Cette semaine, vacances du Parlement européen. Dès vendredi, j’ai filé à Caracas pour essayer de comprendre ce qui se passe, et pour la première fois, j’ai pris un peu de vacances au Venezuela.
Samedi, réunion avec ma « correspondante » au Parlandino, la chaviste Jhanett Sotillo. Elle m’explique les limites de la rupture du Venezuela avec la Communauté andine des Nations : d’abord cette rupture ne prendra effet qu’au bout de cinq ans (et d’ici là, beaucoup d’eau aura coulé sous les ponts), ensuite le Venezuela essaie de négocier une rupture « à la carte », où, dans les faits, seul le libre échange au sein de la zone est remis en cause. Il s’agit évidemment de ne pas se faire envahir par les produits des Etats-Unis transitant par la Colombie, et d’autre part de se mettre à l’écart de la reconnaissance des droits de propriété intellectuelle concédés par la Colombie aux Etats-Unis. Le piquant de l’affaire est que, alors que le Venezuela quitte la Communauté andine pour un Mercosur en pleine crise, les accords les plus tangibles (la coopération pétrolière) se font avec la Bolivie et maintenant l’Equateur, dans ce qui semble tourner à un affrontement avec la Petrobras brésilienne…
Je passe le reste de la semaine entre Caracas, où je bénéficie de l’hospitalité de la résidence de l’ambassade de France, chez les toujours adorables Martine et Pierre-Jean Vendoorn, et une brève expédition dans un petit village de pécheurs afro-vénézuéliens et dans la Grande Savane (paysage de naissance du monde, qui cristallise l’opposition des écologistes aux projets pharaoniques d’infrastructures trans-américaines).
Il faut reconnaître que dans les villages indigènes ou afro-vénézuéliens, la politique de soutien au tiers-secteur d’Hugo Chavez (qu’on appelle ici le développement endogène) est tout à fait réelle et efficace. Il est vrai qu’il faut très peu d’argent pour améliorer sensiblement la vie de la population et lui permettre d’amorcer quelques petites activités commerciales ou en direction des touristes. Ça ne va pas très loin mais c’est déjà ça. Il y a des écoles et des dispensaires dans les coins les plus reculés.
Il n’a pas été possible d’organiser des rencontres avec l’exécutif : Hugo Chavez rentre à peine d’un long voyage après Vienne, qui l’a conduit en Algérie, en Libye, en Angleterre etc. Cette diplomatie d’Hugo Chavez me laisse songeur. Alors qu’il y a à peine un an et demi, il prenait, avec Lula, l’initiative d’une union organique de toute l’Amérique du sud, il semble avoir totalement oublié ce projet au profit de rapprochements strictement politiques. C’est le cas avec l’Alternative bolivarienne des Amériques (ALBA), qui n’est qu’un accord à trois : Cuba, Venezuela, Bolivie (laissant même de côté d’autres pays à majorité de gauche ou de centre-gauche : Brésil, Chili, Argentine, Uruguay). Mais à peine cet accord annoncé, il se précipite pour l’élargir à des pays lointains, vers des leaders dont le progressisme ne renvoie qu’à une mythologie des années soixante-dix : Kadhafi, Bouteflika et … Mugabe !
Tout le monde peut avoir son jardin secret et son imaginaire politique, mais l’unité organique sud-américaine correspondrait à une urgence qui s’approfondit chaque minute : construire un espace politique capable de contrôler les multinationales et de dialoguer d’égal à égal avec les méga-puissances de plusieurs centaines de millions d’habitants, les Etats-Unis, l’Union européenne, la Chine et l’Inde. Il semble que cette urgence, Hugo Chavez, qui fut l’un des premier à la porter, l’a provisoirement oubliée.
Autre sujet d’inquiétude, glané dans mes conversations avec des coopérants, des militants et des hommes d’affaire : la montée vertigineuse de la corruption. Cela n’a strictement rien de nouveau, et c’est quasiment consubstantiel aux états pétroliers. Il y a en effet une logique de la rente, héritière de la logique féodale : « Prendre, donner, consacrer », comme disait Georges Duby. À partir du moment où une classe dirigeante contrôle une masse d’argent qui ne correspond pas vraiment à un effort productif, la tentation est grande d’en détourner une partie à son profit. Or, la politique de reprise en main du secteur pétrolier par Chavez, parfaitement légitime, combinée avec la hausse prodigieuse du prix du pétrole, rend la tentation quasi irrésistible.
Un très joli exemple. Depuis 1976, le cœur du bassin pétrolier vénézuelien est entre les mains d’une société nationalisée : la PDVSA. C’est elle qui prélève la rente et la restitue directement à la Banque centrale vénézuelienne. Mais des compagnies pétrolières étrangères avaient obtenu l’autorisation de prospecter des champs « marginaux ». Hugo Chavez vient de les semi-nationaliser en les obligeant à se fondre dans des sociétés d’économie mixte avec la PDVSA. Les décrets d’application de ces décisions ne sont pas encore parus, et en pratique, les entreprises étrangères conservent les directions techniques et commerciales des opérations. Pourtant, leurs fournisseurs vénézuéliens ou étrangers viennent d’augmenter de 30 % les factures qu’ils leur adressent. Les directions des entreprises pétrolières protestent : « Mais ce n’est pas le tarif habituel ! ». Les entreprises fournisseuses répondent : « Oui, mais maintenant, vous êtes PDVSA ! ».
Il est très probable, depuis très longtemps, que la surfacturation des fournitures à PDVSA sert à financer la corruption. Mais si le taux de 30 % est bien le taux général (et on me dit que c’est bien le cas, alors que Collor de Mello, le plus corrompu des président brésiliens, est tombé pour un taux de prélèvement de 12 %), on comprend que, malgré sa soudaine richesse, l’Etat vénézuélien ne soit pas capable de développer l’éducation et la santé autrement qu’en sous payant des travailleurs importés de Cuba, et n’ait pas fait grand chose pour affronter la crise du logement et résorber les bidonvilles. A quand des Elliot Ness bolivariens ?