samedi 27 mai 2023


















par Alain Lipietz | mai 2006

N’est-il pas temps de faire place aux historiens ?
Quelques historiens, et notamment Henry Rousso, plaident en gros qu’il est trop tard pour les victimes, et que le temps des historiens est venu.

Autant je suis d’accord pour laisser une totale liberté à la recherche historique (étant toutefois acquis que les crimes qui ont été fermement établis ne peuvent plus être niés, sauf à insulter les victimes), autant une telle prétention me semble ahurissante. Les victimes ne sont pas simplement des vestiges archéologiques pour les travaux des historiens. Ce sont des personnes, comme eux-mêmes, qui, ayant subi un terrible dommage, ont droit à la vérité, à la justice et à la réparation. Le fait qu’une chape de plomb juridique et psychologique se soit abattue sur les victimes entre la fin de l’épuration et le milieu des années 1990, loin d’interdire de réclamer aujourd’hui justice, devrait valoir circonstance aggravante pour les institutions et les personnes qui ont contribué à ce délai interminable de la justice.

Pendant ce temps, toutefois, le travail de mémoire a repris. Pas seulement et pas d’abord du côté des historiens, mais aussi du côté des politiques, des artistes (1969 : Le chagin et la pitié, de Marcel Ophüls, 1985 : Shoah, de Claude Lanzmann). Pas seulement et pas d’abord du côté des historiens officiels de l’Institut d’Histoire du Temps Présent : mais aussi du côté « d’amateurs », souvent d’anciennes victimes, comme Maurice Rajsfus, Serge Klarsfeld ou ici Kurt Schaechter, « découvreur » des maintenant fameuses factures de la SNCF. Pas d’abord du côté des historiens français, mais du côté des historiens américains, comme Raul Hillberg ou Robert Paxton. Pas d’abord à la SNCF, mais dans certains corps de l’État, comme la gendarmerie, dont une commission invita mon père à venir témoigner, pour « se fixer une déontologie, pour le cas où Monsieur Le Pen arriverait au pouvoir ». Elle, elle avait compris le but du travail de mémoire.

Ce travail de mémoire diffus a induit la SNCF à ouvrir ses propres archives, et a permis l’enquête systématique des historiens de métier. Ce fut le rapport Bachelier et le Colloque de 2000, où Serge Klarsfeld (qui n’avait pas encore lu le rapport Bachelier : c’est dire si la publicité en avait été faite auprès des victimes !) a pu déclarer (à télécharger, rtf, 80 ko) : « Certes, la SNCF n’a pas démarché les Allemands pour qu’ils déportent les Juifs et pour qu’elle en tire un profit, mais elle aurait dû et pu manifester son opposition au rôle qu’on lui faisait jouer, en refusant au minimum d’être payée pour des transports par lesquels elle apportait un réel soutien matériel au crime nazi. Pas seulement en ce qui concerne la population juive, mais également à l’encontre de milliers de déportés résistants partis de Compiègne. Or nous constatons l’absolue indifférence d’une administration, d’une gestion qui ne tolère pas le manque à gagner et qui ne se rend pas compte qu’en réclamant le paiement de ses factures elle se rend moralement encore davantage complice des crimes qui viennent d’être commis.... La SNCF a été régulièrement payée pour avoir mal agi. »

Et c’est sur le travail de ces « enquêteurs du temps qui s’enfuit » que s’appuient les conclusions du Commissaire du Gouvernement, Jean-Christophe Truilhé, et l’arrêt du Tribunal, pour reconnaître la responsabilité de l’État et la responsabilité propre de la SNCF, et fixer avec précision le moment où les victimes pouvaient enfin agir en justice...

Ce jugement de Toulouse règle de façon, me semble-t-il, correcte le rapport entre devoir de mémoire, histoire et justice. C’est sur le rapport de l’historien Bachelier que s’appuie le jugement pour évaluer la marge de manœuvre et donc la culpabilité de la SNCF. C’est sur la base de cette information - elle-même fondée sur les archives et sur la mémoire des victimes - que la justice juge. L’historien, comme le détective, est là pour établir la vérité. Le législateur est là pour fixer le droit. La justice est là pour faire droit à la victime. Ne mélangeons pas tout. La justice n’a pas plus à faire l’histoire que l’historien n’a à faire la morale. Elle a à faire justice.

Reste que le travail de mémoire n’a visiblement pas été fait vis à vis des cheminots. Ceux qui, comme Henri Rousso, disent qu’il serait « immoral » d’utiliser contre la SNCF les archives mises par celle-ci à la disposition des historiens (ou plutôt ce qu’il en reste, la direction ayant cherché à « effacer les traces » en 1944), voudraient-ils dire que la SNCF n’a ouvert ses archives (fermées de quel droit ?) que pour se dédouaner de ses agissements passés ? Je veux croire qu’elle l’a fait pour faire connaître la vérité et permettre à la justice de réparer, autant qu’il est possible. Elle le doit aux victimes, aux résistants, aux résistants qui furent ses victimes.




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