Nouvelle gauche et non-cumul.
par Alain Lipietz

vendredi 28 mars 2008

Tandis que l’air des Alpes fait du bien aux poumons de Francine, je milite par correspondance. Il faut par exemple répondre sur Agoravox aux attaques des partisans européens du Président Uribe contre ma prise de position en faveur du droit international lors du bombardement du campement de Reyes, en territoire équatorien, par l’armée colombienne. Occasion d’apporter quelques précisions divulguées par la sénatrice colombienne Piedad Cordoba sur « qui » était attendu dans ce campement…

Mais la grande affaire de ces derniers jours, c’est le débat qui fait rage sur les listes Vertes à propos des critiques lancées un peu partout (TF1, Le Parisien, l’AFP, j’en ai sans doute ratées) par Jean-Vincent Placé, président du groupe Vert au Conseil régional d’Ile-de-France, contre la victoire de Dominique Voynet à Montreuil.

Extraordinaires Verts ! Les municipales ont été pour eux un succès tout particulier à l’intérieur du succès général de la gauche, mais il se trouve toujours quelques uns d’entre eux pour expliquer à la presse que « Pardon, pas du tout, c’est une catastrophe ». Et, bien entendu, ces quidam (nullement porte-paroles) sont repris par la presse sous des titres genre « les Verts dans l’embarras après leur succès à Montreuil » (ah, les fameux articles de Sylvia Zappi dans Le Monde ! Presque aussi bons que pendant la campagne présidentielle de Dominique).

Mais l’important, dans l’offensive de Jean-Vincent Placé, est plus dans le fond que dans la forme. Deux angles d’attaque : « il est dommage qu’elle ait gagné contre la gauche », et « maintenant, elle va devoir choisir entre sénatrice et maire ». La première critique est de loin la plus importante, en ce qu’elle révèle un clivage stratégique méconnu chez les Verts eux-mêmes.

Longtemps, le grand débat a opposé chez les Verts les partisans du « ni droite ni gauche » et les partisans de l’alliance prioritaire à gauche. Et, à l’intérieur de la gauche, les Verts priorisaient ceux qui étaient les moins productivistes et les moins étatistes, c’est-à-dire plutôt le PS ou certaines tendances libertaires ou associatives que le parti communiste.

Le vote du Cnir du 13 ami 2007, en décidant que les Verts n’avaient plus d’allié privilégié, allait complètement rebattre les cartes. Un nouveau clivage apparaît.

Il y a ceux qui (comme moi) considèrent que les Verts représentent d’abord une force autonome, certes de gauche (au sens où on l’entend depuis 1789, c’est-à-dire plus transformatrice, par opposition à la droite, plus conservatrice), mais en tout cas une nouvelle gauche, une « gauche pour le XXIè siècle », passant, quand il est possible et nécessaire, contrat avec la « vieille gauche ». On pourrait l’appeler « troisième gauche ». Soit que l’on fasse référence à l’opposition traditionnelle entre gauche réformiste et gauche révolutionnaire : et les Verts apparaissent alors comme des « réformistes radicaux ». Soit que l’on fasse référence à l’opposition de la fin du 20e siècle entre une première gauche, étatiste, et une deuxième gauche, régionaliste, européenne et plus autogestionnaire : et les Verts empruntent à cette « première gauche » la nécessité de protection publique collective, et à la deuxième gauche la volonté d’autonomie des agents et des groupes.

Et puis il y a ce que révèle l’offensive de Jean-Vincent Placé : il existe aussi chez les Verts une position considérant les Verts comme une tendance parmi d’autres de « la gauche » institutionnelle (Jean Vincent Placé était significativement candidat dès le premier tour sur une liste municipale conduite par un chevènementiste). Les Verts devraient respecter en tout temps un pacte républicain incluant vraisemblablement des « centristes de progrès » de nuances MRC ou Modem. Proposition stratégique évidemment décisive, car, dans ce cas, l’écologie politique ne pourrait jamais devenir politiquement hégémonique au sein de la gauche, à la manière dont les socialistes ont remplacé, au cours du 20e siècle, les radicaux, comme ceux-ci avaient remplacé, au 19e siècle, les libéraux. J’avais dans mon billet précédent examiné comment la « nouvelle gauche » pourrait remplacer la « vieille gauche ». On s’aperçoit aujourd’hui que pour certains Verts, il n’est même pas question de le tenter.

Je crois que les Verts peuvent vivre avec ce nouveau clivage (autonomie contractuelle/ tendance de la gauche), tout aussi bien qu’ils avaient vécu et continuent à vivre avec des tendances « ni droite ni gauche ». L’important est d’en prendre conscience et de le gérer.

Le deuxième axe de l’offensive de Jean-Vincent Placé est beaucoup plus classique pour les Verts, c’est la fameuse question de la grille de cumul des mandats. Les Verts ont en effet une grille particulière, plus rigoureuse que celle fixée par la loi (laquelle, sous leur influence, a d’ailleurs fait quelques progrès dans la lutte contre le cumul). Pour simplifier : on peut avoir plusieurs mandats électifs, mais on ne peut cumuler des mandats trop importants. « Maire d’une grande ville » et « parlementaire » sont des mandats incompatibles selon cette grille.

Je suis, depuis mon entrée aux Verts, un chaud partisan de ce principe, et personnellement, je n’ai jamais cumulé au-delà de quelques mois après une élection. Je ne sais d’ailleurs pas « comment font les autres », qui ont sûrement une capacité de travail bien plus grande que la mienne. Moi, un seul mandat épuise mes capacités. Cela dit, j’ai dû constater, en 20 ans de militantisme vert, que, en dehors des Verts, cette « grille de cumul », tout le monde s’en fichait. Je n’ai jamais vu les associations de défense de la nature ou des sans papiers, ni les syndicats de défense des travailleurs, reprocher à tel ou tel Vert d’être à la fois maire de X et député ou sénateur du même coin. Il ne s’agit manifestement pas d’une question qui regarde l’avenir de la planète, mais plutôt de l’écologie , voire de l’hygiène de vie des élu-e-s vert-e-s ! Bref, ça ne fait pas partie du noyau constitutif de l’écologie politique : tout au plus, une règle pratique recommandée.

Le vrai problème, dans le cas de Dominique Voynet (ou de Noël Mamère, ou d’autres), est qu’en même temps, nous sommes pour la représentation proportionnelle. Et cela, à mon avis, représente un enjeu démocratique nettement plus important : l’adéquation entre la représentation politique et les multiples sensibilités des électeurs. Or, dans le cas qui nous intéresse ici, les exigences de JV Placé reviennent soit à demander à Dominique Voynet de laisser la place de maire de Montreuil à un-e autre membre de sa liste – ce qui serait sûrement trahir le vote des électeurs – soit demander aux Verts de perdre une sénatrice au profit d’un socialiste (même chose évidemment pour le mandat de député du nouvellement réélu maire de Bègles, Noël Mamère, que je félicite ici). Bref, la grille du cumul, en faisant perdre des parlementaires aux Verts (déjà fort peu représentés par rapport à leur influence électorale telle que mesurée par le premier tour des cantonales : 11,5 %), éloignerait encore la démocratie française du principe proportionnel.

On objectera que ce phénomène joue dans les deux sens. Si Dominique Voynet quitte son poste de sénatrice en laissant la place à un socialiste « pro-Brard », c’est parce qu’elle a été élue sénatrice sur une liste de gauche plurielle, mais il arrive qu’un socialiste, élu dans la même configuration, en s’en allant pour cause de cumul, offre un poste de sénateur aux Verts ! Ce fut le cas de Jacques Muller en Alsace… qui lui aussi vient d’être réélu maire de Wattwiller (et que je félicite aussi).

L’objection serait valable si statistiquement il y avait autant de Verts en position de succéder à un socialiste que l’inverse. C’est très loin d’être le cas, et donc l’application aveugle de nos règles de non-cumul aboutirait mécaniquement à affaiblir tendanciellement le poids des Verts au Sénat.

On dira « mais quelle importance de perdre un député ou un sénateur quand on n’a pas la majorité ? Et d’ailleurs, le Sénat ayant, dans la constitution de la 5e République, encore moins de pouvoir que n’en a le Parlement européen selon la constitution de Maastricht-Nice, quelle importance de perdre une sénatrice ? »

Peut-être. Mais il serait quand même assez paradoxal qu’un parti militant pour la proportionnelle (et donc pour avoir à l’Assemblée nationale et au Sénat le poids que leur donnent les élections) se fasse un point d’honneur de diminuer sa représentation déjà minuscule. Entre l’objectif de non-cumul, et l’objectif de proportionnalité, je choisis résolument le second.

En outre, être sénatrice, même dans l’opposition, donne les moyens institutionnels de la discussion, du débat démocratique avec les ONG, de l’élaboration du programme et des idées des Verts. Je citerai en exemple l’excellent colloque de réflexion organisé par Marie-Christine Blandin, sur les conséquences environnementales des conflits armés, débat que je prolongerai bientôt (le 12 juin) par une réflexion européenne sur la Sécurité collective et l’environnement.

On peut aussi citer la présence institutionnelle des sénatrices Vertes dans le Grenelle de l’environnement, et rappeler leur rôle structurant de la parole des Verts sur le sujet… Ce sont des parlementaires qui réfléchissent, qui fournissent de la matière grise. On en revient au vrai problème : le cumul des mandats c’est un cumul de boulot, pas forcément « soutenable » et donc pas souhaitable. Encore faut être sûr que, quand un-e vert-e abandonne un boulot, un-e autre vert-e le remplace !

Mais disons encore un mot à propos de la « non importance » du Sénat. L’expérience historique montre que le Sénat, construit pour être structurellement à droite, a joué effectivement son rôle de frein par rapport aux avancées démocratiques que permettait parfois une victoire de la gauche à la « chambre basse » (celle qui est élue au scrutin direct) qu’est l’Assemblée nationale. Or, le Canard enchaîné a fait le calcul : au train où vont les choses, le Sénat pourrait bien prochainement… passer à gauche !

Ce fait surprenant résulte de deux évolutions : d’une part les modifications sociologiques profondes qui, avec l’urbanisation, finissent par donner tendanciellement le pouvoir local à la gauche (première, deuxième ou troisième gauche), et d’autre part quelques modifications législatives qui ont progressivement rendue plus proportionnelle la représentation des départements au Sénat.

En tout cas, lors du prochain renouvellement des sénateurs, la majorité se jouera à quelques voix près, et le nombre de sénateurs Verts pourra y donner à l’écologie un rôle charnière…

Donc, si j’ai un avis à donner à Dominique : qu’elle quitte le Sénat le plus vite possible, pour ménager sa santé, mais après que les Verts aient négocié les prochaines élections sénatoriales !



Reproduction autorisée avec la mention © lipietz.net http://lipietz.net/?page=blog&id_breve=295 (Retour au format normal)