendements pour rappeler les bases juridiques (le traité d’Amsterdam et l’accord inter-institutionnel) qui nous permettent de prendre une initiative législative en ce sens, et enfin, un 4e amendement demandant à ce titre, officiellement, à la Commission de nous présenter un projet de directive-cadre sur les services publics.
Malheureusement, visiblement impressionné par la déferlante des interventions de droite contre une directive-cadre, et par la division à gauche entre ceux qui la soutiennent mollement (le gros du PS européen), ceux qui la soutiennent farouchement (les Verts et le PS français) et ceux qui ne savent plus trop qu’en penser (les communistes), Barroso se rétracte dans sa conclusion : « Je constate qu’il n’y a pas consensus pour une directive cadre. La Commission présentera bientôt une communication sur ce sujet pour approfondir le débat ».
Une partie de ma soirée de mardi se passe autour d’un verre avec la secrétaire d’ambassade de Colombie à propos de notre proposition de colloque à Bogota sur la justice transitionnelle. Elle me met en garde sur l’attribution du Prix Sakharov à Ingrid Betancourt : « Le peuple colombien ne supporterait pas qu’une seule personne soit montée en épingle, alors que des milliers de Colombiens vivent le cauchemar d’être retenus en otage, et que des millions de familles sont terrorisées ». Je la rassure sur ce point.
Mercredi midi, vote sur le rapport Rapkay. Le résultat est désastreux. Bien sûr, ce rapport ambigu passe assez facilement, et l’amendement le plus dur des libéraux, excluant définitivement une loi cadre sur les services publics, est repoussé. Mais tous nos amendements, et ceux du parti socialiste français (le plus souvent co-signés par Savary et moi), sont systématiquement repoussés. Nous nous retrouvons un bloc d’une centaine de députés : les Verts, les socialistes français rejoints par un paquet de socialistes latins (wallons, espagnols, italiens), et l’UDF française. Tous ceux-là, sauf l’UDF, finissent par voter « contre » le rapport Rapkay. L’après midi, je décrypte avec soin le détail des votes nominaux. Je constate que seul le Vert anti-européen suédois a voté systématiquement avec la droite contre nos amendements, ou au mieux s’est abstenu. Je note avec amertume que non seulement la droite ouiouiste et le gros des socialistes européens ont refusé de revoter l’article 122 du TCE qui semble donc définitivement enterré, mais ils ont également refusé de revoter le considérant énonçant l’article 86 du traité actuel ! Aucune dissidence dans les rangs de l’UMP, qui vote donc contre les « services publics à la française ».
Amusante est l’étude des votes communistes. Sur nos positions les plus radicales, nous ne sommes suivis que par la coordinatrice des ex-communistes est-allemands, Sylvia-Yvonne Kaufmann, mais cette femme rigoureusement kantienne était déjà pour le Oui au TCE, « parce qu’on ne peut pas, éthiquement, voter contre un texte en sachant qu’il est meilleur que celui qu’il remplace ». Sur les amendements un peu plus faibles présentés par Savary et cosignés par moi, elle entraîne derrière elle et avec nous la plupart des communistes allemands, notamment l’avisé Helmuth Markov.
Mais le communiste français Francis Wurtz vote obstinément avec la droite, contre nous et contre toutes les demandes du mouvement syndical européen, CGT comprise…
Bon, ce n’est jamais que l’avis du parlement sur un Livre Blanc… le combat continue.
A part ça, quelques rapports importants. Un sur la Turquie, qui remet en cause la nécessité de la reconnaissance du génocide arménien comme condition de l’adhésion. Je vote contre, car si je me suis battu, pendant la campagne de 2004, pour faire admettre, y compris à mes amis arméniens, que la reconnaissance ne pouvait pas être une pré-condition pour l’ouverture de la négociation avec la Turquie, elle était bel et bien une condition de sa conclusion favorable, et je l’ai toujours dit à mes amis turcs.
Autre rapport pas terrible : sur l’immigration. Le rapport de départ était bon, mais une série d’amendements PPE le défigure. Je vote contre.
Autre rapport franchement scandaleux : le rapport sur les nanosciences. À part les Verts, la grande majorité productiviste vote ce rapport nanobéat, repoussant même un amendement demandant une évaluation avant de répandre une nanosubstance dans la nature. Heureusement le vote est nominal : si demain il y a au pénal un nouveau « procès de l’amiante » , on saura qui inculper…
Enfin un rapport politiquement correct : sur les femmes et le commerce international, présenté par la Verte Hiltrud Breyer. Le Parlement a bon cœur, quand il pense que ça n’a aucune importance.
Mercredi soir, émouvante cérémonie dans la salle du groupe Vert à la mémoire de Solange Fernex, en présence de son mari Michel qui consacre tout son petit mot au dernier combat de Solange : Les enfants de Tchernobyl. Même impression qu’à la cérémonie pour Liliane Dayot : la disparition d’une chrétienne (quelqu’un a parlé de « sainte » à propos de Solange) a quelque chose d’obscurément joyeux, comme un moment dans une histoire collective qui continue, ce qui est le cas pour tous les militants, mais comme si elle restait parmi nous, tout en étant déjà Bienheureuse…