Libérée, Ingrid parle !
par Alain Lipietz

vendredi 4 juillet 2008

Inutile de vous dire toute ma joie, je l’ai déjà exprimée dans mon communiqué et dans l’article pour Vert. Il y a un moment où l’émotion vous brise...

Nouvelle donne

Mais je dois reprendre mes esprits. Cette libération, parfaitement organisée d’un point de vue technique, a d’abord fait la démonstration de la justesse, de la faisabilité de ce que demandait Ingrid dans sa fameuse video de 2003. Oui, il est possible, pour des professionnels bien entraînés, de réaliser cette opération extraordinaire, sans tirer dans le tas, sans même tirer du tout (et selon Ingrid, sans armes) !

Le plus cocasse, c’est que cette opération de pure ruse (le coup du Cheval de Troie, la métis des Grecs, l’art d’Ulysse, par opposition à la force brutale d’Ajax), est une transposition de la ruse employée jadis par les Farc pour capturer les 11 députés de Calli.

Bon, mais soyons lucides. Ce succès d’Uribe ne peut qu’alimenter les risques d’auto-coup d’État contre la Cour Suprême de Justice de Colombie, que j’évoquais la semaine dernière. Déjà la Cour Constitutionnelle colombienne a renoncé à invalider la réélection d’Uribe, comme l’y invitait la Cour Suprême. C’est très ennuyeux à court terme pour l’Etat de Droit colombien. À plus long terme, comme Alberto Fujimori après sa victoire contre Sendero Luminoso, le président Uribe est en passe de perdre son « meilleur ennemi », celui qui lui assurait le vote majoritaire des Colombiens : les FARC. Elles ne sont pas encore mortes, mais visiblement moribondes, pénétrées par les services secrets gouvernementaux, achetées par eux, etc.

Fujimori n’a pas survécu longtemps, au Pérou, à sa victoire sur le Sentier lumineux. La différence, c’est qu’en Colombie, les paramilitaires tiennent le quart Nord-ouest du pays...

++++Retrouvailles, polémiques

Bon, pour l’instant , champagne et confettis !

Dès jeudi, rassemblement devant l’Hotel de Ville de Paris, qui a fait Ingrid citoyenne d’honneur. Le Conseil de Paris couvre d’un « LIBRE » la grande affiche d’Ingrid, le compteur des jours de captivité est arrêté. Tous les intervenants (du maire Bertrand Delanoe aux porte-paroles des Comité Ingrid) répètent en boucle : « On continue, pour tous ceux qui restent ». Espérons que ce n’est pas que promesse. Et tous les « officiels » d’arroser la foule de confettis.

Et le lendemain, les principaux acteurs, ceux qui se battent pour Ingrid et les autres depuis 2002, sont rassemblés à l’Elysée. On attend l’arrivée de l’avion qui ramène « la famille » à Villacoublay. On discute des hoaxs mêlant le vrai au faux sur les sites Mediapart et RSR.ch : cet opération à la Ninja ne serait qu’une « mascarade », le camouflage du vulgaire paiement d’une rançon aux gardiens d’Ingrid.

Sornette ou exagération ? On sait depuis le début de la désagrégation des Farc (accélérée par la mort des N° 1 et 2) que des guérilleros offraient leur service pour libérer Ingrid, mais les « informations » qui circulent ne collent pas.

Ainsi, le site suisse parle de 20 millions de dollars versés pour la libération des « bijoux de la couronne » : Ingrid et les 3 américains. Or Sarkozy en a payé vingt fois plus pour les otages bulgares au dictateur libyen, Hugo Chavez un peu moins pour six otages peu connus. Tout l’or noir de Chavez n’a pu obtenir la libération d’Ingrid, qui lui aurait tant servi !

En réalité, cette opération géniale a nécessité deux étapes :

- regrouper les otages importants (ils étaient répartis dans 3 camps) dans le camp où se trouvait Ingrid ,

- annoncer aux chefs de ce camp que des hélicos emporteraient les otages auprès du nouveau chef des Farc, Cano, et envoyer de faux hélicos (peints en blancs, avec un air Croix rouge, comme ceux qui allaient chercher les otages libérés grâce à Chavez) , mais en fait « chevaux de Troie » pleins de militaires colombiens déguisés.

Pour cela, il a fallu gagner la confiance des géôliers. Il a fallu d’abord encercler leur camp et ne plus laisser parvenir la nourriture que par de pseudo-ravitailleurs, qui ont pu faire les repérages (Ingrid a confirmé la nette dégradation de la nourriture, qui indiquait clairement que le camp de concentration était coupé de la chaîne logistique des Farc.)

Ensuite il a fallu donnér les ordres, aux deux étapes, par un ordinateur reprenant l’adresse IP secréte de l’ordinateur de Cano (ce problème d’IP m’a cassé les pieds dans mes négociations toujours tres indirectes pendant deux ans), mais en même temps… neutraliser la vraie adresse de Cano. C’est cela qui demandait « l’ infiltration au plus haut niveau » dont parlent les services spéciaux colombiens. En fait d’infiltration, il s’agissait probablement des deniers versés à quelques « retournés » (les 20 millions…)

Mais voici qu’Ingrid apparaît sur grand écran, à Villacoublay. Sarkozy et Kouchner sont sur la photo, mais font profil bas : ils ne sont pour rien dans la manœuvre. Ce qu’ils ont tenté a échoué avec les coups tirés sur le campement de Reyes en Equateur. Première interview d’Ingrid, digne, précise, bouleversante de justesse.

Voilà, elle arrive à l’Elysée. Le Président Sarkozy, pour une fois sympathique, apparaît intimidé, petit garçon à côté d’elle. Il joue les Monsieur Loyal, l’introduit avec humour : « J’ai appris à connaître votre famille, vos amis. Des gens qui depuis des années prennent un immeuble sur la figure tous les six mois. On croit que c’est fini, et puis une main sort des gravas et on reconstruit tout. » Bien vu.

Et Ingrid commence sur le même ton. « Depuis deux jours je pleure d’émotion, je vais essayer de ne pas trop pleurer [ce sera vrai]. D’abord quelque mots sur ma captivité. Je suis écologiste ! Mais là, six ans dans cet enfer vert, je saturais. On ne pouvait pas faire un pas, s’appuyer contre un arbre, sans risquer de poser ses pieds ou ses mains sur une bête dangereuse… »

Mais avec émotion, en nous clamant son amour sur l’air de Barbara (Ma plus belle histoire d’amour, c’est vous…), elle dit d’abord deux chose importantes.

- « Si je suis vivante, c’est d’abord grâce à vous tous. Parce que votre voix me soutenait dans la forêt. Mais aussi parce que je sais qu’un otage oublié est un otage mort ». Florence Aubenas opine. Je sais combien c’est vrai. Les fosses communes (3000) du nord-ouest colombien sont pleines d’otages oubliés. J’ai passé six ans à recevoir des enfants, des parents d’otages « non médiatisés ». La famille, Yolanda, Juan Carlos, Fabrice, puis les enfants d’Ingrid, Les Verts, puis les comité Ingrid, qui ont dès le premier jour alerté le monde sur cette personnalité inconnue en dehors de Colombie, en ont fait un otage « sans prix », certes, mais intouchable.

- « Si je suis vivante , c’est par votre action et celle des gouvernements français, de l’Union européenne, qui ont interdit au Président Uribe une libération en force. J’en ai vu près de moi, ça se terminait par un massacre. L’autre option était la négociation, mais ni Uribe ni les Farc n’en voulaient vraiment. Alors les services spéciaux colombiens ont dû inventer cet tactique géniale dans sa conception et parfaite dans son exécution : la libération par la ruse. Lors du combat dans l’hélicoptère, ni les uns ni les autres ne se sont servi d’armes ».

Elle aperçoit Adaïr Lamprea, logisticien de sa campagne, son conducteur au moment de l’enlèvement (que l’ambassade de France a exfiltré chez moi quand les paramilitaires l’ont menacé), et descend de la tribune pour l’embasser, puis remonte, notalgique : « Avant , il parlait espagnol ».

Elle se tourne ensuite vers Sarkozy, de plus en plus petit garçon. « Alors je vais vous demander quelque chose encore, si ce n’est pas abuser. Avant de venir ici, j’ai embrassé beaucoup de familles d’otages à Bogota. Toutes pleuraient : « Maintenant que vous, vous êtes libre, le monde va nous oublier ». Promettez-moi que ce ne sera pas vrai. » Nicolas Sarkozy approuve d’une mimique. Mais Ingrid continue, précise : « Je sais que les diplomates français qui sont allés dans la jungle à la rencontre des Farc avaient peur. Ils venaient pour moi, une Franco-Colombienne. Ce sera dur pour eux de recommencer… pour de simple soldats et civils colombiens ! »

A ce propos elle précise aussi : « Est-ce que j’ai regretté mon geste, de partir pour San Vincente del Caguàn [expédition où elle fut enlevée] ? Je me le suis demandé pendant six ans. Si j’avais su la douleur que j’allais causer à mon père, à ma mère, à mes enfants, mes six ans de vie avec eux perdus à jamais, j’aurais hésité. Mais je venais de promettre aux gens de San Vincente , à leur maire [Vert, élu contre le candidat des Farc, que j’avais invité à Strasbourg pour mettre au point ce qui allait devenir les « laboratoires de paix » de l’UE en Colombie] que s’ils étaient menacés, je reviendrais parmis eux. Si c’était à refaire, oui, je le referais ».

La foule reste stupéfaite. Je connais bien cet argument, j’ai dû par exemple l’affronter, à Chambéry, aux cotés de la nouvelle maire. J’avais répondu « En général le métier de politicien n’est pas physiquement dangereux, sauf que quelques fois l’honneur dicte d’affronter un péril mortel. Mais les pompiers font ça tous les jours ! ». Ce qu’a fait Ingrid, c’est ce qu’avait promis le général Morillon aux gens de Srebrenica, et qu’il n’a pas fait. Je me suis souvenu que, quelques jours après l’enlèvement d’Ingrid, j’étais à Bogota avec Juan-Carlos, cherchant un avion privé pour San Vincente, pour aller convaincre les Farc de leur erreur, de ce qui serait leur perte…

Puis, les embrassades. Ému aux larmes, j’avoue à Yolanda combien son courage m’a servi d’exemple, d’encouragement pour ne pas perdre espoir (même pour Francine, car elle ne manquait jamais de mettre en parallèle son angoisse et la mienne.)

Et longue étreinte avec Ingrid, avec qui nous avions planifié une campagne présidentielle jumelle pour 2002. « Pas une semaine n’a passé sans que je tente un truc pour toi, lui dis-je. — Je
sais ! chaque fois que tu passais à Bogota, j’entendais tes déclarations à la radio ! »

Mais, depuis 5 ans, j’ai appris à frôler le dos de mes amies malades. Ingrid, sous son air radieux, semble aussi maigre que Francine.

Une conférence de presse commence, immédiatement aggressive. La première question porte sur les « rumeurs ». « Eh bien ! ça commence tout de suite ! Alors laissez-moi vous dire qu’entre un tortionnaire et une torturée, au fil des années, on finit par bien se connaître. Quand j’ai vu mon geôlier, le chef du camp monté dans l’hélicoptère, immobilisé à mes pieds, son regard chargé de haine, de stupéfaction, de honte et de rage impuissante, je peux vous dire qu’il ne s’attendait certainement pas à ce qui allait lui arriver. Et vous savez que, toute ma vie politique, j’ai eu des problèmes avec l’armée colombienne et j’en aurai sans doute encore. Mais quand j’ai vu éclater la joie de nos libérateurs, une fois que tous les Farc ont été maîtrisés, et avant même de nous expliquer que nous étions libres, je peux vous dire que ce sont des héros qui ne savaient pas du tout au départ s’ils réussiraient leur coup ! ».

Un journaliste s’énerve. « Mais vous l’avez préparé combien de temps, cette conférence ? » « Six ans et demi. Six ans et demi j’ai rêvé les détails de ma libération. Je m’étais programmé encore quatre ans de captivité, donc ce fut une surprise. J’ai essayé de m’évader cinq fois, mais j’en ai rêvé souvent. J’arrivais dans un village, il y avait un téléphone, j’appelais ma mère. « Allo Maman ? c’est Ingrid ! » et elle me répondait « C’est toi, Astrica [Astrid, sa sœur] ? — Mais non Maman ! c’est Ingrid ! » Eh bien, quand l’hélicoptère m’a déposée, j’ai appelé Maman et c’est exactement comme ça que ça c’est passé ! »

Mais je m’esquive sans entendre la fin . J’ai rendez-vous chez mon dentiste, et il est plus compliqué de combiner un rendez-vous avec lui que de faire libérer Ingrid.

Je m’occuperai plus tard de transmettre à Ingrid mes éléments de négociation pour « ceux qui restent ».

++++CAN

À part ça ? A part ça, une nouvelle réunion de la Délégation Communauté andine a eu lieu cette semaine à Bruxelles, qui a confirmé totalement la proposition que j’avais faite. Une semaine de perdue dans la préparation d’un voyage en Bolivie où la situation se tend. J’ai d’ailleurs dîné avec le ministre des Affaires étrangères péruvien, David Choquehuanca
.
Mais côté CAN, le grand événement de la semaine, c’est quand même la rupture des négociations pour l’accord d’association CAN-UE... à l’initiative cette fois de l’Union européenne, qui en a ras le bol de l’incapacité de ces 4 pays à s’entendre ! Tout en comprenant très bien qu’il est difficile pour la Bolivie et la Colombie de trouver une position commune, je comprends un peu cet agacement. Les pays andins se rendent-ils compte de la chance qu’ils ont de n’avoir en face d’eux qu’un seul négociateur et pas 27 ? Où iraient-ils si l’Estonie et la Roumanie faisaient valoir « jusqu’aux ultimes conséquences » leur « asymétrie » vis à vis de l’Allemagne ?

Autre événement de la semaine, le colloque sur les 50 ans de la Banque européenne d’investissement. Occasion pour moi, qui prononce la conclusion, de faire le bilan de 9 ans d’activité pour remettre sur les pieds cette institution qui, lors de mon premier rapport, se proclamait « acountable only to the markets » et qui aujourd’hui se reconnaît pleinement comme un instrument de la politique de l’Union européenne.

Encore faut-il que l’Union européenne ait vraiment une politique...



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