C’est mon troisième voyage en Bolivie. Pour le premier, en 2003, j’étais simple député, et j’étais venu chercher à comprendre les étranges événements de la guerre du gaz. À l’époque, la confrontation était terrible, et le pays au bord de la guerre civile. Mon second voyage, c’était dans le cadre d’une mission extraordinaire du Parlement, en septembre 2005, pour appuyer une sortie pacifique du conflit social à travers des élections législatives, présidentielle et constituante. Peu de temps après, en Décembre, Evo Morales avait été élu président de la République, premier indigène parvenu au sommet d’un État post-colonial en Amérique du Sud, sous la poussée d’un mouvement social. J’avais connu Evo lors du Forum social Sud américain de Cuenca en 2002. Dès notre rencontre de 2003, j’avais compris qu’il était mûr pour être Président : voilà, c’est fait. Le Parlement européen, comme d’ailleurs toute l’Europe, n’avait pas ménagé son soutien à cette élection, sûr que, si une solution pacifique était possible en Bolivie, elle passait par l’élection d’Evo. La visite d’Evo Morales au Parlement européen avait couronné tout le processus.
Cette fois, il n’est plus question de son arrivée au pouvoir, mais de voir comment il s’en tire au bout d’un an et demi, et le point focal du débat, ce sont les travaux de la Constituante. Par ailleurs, nous devons aussi préparer la négociation de l’accord d’association entre l’Union européenne et la Communauté andine.
Le voyage, de 7h du matin le dimanche à Orly à 1h du matin à La Paz (7 heures, heure de Paris !), est assez éprouvant. Une courte nuit, et nous repartons immédiatement pour la capitale constitutionnelle du pays, Sucre, où se réunit la Constituante. Nous serons accompagnés tout au long du séjour par le nouvel ambassadeur de l’Union en Bolivie, Andrew Standley, tout aussi sympathique que son prédécesseur Edwin Vos
Sucre est une charmante petite ville coloniale dont la fonction de capitale se réduit en tout et pour tout au siège de la Cour suprême et, aujourd’hui, de la Constituante. Naturellement, il y a un fort mouvement local pour faire de Sucre une « capitale de plein exercice ». J’avoue que, si j’étais député là bas, je me laisserais bien tenter…
Nous avons à peine le temps de nous réunir avec le bureau de la Constituante. La présidente et le premier vice président, du MAS, donc pro-Evo et pro-indigènes, multiplient les déclarations d’amitié à l’égard de l’Union européenne, « modèle pour la construction de la nouvelle Bolivie ». Ça peut paraître bizarre : n’est-ce pas plutôt pour la Communauté Sud-Américaine (aujourd’hui en panne, mais que la Bolivie veut relancer) que l’Union Européenne serait un modèle ? Mais il faut comprendre que la principale demande émanant des peuples indigènes est la reconnaissance du caractère multinational du pays.
J’approuve, comme je le ferai devant les nuées de journalistes qui nous abordent (tout surpris de voir l’Union européenne saluer la Constituante, qui fait l’objet des railleries de la droite). J’explique 20 fois que l’Union européenne est elle-même composée de 27 pays, dont plusieurs sont fortement régionalisés selon les territoires de peuples minoritaires, que, « unis dans la diversité », nous utilisons sans problème 23 langues et 3 alphabets…
Nous partons tout de suite vers la séance solennelle de dialogue entre la Constituante et les autorités politiques et civiles du département. Il s’agit d’un processus très intéressant : la Constituante va se déplacer toute entière vers chacun des 9 départements qui composent la Bolivie. La réunion, au théâtre municipal de la ville, offre une série de discours alternés entre les autorités locales et celles de la Constituante.
À nouveau, le vice-président souligne notre présence sous les vifs applaudissements de la salle, largement composée de femmes et d’indigènes, ce qui est tout à fait nouveau dans ce pays.
Le préfet, c’est-à-dire le président (élu) du département, prend alors la parole. C’est un des trois préfets du MAS, tous les autres sont dans l’opposition, bien que le MAS soit majoritaire dans la plupart des départements. On n’est pas gâtés. Ce préfet, soi-disant MAS, exige que la Constitution reconnaisse l’être humain depuis sa conception, respecte le mariage « entre un homme et une femme », etc. Nous apprendrons plus tard que c’est un évangéliste.
Cette alliance entre le parti le plus progressiste, le MAS, et les évangélistes, se répand dans le Tiers monde : outre le cas de Laurent Gbagbo, on en trouve maints exemples dans le Parti des Travailleurs brésilien, chez le Patchakutik équatorien, etc.
Nous rencontrerons le lendemain à Sucre une représentante du mouvement féministe. Elle reconnaît avec inquiétude que, dans ce pays à la fois machiste et raciste, les droits des indigènes (qui sont tout aussi machistes que les créoles) ont beaucoup plus progressé que ceux des femmes. Les féministes doivent se contenter de demander que dans la Constitution soit pris en compte le « droit à la santé » des femmes, car l’avortement n’est autorisé qu’en cas de risque mortel pour la mère. Je la console en lui signalant que le droit à l’avortement n’existe dans aucune constitution nationale ni communautaire d’Europe.
Nous rencontrons aussi les partis de l’opposition : Podemos, le parti de Tuto Quiroga (la droite), et un parti centriste, l’UN. Ils jouent exactement leur rôle : le Podemos accuse le MAS de tous les maux, de vouloir faire de la Bolivie une fédération de peuples et de territoires indigènes, ignorant les métis, alors qu’eux veulent une décentralisation sur la base de l’autonomie des départements existants. Nous savons que, selon le MAS, cette autonomie régionale signifie tout simplement la volonté de sécession des provinces du Piémont amazonien, beaucoup plus riches, car c’est là que se trouvent le gaz et les grandes cultures d’exportation. Le représentant de l’UN joue les centristes : « On peut très bien combiner autonomie des indigènes et autonomie des départements ; beaucoup de choses peuvent être obtenues par la loi sans être inscrites dans la Constitution, etc ».
Le soir, dîner au centre culturel allemand. Une ONG nous présente son travail, financé par l’Union européenne en liaison avec la Bolivie, le Paraguay et l’Argentine, sur les problèmes de pollution du Río Pilcomayo, celui qui dévale des mines du Potosi jusqu’au Río Paraguay. Car la Bolivie, comme le Pérou, et comme aussi l’Équateur, est menacée d’être dévastée par les pollutions minières.
Justement, au confluent du Río Pilcomayo et du Paraguay, la Bolivie vient de concéder une énorme montagne de fer, Mutun, à une compagnie indienne. L’exploitation de cette mine risque de ruiner un des écosystèmes humides les plus beaux et les plus célèbres du monde, le Pantanal.
Le lendemain, nous nous envolons pour Santa Cruz, la fameuse capitale des sécessionnistes (voir l’onglet Sta C ruz).
Par le hublot, les cordillères boliviennes se déploient comme un vaste (et désert) cours de géomorphologie des plissements tertiaires : combes, synclinaux perchés etc... Mais surtout, les vallées sont dévastées par d’énormes masses d’alluvions.
Fin décembre, El Nino (le courant chaud du Pacifique Est dont les caprices sont probablement liés au changement climatique) s’est réveillé. Depuis, il n’a presque pas cessé de pleuvoir sur la Bolivie, et les pertes agricoles ou en infrastructures se chiffrent par centaines de millions d’euros (l’Union a immédiatement apporté son soutien par le dispositif Echo).
À Santa Cruz, nous refaisons à peu près le même circuit que la dernière fois. D’abord une visite au comité se disant autonomiste, mais accusé d’être sécessionniste, le comité Pro Santa Cruz. Nous y reçoit Branko Marinkovic, homme d’origine croate, qui tient un discours tout à fait modéré, contrastant avec son air dur et sa réputation de fasciste. Il lâche toutefois que puisque le référendum sur l’autonomie des régions a fait 70% à Santa Cruz, il ne peut exclure que cela débouche sur l’indépendance, mais réaffirme que ce n’est pas sa position. De même, il dénie toute revendication sur les richesses du sous-sol des départements. Evidemment : le gaz n’est pas dans le département de Santa Cruz, mais dans celui de Torrija ! En fait, le centre-ville de Santa Cruz est la capitale économique du pays. S’y trouvent tous les sièges sociaux des compagnies opérant dans les basses terres amazoniennes. Nous apprendrons par la suite que Branko Marinkovic a acheté dans le Beni une immense hacienda avec un lac, et s’est empressé de le clôturer, privant ainsi les populations locales de l’accès à l’eau.
Nous rencontrons aussi Ruben Costas, le préfet du lieu, extrêmement aimable, qu’on nous a présenté comme modéré, mais qui nous débite avec la meilleure bonne foi les pires horreurs.
Tout de suite, il explique que le problème de la Bolivie est de se "libérer du Venezuela devenu hégémonique sur le cône Sud". Il s’emporte contre l’existence du Mouvement des Sans Terre dont les revendications foncières ne pourraient qu’anéantir la forêt, tuant ainsi une partie du poumon de la planète, se plaint des dizaines de milliers d’indigènes qui chaque année immigrent en ville et nous coûtent cher, etc. Autre accusation, que nous avons également entendue à Sucre : la revendication du droit à l’application de la justice communautaire violerait les Droits de l’Homme tels qu’ils sont définis par la pensée occidentale, et en tout premier lieu le droit de propriété privée de la terre. Cette accusation est largement reprise par la presse qui dénonce les cas d’application de la peine de mort sans jugement par la justice communautaire, telle une femme enterrée vive pour adultère ! On croirait entendre la droite française se déchaînant contre l’Islam et le foulard au nom du féminisme.
Comme la fois précédente, nous allons également voir le CEJIS, Centre d’étude juridiques et d’investigations sociales, ONG de juristes et de sociologues largement financée par l’UE, et le CIDOB, confédération des peuples indigènes des basses terres. Leur vision est totalement différente.
Au CIDOB, il y a du changement par rapport à 2005. Les accusations des Indiens de l’Amazonie contre les « colonisateurs », c’est-à-dire les Indiens Aymara et Quechua descendant de la Sierra pour occuper des terres basses, ont disparu. Au contraire, un accord a été trouvé, dans le cadre de la Constituante, entre tous les peuples indigènes, les « colonisateurs » et les paysans, pour reconnaître les droits des peuples indigènes sur leurs terres mais également la possibilité d’y accueillir, dans la mesure du possible, des migrants venant d’autres régions. Pour le reste de la Bolivie, et en particulier les villes, ce sont des "territoires multinationaux" !
Le jeune président du CIDOB, Adolfo Chavez (qui est un Tacama, du Nord du département de La Paz) exhibe des cartes : on comprend que les territoires dont les indigènes revendiquent l’autonomie sont justement ceux qui leur ont déjà été dévolus depuis une dizaine d’années, en application de la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail et suite à une série de manifestations qui ont émaillé les années 90. Ces territoires, les TCO (Terres des communautés d’origine) couvrent une petite partie des Basses terres, et il n’y en a pratiquement pas dans les Hautes terres, puisque celles-ci ont été l’objet de la réforme agraire de 1952. La revendication d’autonomie pour les TCO n’est en fait qu’une réponse à la revendication d’autonomie des départements des Basses terres amazoniennes, car les Indiens y sont très minoritaires par rapport aux blancs et aux métis. Comme dit le président, si Santa Cruz a son autonomie, alors nous voulons notre autonomie par rapport à Santa Cruz, car nous ne voulons pas être dirigés par Santa Cruz.
Au CEJIS, la discussion tourne plutôt sur l’exigence d’appliquer le droit coutumier dans les régions indiennes et pour les communautés indiennes. Les sociologues commentent avec indignation les articles de la presse : ils soulignent que la peine de mort n’existait pas dans le droit coutumier et qu’elle a été introduite par l’Église catholique, que, de toute façon, même les articles qui dénoncent des cas de lynchage (cette femme adultère enterrée vive etc) doivent admettre que ces exécutions extra-judiciaires n’ont pas été décidées dans le cadre de la justice communautaire, et soulignent que les cas d’exécutions extra-judiciaires sont 100 fois plus nombreux en ville ou dans les grandes propriétés des blancs...
On discute aussi de la terre : hors les TCO, les terres amazoniennes sont monopolisées par d’immenses latifundia (des plusieurs dizaines ou centaines de milliers d’hectares), donnés par l’ancien régime à ses "amis". Le CEJIS propose de limiter la propriété privée à 2000 ha, et d’abord de renationaliser les terres non exploitées.
Le mercredi matin, ultime rencontre avec le Cardinal de Bolivie, Mgr Terrazas. Beaucoup plus prudent que le préfet évangéliste de Sucre, il ne demande rien de particulier à la Constituante et admet la séparation de l’Église et de l’État. Il reconnaît la montée de la religion indigène et de la référence à la "Pachamama" (la Terre-Mère), y compris dans le discours officiel, mais cela ne lui pose aucun problème. En général, la hiérarchie catholique tolère aujourd’hui une certaine dose de syncrétisme... Il recommande à Evo de ne pas susciter trop d’espoirs de changements rapides.
Je lui rappelle "l’option prioritaire pour les pauvres" de l’Église sud-américaine. Il sort alors de sa réserve : "Mais bien sûr ! Nous, évêques boliviens, avons écrit une lettre "C’est l’heure de partager ! Tout le monde doit avoir accès à la terre !" Eh bien, je serais ravi que la Constitution bolivienne soit un plagiat de notre lettre !"