Proposé à Libération, repris sous forme réduite dans N° Unique
Pour l’Europe politique et sociale

1er mai 1999 par Alain Lipietz, Daniel Cohn-Bendit

La première grande crise de la Commission Européenne montre au moins une chose. Si l’Europe économique et monétaire est faite, il reste à faire l’Europe politique et sociale.

Avec l’Acte Unique, avec le Traité de Maastricht, l’Europe a choisi de s’accoucher elle-même dans la douleur de " l’horreur économique . Les Verts européens, et nous-mêmes, nous nous sommes divisés face à Maastricht : refuser ce calvaire ? ou parier sur l’Europe au-delà du calvaire ? La question n’est plus d’actualité. Les meurtriers critères de Maastricht une fois abandonnés à l’été 97, l’euro est là. Qu’au moins cette somme de sacrifices, ces 20 millions de chômeurs, ce cortège de misères, de dépressions, aient servi à quelque chose ! Que les peuples ne s’enferment pas dans une culture du désespoir, du refus de l’avenir. Construire une Europe enfin digne d’être aimée, tel est l’enjeu but essentiel des élections du 13 juin.

Le malheur et le vide d’espérance, de Valenciennes à Marseille, en particulier chez les jeunes, nous les rencontrons à chaque étape de notre tournée électorale, En serrant les dents. En cherchant, de toutes les forces de notre engagement, à convaincre. Oui, une autre Europe est possible ! Oui, c’est maintenant qu’il faut la construire ! Et, au fur et à mesure que nos concurrents électoraux se dévoilent, nous sommes atterrés. Atterrés par la crispation nationaliste des " souverainistes " qui veulent faire tourner la roue de l’Histoire à l’envers, vers une France de 1978 qui n’avait rien d’idyllique. Mais atterrés aussi par la pusillanimité des " Européens du bon sentiment ", centristes et sociaux-démocrates, ceux qui ne voyaient que les roses de Maastricht et n’ont lu, dans les 49 % de Non, que le refus obtus du peuple des d’ignorants.

Nous leur disons calmement : ceux-là avaient vu juste à court terme, et nous avons contracté à leur égard une dette. Il faut aujourd’hui recoudre une Europe déchirée, de Rostock à Palerme en passant par Aubervilliers et Vaux-en-Velin. On n’est pas " européen " quand on maintient, comme le PS et la MDC, la règle de l’unanimité des États-nations, qui concède un droit de veto au Luxembourg sur les questions fiscales et un droit de veto à l’Espagne d’Aznar sur les questions sociales. On n’est pas " européen " quand on ne promet aux peuples d’Europe que l’Europe de Maastricht révisée Amsterdam. Mais comment aller au-delà ?

D’abord, desserrer l’étreinte. Maastricht a institué une chose inouïe depuis les années trente : une Banque centrale non seulement " indépendante ", mais irresponsable  ! En 1998, la déflation des prix industriels dans l’Eurolande a été de 2, 5 %, et les taux d’intérêt péniblement ramenés à 3 %. Soit des taux réels de 5, 5 %. Il y a vingt ans, un président de la " Fed ", américaine, Monsieur Volker, avait, lui aussi, imposé les mêmes taux étouffants : 18 % pour une inflation de 12, 5 %. Il précipita les deux Amériques dans la pire des dépressions. Seulement voilà : le Congrès, devant lequel il devait rendre compte, lui donna congé. Monsieur Duisenberg n’a pas de tels soucis. Il est en poste pour 9 ans, n’a pas de compte à rendre, et proclame bien fort qu’il n’en fera qu’à sa tête.

Or, à l’issue de ces neuf ans, l’Europe aura dû diminuer ses émissions de gaz à effet de serre de 8 %. Cela exige des programmes, aussi colossaux que multiformes, d’économies d’énergie : reconstruire des cités de logement social éco-climatiques, couvrir nos villes de tramways, et les relier par des réseaux de trains régionaux et européens ( y compris de ferro-routage). Des millions d’emplois n’attendent que les crédits pour un développement écologiquement soutenable.

Nous ne partageons pas l’optimisme volontariste de ceux qui croient qu’il suffit de mettre la Banque centrale à la botte d’un exécutif européen. La Banque d’Angleterre est " dépendante ", mais quand Madame Thatcher tenait les rênes, les résultats n’étaient pas plus brillants ! Et quand MM. Chirac et Jospin croient faire preuve d’autorité en proposant M.Trichet, nous disons " non merci, pourquoi pas Tietmeyer ? ". La responsabilité démocratique dans la gestion de la monnaie, ce n’est pas le droit pour les exécutifs de choisir un clone parmi les financiers. C’est assigner à la Banque centrale des objectifs d’emplois écologiquement soutenables, avec un contrôle a posteriori permanent par les élu-e-s, et donc un mandat raccourci.

Mais la politique macro-économique ne suffit pas. Selon une étude des plus prestigieux centres de prévision, le CEPII et l’OFCE, elle ne peut réduire le chômage, qui frappe 11 % de la population européenne, que de 2 points. La véritable clef, l’étude le montre, c’est le partage du travail. Une baisse de 10 % du temps de travail effectif diviserait par deux le taux de chômage. Comment y parvenir ?

L’erreur serait de croire que la Commission, le Conseil ou le Parlement européens n’ont qu’à faire une loi, comme la loi française des 35 heures. L’Europe est profondément divisée quant à ses mécanismes de régulation sociale. Au Nord domine la " convention " entre partenaires sociaux, au Sud, le principe régalien de la loi. L’usage des heures supplémentaires, le statut du temps partiel, ses effets sur la condition des femmes, n’y sont pas partout les mêmes.

Et alors ? Quand Maastricht a fixé des objectifs quantifiés en matière d’inflation et de déficit publics, chaque pays a gardé le choix des moyens. Que le Parlement européen fasse de même. Qu’il fixe un objectif de 10 % de réduction du temps de travail effectif pour tous les pays d’Europe, entre le 1er janvier 1999 (naissance de l’euro) et la fin de la prochaine mandature, et un objectif de convergence des salaires horaires minimaux dans un " serpent " de 30 %. Et qu’il laisse chaque pays en négocier la mise en ?uvre. Ainsi, du moins, les entrepreneurs européens n’auront plus cette réticence : " Que Messieurs nos concurrents commencent ! "

Car, ne soyons pas démagogues, l’État-Nation, la France sociale, n’était pas un paradis et ne s’est pas faite en un jour. À la Libération, les conventions collectives étaient départementales, les salaires minima variaient selon des " abattements de zone ", et les entreprises savaient jouer des différences ! Ce n’est qu’en juin 1968 que les conventions collectives et le SMIC ont été unifiés nationalement. Le rattrapage du Portugal sur le Danemark mettra sans doute aussi longtemps. Raison de plus pour commencer tout de suite. L’Europe peut espérer converger, d’ici une dizaine d’années, vers la semaine de quatre jours : c’est aux pays les plus riches de montrer l’exemple.

Et encore, cela suffirait-il ? Non, et ce n’est pas si triste. Car, après tout, pourquoi confier à la seule entreprise la mission impossible d’assurer à chacune, à chacun, un revenu pour vivre dignement, et l’estime de soi et des autres que garantit l’emploi ? En France, près de deux millions d’emplois sont générés par le secteur associatif et l’économie sociale. À elle seule, la Caisse Solidaire du Nord-Pas-de-Calais a créé plus d’emplois que n’en promet le débarquement de Toyota (qui détruira des emplois dans d’autres usines automobiles ?).

Oui, il y a un formidable gisement d’emplois dans ce qu’on appelle le " tiers secteur " (entre public et privé)  : un secteur d’activités écologiques et sociales, de la communauté pour la communauté, subventionné par elle au niveau de ce que lui coûte chaque chômeur qu’il embauche. Ce tiers-secteur existe déjà, à l’échelle européenne, mais il ne le sait pas. Les " Charities " britanniques, les " coopératives sociales " italiennes, les " régies de quartier " françaises ou les " réseaux alternatifs " allemands : tous ignorent ce qu’ils pourraient apprendre de leurs voisins. Tous se recroquevillent, au nom de leur " exception culturelle nationale ", contre la Direction de la Concurrence de Bruxelles qui menace de les mettre aux normes de l’entreprise privée concurrentielle, " la seule, la vraie ". Alors que c’est d’un tel secteur qu’on peut attendre la renaissance de la joie et de la convivialité dans nos quartiers. Le Parlement européen a voté en 1994 la reconnaissance de ce tiers-secteur, sur proposition de la Verte française Aline Archimbault. À lui d’en défendre le mûrissement.

Mais voilà. En Europe, deux " ordres " semblent se partager le pouvoir : d’une part, les exécutifs du Conseil et les " eurocrates " de la Commission, d’autre part les grandes entreprises multinationales. Et le Tiers-État des peuples, il n’est représenté que par un parlement qui n’a pas même l’audace d’assumer ses faibles pouvoirs.

Qu’est-ce que ce Parlement aujourd’hui ? presque rien. Il doit devenir la source de la souveraineté européenne, si l’Europe veut devenir sociale. C’est-à-dire digne d’être aimée.



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